L’inachevé chez Buonarroti Michelangelo, et Jacques-Louis David

On connaît, dans l’Histoire de l’Art, des œuvres inachevées. On connaît moins la volonté d’en produire une. Un des exemples les plus illustres nous vient comme on sait de Michelangelo Buonarroti, chez qui l’on interroge souvent ses « esclaves”, ou sa dernière sculpture, la pietà rondadini, sur laquelle il travaillait encore quelques jours avant de quitter le monde terrestre, le 18 février 1564. Cependant, esclaves et pietà sont des pièces isolées, et leur état d’inachèvement, en quelque sorte, devient inhérent au bloc de travail. En 1520, le pape Léon X de Médicis et le cardinal Jules de Médicis sollicitent de Buonarroti l’exécution d’une chapelle pour accueillir les tombes de Laurent le Magnifique et de son frère Julien, fils du duc Laurent d’Urbin, ainsi que celle du duc Julien de Nemours, troisième fils de Laurent le Magnifique. Ce nouveau bâtiment, pour faire pendant à celui de Brunelleschi, sera donc la Basilique San Lorenzo, à Florence. C’est un ouvrage grandiose, qui n’est pas terminé, dans le sens où il manque des espaces, et des statues. Mais personne ne s’en rend compte, à moins d’être averti. En revanche, tous les visiteurs peuvent voir un détail de taille, sur l’une des statues. Ce détail, se trouve dans l’ensemble représentant le tombeau de Julien de Médicis. Sur ce dernier, Buonarroti a représenté le duc, et, à sa droite en contrebas, l’Allégorie de la Nuit, et, à gauche, l’Allégorie du jour. Tout est parfaitement abouti, excepté le visage du Jour. Rappelons que cette chapelle aurait une forme inspirée de la cosmogonie de Platon. Tolnay (1941) écrit que « la chapelle, selon une explication platonicienne tirée du Phédon, est conçue comme l’image récapitulative de l’Univers, avec ses trois sphères au dessus de l’Hadès, la zone intermédiaire et son architecture rationnelle représentant la sphère terrestre, et les lunettes et la coupole correspondent à la voûte céleste, tandis que la composition des tombes représenterait la libération de l’âme de la prison terrestre du corps, après la mort…»

Michelangelo Buonarotti, “Le Tombeau de Julien”, 1526-31, Marbre, Sagrestia Nuova, Basilique San Lorenzo, Florence 

 

Firenze. Cappelle Medicee. Testa del Giorno di Michelangelo. — particolare

Je suis littéralement saisi par ce visage sans visage. Qu’est-ce qui a poussé Buonarotti à produire ce geste ? C’est tout à fait stupéfiant. C’est étonnant au plus haut point. Sauf pour lui, très certainement. Mais qu’a voulu-t-il dire à travers ce portrait inachevé du Jour ? Il ne faut pas oublier que c’est une allégorie. Certes. Et l’allégorie détient un certain pouvoir de déformation. L’allégorie (du grec ἄλλον / állos, « autre chose », et ἀγορεύειν / agoreúein, « parler en public »), emploie une chose pour en évoquer une autre. Théagène de Rhégion (VIe ap JC) a été le premier, paraît-il, a parler d’allégories concernant le chant XX de l’Illiade. Pour Théagène, le fait que le feu soit associé à un dieu anthropomorphe (Hélios), ou l’eau par Poséidon, relève de l’allégorie. Donc, nous l’avons compris, le Jour michelangelien symbolise quelque chose ; le jour. Mais, encore une fois, et si l’on compare, comment se fait-il que la Nuit soit bien plus définie que le jour ? Ne s’attendrait-on pas au contraire ? 

