Dans l’atelier de Vincent Corpet

 
 
 
Mychkine : Donc là je peux dire que je suis dans l’atelier de Vincent Corpet, à Paris, au bord du bassin de 
Corpet : de la Villette
M : De la Villette, voilà. Donc, tout le monde ne vous connaît pas, Vincent Corpet, excusez-moi de vous le dire [rire]
C : Heureusement
[Nous rions]
M : Mais donc, quand on vous connaît, on sait que vous êtes peintre, notamment, enfin principalement.
C : Eh bien ! moi, je me suis toujours défini comme artiste plutôt que comme peintre.
M : Ah oui !
C : Mais de toutes façons: “artiste artiste artiste”… plutôt “plasticien”. Mais comme je me sers de la peinture, on peut aisément me considérer comme un peintre. C’est plus simple.
M : Vous ne diriez pas “je suis artiste-peintre”.
C : Non, je suis artiste. Je suis un artiste, qui se sert de la peinture.
M : qui se sert de la peinture…
C : Parce qu’il y a également des peintres, qui sont des artistes, qui servent la peinture. Chez les peintres, il y a deux sortes de peintres. Il y a ceux qui servent la peinture, et ceux qui se servent de la peinture.
M : haaa? Et quelle est la différence ?
C : Je pense que juste dans la formulation on la comprend. Il y en a qui pensent que la peinture est une espèce de truc, et leur travail est de la révéler, en fait.
M : oui,
C : et puis il y a ceux qui pensent que la peinture, c’est juste un medium. Et qu’elle obéit à quelqu’un qui est un artiste.
M : Et vous, vous êtes dans la deuxième catégorie.
C : Moi je m’estime comme étant dans la deuxième catégorie.
M : La première est plutôt, on va dire, du côté “romantique inspiré”
C : oui
M : Ou celui qui croit qu’il est un peu possédé par un art, c’est ça ?
C : Oui, ou que la peinture le possède !
M : C’est quasiment une caricature 
C : C’est une caricature.
M : C’est ça
C : Mais il y a un peu le phénomène de ceux qui regardent la peinture, et ceux qui la font.
M : Oui…
C : Il y a des artistes, ils barbouillent quelque chose, et ils regardent ce qu’ils ont barbouillé, et ils découvrent que c’est exceptionnel, et donc ils vont essayer d’exploiter cet “exceptionnel” par encore plus d’exceptionnel, comme si la peinture elle-même avait une espèce de puissance intrinsèque, qui les dépassait.
M : Oui
C : Donc ils sont au service de la peinture. Et puis il y a des gens comme moi, qui finalement, ne la regardent pas ; ils la font.
M : Intéressant comme distinction.
C : Oui, c’est une tentative. J’aime bien les tentatives de distinction. Quitte à me contredire, et quitte à les oublier hein ! [Rire]
M : Et comme disait Nietzsche : « l’homme est un fleuve de contradictions ».
C : Exactement. Et moi j’aime bien les contradictions, et puis surtout les théories, que moi j’appelle des “t(h)errories” [à 00:27:18 je demande à Vincent Corpet comment il écrit therrorie?]
M : [Rire]
C : pour bien montrer qu’elles sont ce qu’elles peuvent. [Rires] Elles ne valent que le temps qu’elles le valent.
M : Donc vous êtes artiste depuis combien de temps, Vincent Corpet ?
C : Ah ! Depuis le jour de mes vingt ans.
M : Ah ?
C : Parce que, justement être artiste, c’est le décréter. C’est un décret.
M : Un auto-décret.
C : C’est un auto-décret, et qui ne souffre d’aucune contradiction. Ça c’est un truc de base. Quelqu’un qui tout à coup dit qu’il est artiste ; il l’est.
M : Voilà
C : Et si en tant qu’artiste il fait quelque chose, ce qu’il fait, c’est de l’art. Et, on ne bouge pas de ça. Alors qu’on aime qu’on n’aime pas, qu’on trouve ça nul… ça c’est un autre problème, et ça, ça me regarde, moi, en tant que spectateur. Mais je ne remettrais pas en cause ce qu’il dit.
M : La personne qui dit « je suis un artiste, et je produis de l’art », on ne peut pas lui dire « c’est faux, vous avez tort, ce n’est pas vrai »…
C : Non. On peut juste lui dire « ça ne m’intéresse pas ».
M : Oui
C : [Rire] Oui, et « je passe mon chemin ». Ce qu’on fait quand même régulièrement.
M : Oui
C : avec tout le monde
M : Oui, absolument
C : Et donc moi c’était le jour de mes vingt ans, parce que j’estimais que j’avais absolument tout raté. Et que de toutes façons je n’avais pas compris ce qu’on me demandait ; donc, résultat, je n’avais jamais répondu à la question qui m’a été posée. Et que de toutes façons je ne pouvais pas rentrer dans l’utilité du système.