Michelangelo Buonarotti, “La Nuit” (détail), Tombeau de Jules

Le Jour constitue le fameux “inachevé” dont on parle au sujet de Buonarroti. D’aucuns, tel Charles de Tolnay, écrit que Michel-Ange produisait à tout coup une véritable œuvre d’art, que la sculpture soit finie ou pas :  « il pouvait s’arrêter en cours de travail, à l’un de ces stades, et laisser volontairement l’œuvre “inachevée”. Un autre résultat de cette technique consiste dans le fait que la forme semble enfermée dans son propre espace, autrement dit, dans le bloc.» Dans le contexte, Tolnay, qui cite ici Von Hildebrand (1917), écrit au sujet du Saint Matthieu de 1506. Mais le Saint Matthieu agit comme agirait presque comme un bas-relief, et, si l’on suit l’hypothèse platonicienne, dont est inondée la pensée de la Renaissance, alors c’est bien le corps spirituel de Saint Matthieu qui est en train de s’extirper de la matière, supposons-nous. Mais, dans le cas de l’allégorie du Jour, rien ne sort de cet endroit qui devrait être le visage. Au contraire, tout semble s’y enfoncer. Ou bien il faut penser alors ce creux facial comme une potentialité, quelque chose va en sortir, modelé. Peut-être. Mais voyez les orbites enfoncés du Jour ; Buonarroti n’a pas laissé de matière pour former la concavité oculaire, comme il l’a fait pour les autres figures. Il est vrai qu’excepté la statue de Moïse, aucune n’est dotée d’iris ni de pupille, mais le Jour n’a pas même d’yeux, et l’espace préparatoire pour ce faire n’existe plus : on dirait vraiment que Michel-Ange a tapé dans la pierre de telle façon que nous avons des sortes de cernes — voire un cercle en creux pour l’orbite droit —, interdisant à quiconque de revenir y ajouter une forme oculaire, quand bien même dénuée de regard.

Michelangelo Buonarotti, le regard du Moïse, Marbre, Sagrestia Nuova, Basilique San Lorenzo, Florence 

Comment les autorités ont-elles pu tolérer une telle action de la part de Buonarroti, c’est-à-dire ce qui déjà, peut s’appeler une performance ? En effet, en ne finissant par sa statue, notre artiste déclare, en quelque sorte, “je déclare le non-fini”. Deux points à préciser. La performativité a été d’abord théorisée par le philosophe James L. Austin. Secondement. La performativité se double ici d’un happening. La caractéristique du happening, c’est qu’il n’a lieu qu’une seule fois, dans un temps et espace donnés. Pourquoi parler ici de happening ? Je fais la supposition que les commanditaires ne savaient pas que Buonarroti ne finirait pas son ensemble dans la Sagrestia Nuova. Par conséquent, quelle ne fut pas la surprise des visiteurs, lorsqu’ils découvrirent cette figure sans yeux et cette vie dégrossie au visage esquissé ! Ainsi, je suppose qu’on est toujours surpris de rencontrer ce visage du Jour. Tolnay écrit que, pour Buonarroti, la pierre est vivante, ce n’est pas un support ; par conséquent, il suffit simplement d’esquisser dans la matière le sujet pour que celui-ci apparaisse. Ce que je me demande, c’est comment ce Jour non-fini a été reçu ? Qu’ont-ils vus ici les gens à l’époque ? Et nous, qui voyons-nous ?

Le lecteur ne doit pas penser que je produis ici une uchronie, de la même manière que les happening artistiques ont été inventés dès la Renaissance (ce que je montrerai un de ces jours en traduisant un article à ce sujet). Bien sûr, on se demande pourquoi Buonarroti n’a pas terminé sa tête, tandis que celle de la Nuit l’est ? Certains, tels Hammacher (1969) y voient là l’expression d’une lutte métaphysique sublime attestant chez Buonarroti d’une hésitation entre le fini et le non-fini qui devrait être mise en rapport avec sa compréhension du platonisme (tout ce qui est corporel entrave l’âme…). Oui. Peut-être. Mais alors, pourquoi se donner tout ce “mal” auparavant pour ne pas finir cette tête ? Notons que La Nuit est absolument magnifique

Ce visage ne semble-t-il pas vivant ? Ne peut-on pas chercher à élucider ce non-fini comme un geste artistique pur ? 

Gabinetto Fotografico della Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Firenze — Buonarroti Michelangelo – sec. XVI – Allegoria del Giorno — insieme

 

Je me pose des questions. J’ai très envie d’écrire sur des tableaux dit “inachevés” de David. Ce que j’en ressens consiste bien sûr dans cet inachevé. D’un certain côté, on pourrait dire que la question d’en parler ne se pose pas, du fait même de leur nature. D’un autre côté, il faut bien reconnaître le fait que ces tableaux sont exposés. Le fait qu’ils le soient valide une certaine capacité à se suffire à eux-mêmes, n’est-ce pas ?