M : La question que l’on vous posait c’était qu’il fallait être utile à la société ?
C : Oui, utile à quelque chose.
M : Oui
C : savoir faire quelque chose.
M : Voilà
C : Ben non, je ne savais rien faire.
M : [Rire]
C : Je n’allais pas être utile du tout. Donc j’allais être dans l’échec, pour le coup. Et que la seule façon pour ne pas être dans l’échec, c’était de se décaler, et de faire quelque chose qui ne regardait que moi.
M : Très bien.
C : Donc, le jour de mes vingt ans, c’est un bon jour, j’ai décidé d’être un artiste, et la veille, ce n’était pas le cas.
M : Ça veut dire qu’avant vingt ans, aucune intention artistique, esthétique…
C : Aucune
M : Pas de dessin, pas de peinture…
C : Pas de dessin, rien… Rien.
M : Et le jour de vos vingt ans, paf ! Vous commencez
C : Je me suis mis à dessiner.
M : Ah oui!… C’est extraordinaire.
C : Mais rien avant. Paf ! C’est bien une décision.
M : C’est fabuleux.
C : C’est pour ça que je suis artiste avant d’être peintre. Puisque la décision d’être artiste est venue avant de savoir sur quoi j’allais exercer mon art, en fait.
M : Voilà. Vous vous êtes dit: « je vais faire de l’art »
: « Je suis artiste donc je vais faire de l’art », et le truc le moins cher que j’ai trouvé ce jour là, c’est  un crayon et un papier. […] Et c’était donc le jour de mes vingt ans, c’était le vingt mars 78. Et au mois d’avril je me suis aperçu qu’il y avait des Écoles des Beaux-Arts qui existaient. Avant ça ne m’avait pas intéressé. Je savais qu’il y en avait. J’habite à Paris depuis toujours, mais je ne voyais pas l’intérêt… […] Et donc je me suis aperçu qu’il y avait cette École des Beaux-Arts, où là il y avait possibilité de dessiner à l’intérieur d’un endroit fait pour ça. Et donc je me suis inscrit au concours, qu’évidemment j’ai raté.
M : [Rire]
C : Et là, j’ai repris le truc, en disant « non, non, tu as raté, ça marche pas, puisque je suis un artiste, c’est une École des Beaux-Arts, donc on ne va pas commencer encore à me trouver utile…» Et comme le but d’être artiste, c’était d’être inutile, il y a eu une incompréhension immédiate, encore une fois. Et j’ai appliqué à ce moment là une t(h)errorie qui est vieille, qui est on n’aime que ce qu’on connait, on apprend que ce qu’on sait. Et je suis parti là-dessus. En disant « bon, ils ne m’ont pas pris, non pas parce que j’étais mauvais ou autre, c’est parce qu’ils ne me connaissent pas ». Et donc je suis rentré à l’École des Beaux-Arts en tant qu’étudiant libre. Et j’ai été aux Beaux-Arts toute l’année, de 9 heures du matin à la fermeture. Et à la fin de l’année, j’ai passé le concours d’entrée, et évidemment j’ai été pris, je crois, avec évidemment la meilleure note.
M : Waouh !
C : Parce qu’ils me connaissaient [rire]Ces abrutis.
M : Extraordinaire.
C : Et au même moment je me suis inscrit en étudiant libre, aux Arts Déco, pour l’année d’après. Parce qu’au bout d’un an à l’École des Beaux-Arts, je me suis aperçu que c’était quand même limite, comme endroit.
M : ah oui ?
C : pour faire quoi que ce soit. [de 00:07:18 à 00:08:16, la plage n’est pas retranscrite… Je laisse au lecteur curieux le soin de l’écouter s’il le désire…] Et j’ai passé mon diplôme des Beaux-Arts, avec le dessin d’un de mes collègues, que j’avais transformé en papier-peint. Donc le diplôme a été passé avec un dessin qui n’était pas de moi.
M : [Rire]
C : Et je suis sorti en disant, « c’était pas intéressant » [rire]. Mais ma théorie fonctionnait.
M : Et ce “quelqu’un d’autre” alors, il a fait deux dessins ; un pour vous et un pour lui ?
C : Il est connu, il s’appelle Marc Desgrandchamps. […] Et puis après j’ai continué à travaillé comme je travaillais en même temps. Et à cette époque là, je ne faisais que des dessins noirs et blancs. Et puis un jour je me suis dit « je vais faire de la couleur, quand même ». Mais pour faire de la couleur, je me suis dit « je ne vais pas faire de la couleur comme ça ». Donc j’ai emprunté un livre de Itten, Joahnnes Itten, qui était un prof au Bauhaus, et en fait j’ai recopié le livre ! Mais j’ai recopié même ce qui était écrit. C’est un livre d’explication de la couleur. Donc j’ai recopié le livre, avec les exercices qu’il y avait dedans.
 
 Johannes Itten
M : Vous avez recopié le livre à la main ?

Deux photographies de deux pages du fameux livre de Itten recopié et dessiné à la main par Vincent Corpet. (Crédit photo V. Corpet)

  
C : Oui. Et une fois que j’ai eu fini de recopier le livre en entier,
M : c’est incroyable ça…
C : je me suis mis à faire de la couleur. Mais pas avant.
M : C’est fabuleux cette histoire. Vous l’avez encore ce livre recopié à la main ?
C : Oui. Je l’ai retrouvé il n’y a pas longtemps. [de 00:09:53 à 00:10:22, la plage n’est pas retranscrite… mais on peut l’écouter…] Et cette phrase « on n’aime que ce qu’on connaît et on apprend que ce qu’on sait », ça a été le moteur pendant des années, c’est-à-dire c’était, justement, faire apparaître ce que j’aimais, et à ce moment là le détruire ; en disant « c’est des conneries, puisque je n’aime que ce que je sais ».
M : Ah oui !
C : Donc ça n’a aucun intérêt.
M : Ah oui ! ça pouvait être un piège, on tourne en rond.
C : Oui, justement. On fait sortir ce qu’on sait, et à partir de là on casse, pour voir, et à ce moment là on sait quelque chose d’autre qu’on se met à aimer, et on le re-casse, comme ça, on grossit. Ça permet de se déplacer.
M : Donc, en quelque sorte, vous avez aussi lutté contre votre “t(h)errorie”.
C : Ben oui! c’était ça le but. Oui, d’abord je l’ai mis en pratique contre les autres, mais bon c’étaient des profs, mais après quand même l’objet, c’était moi. C’était plus intéressant, et puis il ment [rire] il est plus retors. […] 
M : [je désigne les peintures au sol] Et donc ça c’est récent, j’imagine, tout ça ?
C : Ce qui est par terre ? Oui. Parce que je peins par terre.
M : D’accord
C : Je peins par terre donc en fait je ne les vois pas, les tableaux, réels. Je ne peux pas avoir du recul. Je peux guère avoir un point de vue dessus. Très important le point de vue. Comme je n’ai pas de point de vue sur ce que je fais, je le fais. Et une fois qu’il est fait il passe au mur pour sécher, et une fois que c’est au mur ça ne redescend jamais par terre. Et pour le coup, comme c’est au mur, je peux les voir. En fait je ne les regarde pas. Si j’avais envie de les regarder je pourrais les regarder.
M : Comment ça, vous ne les regardez pas ?
C : Je ne regarde pas mes tableaux. Je ne regarde pas mes tableaux. Je les fait, mais je ne les regarde pas. Et comme je les fais par terre, la plupart n’ont pas de sens ; ce qui fait que quand ils sont au mur ils ont un sens. Or moi je sais qu’ils n’ont pas de sens. Donc ça ne sert à rien tellement que je les regarde puisque je ne vois rien. […] Mais cette histoire de pas regarder les tableaux… j’avais une t(h)errorie, qui était : les peintres de chevalet et les peintres fresquistes.
M : Oui
C : C’est comme ça que je formulais la chose. Le peintre fresquiste, de toutes façons il a quelque chose à faire, il faut qu’il le fasse vite, parce que sinon, le support sèche, et une fois que c’est sec, c’est foutu. Donc il n’a pas le temps de se reculer et de se demander ce qu’il fait. Il fait quelque chose. Alors que le peintre de chevalet il fait quelque chose, il se recule, il s’assied, et il attend que le tableau lui parle, en fait. 
M : Oui.
C : C’est ça qu’il attend. Il attend un retour. Et suivant le retour il va réintervenir jusqu’à ce qu’il n’ait plus soif. […] Et moi comme je fais au sol, je suis plutôt un fresquiste. C’était ça que j’avais soupçonné au départ.
M : Donc vous êtes près du matériel et du medium, et vous ne prenez pas votre temps à vous reculer sur un escabeau
C : Oui, et puis parce que si on se recule et qu’on regarde, pour moi qu’est-ce qui va rentrer en ligne de compte ? Alors il y a ce phénomène, d’être, pour le coup, ceux qui sont vraiment inspirés et qui croient que la peinture est intrinsèquement porteuse d’un truc qui les dépasse.
M : C’est un peu les mystiques ça
C : Mais il y a ceux qui finalement vont influencer ce qu’ils sont en train de faire, pour arriver exactement à leur goût. Et là on repart dans on n’aime que ce qu’on connaît etc., alors que quand on le fait par terre, on fait quelque chose, mais on n’a pas un retour sur son propre goût. Donc on passe à autre chose.
M : On est dans l’exécution et pas l’inspiration.
C : Voilà, si on veut. Oui parce que ça, l’inspiration de toutes façons je n’en ai pas. […] Mais ça ce sont les points importants. Ce sont les points de la machine. C’est le gasoline, de la machine, en fait, ces trucs là. Parce qu’ils sont toujours en œuvre. Ils sont globalement toujours en œuvre.
M : Et alors une question peut-être un peu bête. Par exemple, pour faire ce tableau là, qui est au sol, vous faites des choses avant préparatoires ou vous y allez direct ?
C : Non, oui, direct. Il n’y a pas de travail préparatoire.
M : D’accord. […] Et donc quand vous commencez à peindre par exemple ce tableau qui est au sol, vous savez où vous allez ou pas ?
C : Non.
M : Vous ne vous dites pas « tiens ! je vais faire une tête de cheval »
C : Non
M : Ça vient, comme ça
C : Oui, c’est quand je la vois que je la fais. […] Mais moi mes tableaux je les vois comme ça. Ben!, j’ai fait ça. J’aurais pu faire autre chose. je ne suis pas porteur d’un truc qui ait que je l’ai révélé.
[Une longue digression sur les critiques, et sur le fait que les artistes ne sont pas tellement différents de l’homme du commun, qui me conduit à poser la question ci-dessous]:
M : Pour vous un artiste, ce n’est pas quelqu’un qui est différent des autres ?
C : Il est différent sur un point, c’est que, justement, il ne rentre pas dans l’utilité. Mais il ne rentre pas dans l’utilité non pas parce que c’est un rebelle [rire] c’est parce qu’il n’y arrive pas. Alors pourquoi il n’y arrive pas? je n’en sais rien.
M : Est-ce que ce n’est pas parce qu’il a quelque chose à dire autrement ?
C : Non. Je n’ai pas l’impression.
M : Ah oui ?
C : Non, justement, c’est parce que, globalement il n’a rien à dire, mais il le sait, qu’il n’a rien à dire. Et que donc à ce moment là il peut être poreux à tout ce qui peut se dire.
M : Hein… donc il n’a pas rien à dire !
C : Non, il peut être poreux à tout ce qui peut se dire.
M : Donc c’est un interprète.
C : Non, il est poreux parce qu’il ne sait toujours pas quelle est la question. Les autres, on leur a expliqué. […]
M : Donc par exemple, quand vous peignez, vous ne vous dites pas « j’ai rien à dire » ? Si ? Comment ça fonctionne ?
C : Non non, je me dis pas « qu’est-ce que j’ai à dire ? » Si vous voyez la totalité des tableaux que j’ai faits, et vous vous dites « il a quoi à dire ? » À la limite, il n’y a qu’une seule chose que j’ai à dire, c’est de dire « il y a quoi à dire ? » Ce serait peut-être la réponse.
M : Donc à ce moment là vos tableaux sont tous des questions, peut-être, des formes de questionnement
C : Des formes de… questionnement non, non parce que
M : ça vous plaît moyen, hein ?
C : Oui, ça me plaît moyen
M : Oui, c’est un peu litigieux [rire]
C : Oui, c’est un peu problématique.
M : Ou des points d’interrogation… Un tableau comme un point d’interrogation?
C : Un tableau comme du possible.
M : Comme du possible.
C : Plutôt. Comme du possible. Pas une question.
M : Oui […]
C : Et quant à mes tableaux, ça ressemble un peu aux cailloux du petit poucet. Parce que je pense que ce que je fais c’est de l’ordre de la dérive. Dans les années 70, on parlait de ça, de la dérive, ça n’existe plus maintenant. […] La dérive, c’est la non utilité absolue. Et c’est ça un artiste : ça dérive. [……]
[Je pose une question sur les “influences”. Y en a-t-il eu?]
M : Donc les influences ? 
C : Donc les influences sont arrivées. Il y en a eu des plus fortes que d’autres. Et la plus forte ça a été Picasso, dans lequel je suis tombé en 85. Et, j’en suis sorti, moi j’estime que j’en suis sorti en 89. Et à ce moment là j’ai plongé dedans. […] On exploite ce qu’on aime, pour sortir du truc : « on n’aime que ce qu’on connaît…», on va dedans, et on le détruit. On le détruit. Pas Picasso. On détruit son amour pour, mais pas l’objet de l’amour.
M : On tue le père, en gros
C : Oui mais on tue soi, c’est à l’intérieur de soi, oui, on en sort. On n’abîme pas le père. On s’en fout du père. J’en n’ai rien à battre. À un moment donné il m’a attiré, donc c’est pourquoi il m’a attiré, c’est ça que je vais détruire. Ou tenter, ou mentir, ou faire le malin, ou faire un truc de prestidigitation. Parce qu’un artiste n’est pas au service de la vérité. À aucun moment.
M : Non
C : À aucun moment. Donc tout ce qu’il dit ça ne regarde que celui qui l’écoute. [Rire] […]
M : Donc il y a eu l’“absorption Picasso” quatre ans
C : Voilà. Et après, il n’y a pour moi plus rien. Après, il y a … tout. Et en fait je me suis servi de ce truc là de “tout”, dans une série que j’ai faite, que j’ai finie il n’y a pas longtemps, et qui traîne encore, qui n’est pas une série qui est cassée, et que j’avais appelée ‘Fuck Maîtres’.1 Et les ‘Fuck Maîtres’ c’est une série qui fait 250 tableaux, c’est une grosse série, qui a duré cinq ans, ce qui est long, et où en fait j’ai repris d’une manière hasardeuse, parce que ce n’est pas moi qui choisissais les tableaux mais, tout ce qui était de l’Histoire de l’Art, mais de Lascaux, jusqu’au chinois Minjun [i.e., Yue Minjun], donc jusqu’à des types actuels quoi, il y a des types qui sont plus jeunes que moi. En reprenant des tableaux, à échelle 1, et je recopiais les tableaux en noir et blanc. Donc ça va de Lascaux, à Titien, Véronèse, Picasso… […] C’est-à-dire que ça me permet moi, quand je copie, d’être dans la main du type qui a fait. Quand Titien à fait tel truc, de telle taille, moi je fais son truc, à sa taille. Donc je suis dans son corps. Je suis dans sa trace. Et ça je recopiais ça, mais pas en projection, juste avec une photocopie, ou directement devant les tableaux, parce que je me suis amusé. Je me suis dit « ben tiens ! T’es un copiste, tu vas aller au Louvre ». Et donc j’en ai fait 25 au Louvre.
M : Il y a des photos de ça ?
 
3 tableaux issus de la série ‘Fuck Maîtres’
 
C : Il y a des films [accessibles depuis le site Internet de Corpet] […] Donc ils étaient recopiés en noir et blanc, et ensuite, un mois après, je les reprenais pour les finir, pour les faire en fait, pour faire la dérive. Et à ce moment là j’avais défini que ce que je faisais sur le tableau c’était effectivement de la dérive. Mais tous ces artistes, en les recopiant, j’ai découvert que c’est des sagouins. Tous ! Tous ! Autant qu’ils sont !
M : Même Ingres ?
C : Tous ! Ingres, j’en ai fait vingt. Mais c’est des sagouins.
M : Expliquez-vous cher maître !
C : Non, ç’est qu’à un moment donné ils savonnent. Et on voit! Parce que quand vous faites le même truc que lui, vous vous dites « mais là il fait quoi là ? »
M : Ouais
C : Il savonne
M : Il fait un gribouilli. Un petit lit de couleurs, un …
C : Oui, il passe quoi, parce que ça le gonfle.
M : Tous ils font ça ?
C : Tous ! Tous. Donc ils sont tous comme moi. Parce que moi aussi je savonne. [Rires] et je suis flemmard, et ils sont pareils.
M : Tous des sagouins ?
C : Tous des sagouins ! Et donc je m’en rappelle, à la fin j’avais été interviewé, et on m’avait dit, « pour qui vous vous prenez ? », et j’ai dit — mais c’est pire que ça ! Je me prends pour eux tous ! C’est-à-dire qu’en fait, quand je les copie, c’est moi ».
M : ah oui…
C : donc Titien c’est moi, mais il y a longtemps, et j’avais oublié » [rire]
M : [rire]
C : J’avais complètement oublié que j’avais fait ça.
M : On a dû vous traiter de “mégalo”…
C : Oui oui, ça les rendait fous. Et j’avais envie de leur dire « mais vous comprenez pas que c’est toujours moi, parce que c’est toujours vous ? » [Rire] Partout, c’est toujours le même ! Maintenant on le sait avec Lascaux et avec Chauvet, c’est que le bonhomme qui fait ça c’est nous.
M : C’est plus le même que nous, il vit pas dans le même monde que nous. […]
C : Tout à l’heure je vous parlais du temps, de la perception du temps, et les différents arts sur la perception du temps. Je pense que c’est ça le truc le plus important. C’était de dire que les différents arts qui existent, notamment en France, dans les nomenclatures françaises, me plaisent bien ; parce qu’en fait les arts, c’est un temps défini. Et que notre amour pour certains arts plutôt que pour d’autres — il y a quatorze/quinze arts —, et chacun en aime un certain nombre. Chaque homme a une perception du temps différente, et chaque art correspond à cette perception différente. […]
M : Ça parle juste du temps, pour vous ?
C : Oui.
M : L’art ne parle que du temps…
C : Les différents arts parlent de différents temps.
M : Mais les arts ne parlent que du temps, pour vous.
C : Leur particularité, fondamentale, c’est ça. À partir de là, il y a une histoire de l’art, de chacun, et on rentre dans une autre histoire, en même temps, parallèlement.
M : Du coup, être face à un tableau, c’est ‘rentrer’ dans le temps de l’artiste aussi.
C : L’artiste, de toutes façons c’est la même chose que celui qui regarde. Donc rentrer dans le temps de l’artiste, c’est rentrer dans le temps de… du mec que vous croisez dans la rue. L’artiste n’est pas supérieur à ça. Mais le medium par lequel il fait quelque chose, l’objet qu’il a fabriqué, lui parle d’un temps, même ceux qui ne l’ont pas fabriqué, ça peut leur faire écho. Et il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a pas de progrès. Il y a une Histoire, par contre. Une Histoire de l’Art. On l’a vu très vite — c’est un sujet qui me passionne —, et on le voit très bien avec avec les grottes rupestres. […] On a essayé de faire une hiérarchie, en disant que le Magadélénien c’était l’apothéose, c’était la Chapelle Sixtine. Et puis après on a attendu 40 ans, et puis on a trouvé Chauvet. Il y a à peu près autant de temps de différence entre Chauvet et Lascaux qu’entre Lascaux et nous. Ça c’est un détail [rire] Il s’est passé presque le même temps. Il s’est passé quinze mille ans, entre Chauvet et Lascaux. Juste quinze mille ans. C‘est rien. [Nous rions] À l’échelle d’une vie. [Rire] Et Chauvet, pour nous, aujourd’hui, la façon de représenter elle est plus libre que Lascaux. C’est pas bon pour le progrès…
[Ici une assez longue digression/explication sur le développement de l’enfant par rapport à sa capacité à voir et identifier rapidement des images avec la rupture que constitue l’apprentissage des mots, de l’écriture et de la lecture]
C : Et moi je prétends, actuellement, c’est une t(h)errorie, que la peinture fait partie de ce moment là
M : D’avant l’écriture
C : Oui
M : Et la lecture
C : Elle [i.e., la peinture] fait partie de ce truc là, et c’est là qu’elle est. Et c’est là qu’elle est increvable. C’est là qu’elle joue.
M : On pourrait dire : un stade pré-alphabétique, peut-être ?
C : Oui, ça je crois à ça.
M : Vous êtes dans ce stade là ?
C : Non mais on l’a tous, on est tous porteurs de ça. Puisqu’on a tous vécu entre zéro et six ans.
M : Donc vous pensez qu’un artiste est forcément dans ce stade là ?  
C : Non non, j’ai dit la peinture.
M : La peinture
C : Il me semble qu’il y a un truc là.
M : Oui oui
C : Mais moi dans ma peinture, je mets des mots, et des lettres. J’ai mis des mots et des lettres au moment où je me suis intéressé à la peinture pariétale. […] J’ai essayé d’incorporer de l’écriture dans les tableaux, pour voir comment…
M : ça fonctionnait
C : Pour voir comment ça fonctionne. Et c’est toute une série qui s’appelle “analfabets”. Et puis j’ai arrêté. Après les mots sont restés dedans pendant un temps. Dans les ‘Fuck Maîtres’ il y a souvent des mots, ou des lettres. Et c’était une tentative et en plus à ce moment là je me suis aperçu que je me vengeais de ma dyslexie. […] Et depuis régulièrement je fais des “Totems”, comme ça. [Corpet me désigne le tableau ci-dessus, présent dans son atelier]: Et en fait il y a marqué Q U E N T I N. “Quentin”.
 
 Totem “Quentin”
 
M : D’accord…
C : Bon. Personne, pour l’instant, personne, je n’ai pas vu une personne qui ne connaissant pas ce truc là, arrive devant en disant « ah c’est marrant, c’est un truc sur les mots ! » Alors qu’une fois qu’on le sait, on le voit. […] “Analfabets”, je crois que j’en ai quelques uns là. À chaque fois c’est une lettre qui est attaquée, et elle est attaquée de façon différente, et c’est une tentative hein ? Par exemple, ces deux-là, c’est le “I”. Donc je pars d’un I, comment ça s’écrit, un I ? Ça a quelle forme ? Et même la forme du I c’est quoi, qu’est-ce que ça veut dire ?
 
Série Analfabets  
 
Des lettres comme le P, P, D, B, Q, c’est la même lettre, qui tourne. Et là vous commencez à voir comment un dyslexique peut se perdre là-dedans, parce que s’il reste dans l’état “pré-écriture”, dans sa vision, et qu’il voit de l’écriture… Alors là un mot ça devient un machin qui bouge, et qui prend des tas de sens différents, ça devient une perception, qui n’est pas de l’ordre de la lecture. C’est donc bien de l’ordre de l’oeil, qui regarde quelque chose, mais qui ne le lit pas ; qui le prend. Et le temps, c’est ce temps là ; c’est de ce temps là dont je parle, quand je parle de temps.
M : j’ai une question par rapport avec ce que vous avez dit tout à l’heure. Tout à l’heure vous avez dit « voilà je me suis intéressé quatre ans à Picasso, j’ai plongé dedans, et après plus rien… ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Après, les autres artistes, vous les mettez de côté ? Vous les oubliez ?
C : Non, c’est à ce moment là je vous parlais des ‘Fuck Maîtres’. Le tire est venu d’une exposition sur Picasso, d’ailleurs, qui avait été faite au Grand Palais, et qui s’appelait « Picasso et les Maîtres ».
M : Ah oui !
C : Mais un artiste, dans le domaine dans lequel il est, dans ce domaine là, pour moi, n’a pas de maître. Sinon il ne rajoute pas un tableau à l’Histoire de la Peinture. C’est impossible. […] Et donc c’était idiot [i.e., le titre de l’exposition] . Et donc ‘Fuck Maîtres’.
M : Aujourd’hui, les peintres qui vous sont proches, ce sont lesquels, s’il y en a ?
C : Il y a des jeunes peintres que je regarde.   
M : Oui  
C : Je regarde ce que je ne maîtrise pas.
M : Des noms des noms…
C : Ah ! Des noms ? Un type comme Simon Leibovitz , Orsten Groom, c’est le même nom. Un autre vivant qui s’appelle David Hockney. Un autre qui s’appelle Robert Combas. Voilà des gens que je regarde.
M : D’accord.
C : Alors Hockney m’intéresse parce qu’il travaille sur la perspective. Hockney, il travaille. Pas toujours, pas toujours très bien, peu m’importe, c’est son souci à lui, ce n’est pas le mien. Mais fondamentalement, ce type travaille là-dessus, et donc ça m’intéresse ça. Parce que c’est pour moi le sujet. Moi j’ai trouvé des réponses, à ça, lui en a d’autres. Donc je les regarde. Combas, ce qui m’intéresse le plus, c’est cette capacité à prendre sa biographie, et à la recracher immédiatement. Et sinon, parce que lui a justement une narration dans ses tableaux ; il y aurait à lire dans les tableaux de Simon, mais ils sont illisibles. On n’est pas en face d’une image, pas en face d’une narration, et pourtant elle est dedans. Donc voilà, donc je parle de trois vivants. Trois vivants, et deux Français. […] J’ai aussi une classification des peintres… en disant « c’est le même », dans le temps. Pour moi, Michel-Ange, Rubens, Picasso, c’est le même.
M : Ah ?
C : Mais à trois époques différentes, donc ils ne faisant pas la même chose.
M : Il y a une nouvelle de Borges comme ça, je crois, L’immortel… Alors vous dites « c’est le même », pourquoi c’est le même ?
C : C’est la même façon d’appréhender les objets. Pour moi, c’est le même individu.
M : Extraordinaire.
C : C’est le même homme, mais qui est né à trois époques différentes.
M : Ça ferait une belle histoire.
C : Après, par époque, il y a des monstres, qui sont un peu plus monstrueux que les autres. Ingres me paraît être un monstre absolu. Un type extraordinaire.
M : Oui
C : Improbable
[Mais la discussion repart sur la notion d’ « art contemporain »]
C : La première chose, c’est de dire que l’art contemporain, ça n’existe pas, que ça a toujours existé. À partir du moment où je pars du principe que l’art c’est ce que font les artistes ; ceux qui le font, c’est toujours contemporain. Maintenant, c’est du sophisme, parce qu’il faut admettre qu’au moins au niveau de la France, il y a une tentative d’un art contemporain. Il y a une appellation, réelle. Et là il y a une chose qui est assez intéressante, c’est que justement cette notion d’artiste, telle que moi j’en parle, est une notion qui n’a pas toujours existé […] Mais elle naît d’un recueil de Pline, sur les artistes grecs. Il parle de la fameuse anecdote […] Pline fait pire. Il dit à la fin de la nouvelle : « J’ai vu ce tableau. Il était dans la domus aurea. Donc il était dans la maison à Rome, l’ex maison de Néron. J’ai vu ce tableau, au milieu de chef-d’oeuvres incroyables, et ce tableau intéressait les peintres ».2  Et ça il le dit en 70. Et juste après cet écrit là, il n’y aura plus d’artiste. […] Et je pense qu’il y a aujourd’hui, de la part du pouvoir politique, une volonté d’instrumentaliser l’art pour le transformer en culture, pour le plus grand nombre, c’est par là que ça passe. L’art étant un objet, le plus grand nombre ne peut pas être devant l’objet au même moment, alors que la culture il peut l’avoir partout, d’un seul coup. Et de transformer comme ça un art contemporain qui serait un art culturel. […] Et je pense qu’il y a une tentative effectivement de “culturation” de l’art, et donc de la destruction de l’art. Pas de l’art, des artistes. Parce qu’on peut faire de l’art sans artiste aussi. La cathédrale est une œuvre d’art, et il n’y a pas d’artiste.
M : Vous dites que le politique a essayé de tuer les artistes, récemment
C : Non, il essaye.
M : Il essaye toujours ?
C : Il essaye toujours. Parce que ce n’est pas efficace, parce que ce n’est pas utile. Une cathédrale c’était utile. Non mais le Musée Picasso ça fait pas l’éducation des peuples. Alors qu’une cathédrale, oui. Et donc réinventer aujourd’hui une cathédrale, dans un pays athée comme le nôtre, ce sera pas une cathédrale, ce sera un truc basé sur la culture. La culture comme “déique”.
M : Déifiée
C : Voilà. Et ça permet à plein de gens d’être utile. Parce qu’une des difficultés d’être artiste c’est d’accepter son inutilité. Fondamentalement son inutilité. Souvent les humains ils aiment mieux être utiles. […] La culture qui a un rapport avec l’art, c’est, un public, un objet, et le truc entre les deux qui permet le lien. Mais quand l’objet devient la culture, il y a le public et il y a la culture. Mais il n’y a plus d’art. Ça c’est jouable.
M : Donc pour vous la culture ce n’est pas l’art.
C : Ah non. C’est même l’opposé. Parce qu’un artiste, fondamentalement, c’est aussi quelqu’un qui n’aime pas la culture dans laquelle il vit, qu’il n’aime pas ou qu’il ne la comprend pas, qui fondamentalement ne la comprend pas. Alors là c’est à tous les coups! Là pour le coup c’est à tous les coups! Tous. Tous autant qu’ils sont! C’est le type, sa culture, il n’en a rien à foutre. Il fait un autre truc. Donc la culture et l’art c’est tout à fait différent. Quand ça marche très bien, c’est dans le temps, c’est-à-dire que les artistes font de l’art, puis après la culture fait connaître au public ce que les types ont fait, enfin ça c’est quand on est optimiste hein? [rire] Mais, “culture” et “art”, c’est opposé. Et “art contemporain” et “culture”, ce n’est pas opposé. Ce qui se passe à la Biennale de Venise, depuis quelques années, on est dans ce phénomène là. C’est-à-dire qu’on essaye de faire rentrer directement l’art comme culture. Et… ça marche pas. Mais ça marche dans le milieu artistique. C’est là où c’est pervers. C’est que ça transforme des jeunes gens, et jeunes filles, en attachés culturels, en acteurs culturels.
M : Et en producteurs de produits.
C : Et en producteurs de produits.
M : culturels
C : culturels. Et avec le mot « artiste » dessus mais qui n’a plus le même sens que ce sens qui est défini par Pline.
[Une digression sur l’histoire du peintre chez Pline, sur le Moyen-Âge qui fait disparaître l’artiste, sur la Renaissance qui redécouvre l’art antique, pour en arriver aux Impressionnistes]
: Alors qu’est-ce qu’ils produisent les artistes? Il y a ceux qui produisent les morts sur les barricades, la guerre de Napoléon, les paysans et les vaches, tous les réalistes, tout ça… Ça nous intéresse pas. Et il y a les c……, qui sont copains de Clémenceau, qui sont copains des pouvoirs, en place, qui sont relativement riches, enfin qui sont en contact réel avec le monde qui est en train de bouger, et avec les intellectuels qui font bouger le monde, et ils peignent des fleurs et des jardins… Au moment où les types qui font des injonctions aujourd’hui, leur diraient : “mais arrête!” […] Je trouve ça extraordinaire ce qu’ils font. C’est-à-dire cette capacité de retrait, de décalage, au pire des moments, où on leur demande de prendre un fusil et d’aller tuer quelqu’un. Et cent ans après on regarde le champ de coquelicots et les barricades, et on dit ce qui m’intéresse, c’est le champ de coquelicots. Et en plus sur la barricade, je pourrais faire une photo. Ça, ça me fait de l’effet. Mais la peinture de la barricade ne me fait aucun effet. Mais le champ de coquelicots, il m’en fait beaucoup. Et quand je peins, même la machine, quand je peins la gare St Lazare, avec la fumée, donc la machine absolue, c’est pas la machine dans ce qu’elle a de machine ; c’est la machine dans le sens que c’est un champ de coquelicots. […] Donc les Impressionnistes, moi je voulais les débaptiser, en les appelant les Impressionnants
: [rire]
: Et quant aux Modernes, que j’adore beaucoup plus, donc Picasso, Malévitch, Kandinsky, Duchamp… en fait, pour moi, c’est le début du postmoderne.
: Ah oui? Pourquoi c’est postmoderne Picasso ?
: Ben! le postmoderne, c’est que ça récupère tout, tout le temps. Ça parle pas d’un temps zéro, ça parle de tout le temps. Et ça se fait avec un abandon, qu’est la perspective — tous —, et notamment le point de vue. Et c’est eux qui font ça. Ce que ne font pas les Impressionnistes. Et eux ils font ça. Et là ils balancent un truc. Et c’est très court, il n’y a que Picasso qui le tient tout le long de sa vie, les autres ils l’abandonnent, plus ou moins. Et ça dure 1907-1914. C’est-à-dire très peu de temps. Et globalement, ces oeuvres là, qu’ils font à ce moment là, nous tous, cultivés ou pas, quand on est devant, on est toujours dans la même m… C’est toujours aussi difficile, de rentrer. Le “porte-bouteilles” de Duchamp, c’est toujours aussi difficile. Après, on a toutes les cartes pour dire « ben évidemment! ». Mon cul ! Quand on est devant, on est là : Merde ! … Quand on est devant un tableau cubiste bien fait  de Picasso, on est là : Merde ! Quand on est devant “le carré noir sur fond blanc”, de Malévitch, on est là, en disant : « merde » ! Je suis toujours mal à l’aise. Après je dis “« ah oui, je sais » [rire] Mais c’est un autre problème. Mais c’est toujours aussi dur.
: “Mal à l’aise” pourquoi ?
C : Parce qu’il n’y a pas de point de vue, parce qu’on sait pas comment le regarder. Ils ont enlevé le point de vue. Et quand on enlève le point de vue, le spectateur se retrouve très emmerdé. Il ne sait pas où se mettre, parce qu’il aime bien avoir un point de vue. On lui dit : «Regardez ! Je suis un artiste, j’exprime quelque chose ». Il se dit « je vais essayer de comprendre ce qu’il exprime ». Si le type dit « j’exprime rien, démerde toi !, toi le spectateur ». Et le spectateur se retrouve tout seul, avec aucune culture ; aucune culture et aucun moyen d’apprendre quelque chose, il n’y a personne pour lui expliquer quelque chose, il se trouve tout seul, tout nu, devant un truc qui l’agresse, entre guillemets, sans lui faire de mal hein?
 
 

Notes

  1. Dans une vidéo Corpet explique que l’expression ‘Fuck Maîtres’ n’est pas insultante, il faut prendre le sens du mot ‘fuck’ à la lettre, c’est-à-dire qu’il s’agit de “faire ‘l’amour aux maîtres”. Nous aimons l’art, et cet amour est fort. Bon, bien sûr que ‘fuck’ ne veut pas dire faire l’amour, mais on comprend ce que veut dire Corpet. 
  2.  Corpet fait référence à la fameuse histoire des peintres Protogène et Appelle, racontée par Pline l’Ancien, dans son Histoire NaturelleTome Second, Livre XXXV : “On sait ce qui se passa entre Protogène et lui : Protogène résidait à Rhodes; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissait que de réputation; incontinent il se rendit à l’atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur: « Le voici, » répondit Apelle; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s’était passé. L’artiste, dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu’Apelle était venu, nul autre n’étant capable de rien faire d’aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sortit en recommandant à la vieille de la faire voir à l’étranger, s’il revenait, et de lui dire : « Voilà celui que vous cherchez. » Ce qu’il avait prévu arriva : Apelle revint, et, honteux d’avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène, s’avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes.” 

 

PS: Les hyperliens sont en gras, en couleur et soulignés

 

PS2: Cet article n’est pas comme les autres. Il ne contient pas encore de partie “théorique”, et, surtout, il fait écho à ma propre biographie. Dans les années 90, jétais un fervent lecteur d’artpress. Et je me souviens très bien de ma découverte de l’oeuvre de Corpet, précisément dans le numéro 194, soit en septembre 1994. Cet article était rédigé par Jean Clair. En le lisant, je me souviens avoir été très impressionné par les images incluses dans l’article. Et je me suis dit que j’aimerais bien, un jour, rencontrer Vincent Corpet. 23 ans plus tard, “c’est fait”. J’en profite donc pour remercier Vincent Corpet pour sa disponibilité et pour avoir bien voulu me transmettre des photographies de son (extraordinaire) carnet dans lequel est reproduit in extenso le livre d’Itten. La partie “théorique” viendra plus tard. Pour l’instant, tel le python rassasié, je digère. 


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