Jacques Louis David,  Portrait de Madame Charles-Louis Trudaine, ∼ 1791-1792,  1,30 m x 0,98 m, © 2004 Musée du Louvre/Angèle Dequier

 

Jacques-Louis David, Portrait de Madame Adélaide Pastoret, ∼ 1791-1792, 130 cm ; Largeur – 97 cm, Art Institute of Chicago

Les deux portraits ci-dessus représentent des personnes bien vivantes. Certes. Pourquoi les convoquer après avoir examiné le tableau de Marat ? (Article ici). À cause des murs. Nous avons donc trois murs, et deux sont similaires dans le traitement, tandis qu’un seul est différent, et une paroi (plus bas).  Le contraste est très frappant entre mur des vivants et mur des morts, ou mur du mort. Le mur de Marat est assez sobre, il pourrait faire penser à un badigeon, certes très sombre, mais pourquoi pas ? Tandis que les murs derrière Mmes Trudaine (article sur icelle ici) et Pastoret n’ont pas les aspects d’un mur badigeonné. Au contraire, on a l’impression qu’ici David a hâtivement, brusquement, posé des touches de pinceau sans vraiment d’ordre, et il a même effacé ses touches sur le côté droit du tableau de Mme Trudaine, dans un triangle rectangle partant des mains jusqu’au bord droit. Je ne suis pas un spécialiste en intérieurs bourgeois de la fin XVIIIe en France, mais il me semble que ces murs ne sont pas très orthodoxes quant à leur coloris et texture. Ces murs contrastent avec les poses des femmes, leur attitude très calme. En regard, ils sont furieux ! Il y a clairement quelque chose d’opposé, il me semble. David nous dit quelque chose avec son pinceau sur ces murs au-delà ces deux femmes, qu’il atténue grandement pour le tableau de Marat, car ce n’est pas le moment de faire parler un mur ; puisque la scène est tragique, il ne faut pas en rajouter ou détourner les yeux de ce corps comme reposé, tué à l’instant, tenant du bout des doigts sa plume d’écrivain. À l’inverse, face à ces deux femmes, dont le motif de les peindre doit tenir d’une commande, il n’y a pas d’interdit ; la scène n’est pas capitale, elle est tout à fait banale et convenue. Et donc David se lâche. Et c’est mon postulat, et tant pis si je me gaufre, j’y tiens quand même, je pense que David parle un autre langage quand il s’attaque au décor, et spécifiquement aux murs de ces deux portraits. Même la chaise sur laquelle est assise Mme Pastoret n’échappe pas  une certain traitement que l’on ne retrouve pas sur le lit d’enfant à son côté, par exemple.

Jacques-Louis David, “Portrait de Philippe Laurent”, ∼ 1790-92, huile sur toile, 127 × 96 cm, Musée Fabre, Montpellier

 

David, “La mort du jeune Bara”, 1794, huile sur toile, 118  x 155 cm, Musée Calvet, Avignon
 

Le tableau illustrant la mort du jeune Bara, à l’âge de 13 ans, est assez étrange. Il s’agit d’une scène de guerre, retraçant l’épisode durant lequel Bara, tambour de l’armée républicaine, fut tué par les Vendéens. Ce tableau, avec La Mort de Marat, et Les Derniers Moments de Michel Lepletier, forme triptyque pour hommage aux Martyrs de la République. Ce qu’on appelle la Guerre de Vendée, guerre civile dans l’Ouest de la France, s’est déroulée sur trois ans, trois années qui ont culminé dans la Terreur et des massacres absolument épouvantables, qui font figure d’avant-coureurs sinistres dans l’Europe moderne. Il suffit de lire quelques pages sur l’Internet pour n’en pas croire ses yeux. Mais revenons au tableau. Il y a un rapport très curieux entre le corps de Mara et l’aspect de la roche, aspect que l’on retrouve en parties sur l’épaule gauche, le ventre, le bas-ventre, sous le bras droit. Ce jeune homme mort est-il en train de se métamorphoser ? Et puis, question essentielle, pourquoi est-il nu ? Fait-on la guerre nu au XVIIIe siècle, en France ? Au trouble de la nudité, à son modelé très esthétique, s’ajoute l’androgynie du visage de Bara ; très fin, et même raffiné. L’ambiguïté du visage est bien sûr renforcée par la chevelure, et, plus généralement, cette impression s’élargit au corps en son entier quand on se demande de quel sexe est Bara ? Or, justement, à l’endroit de l’aine, nous semblons voir une coupure ; et puis, la voyant, il semble que le pénis de Bara ait glissé entre ses jambes, ce qui indique certainement un geste pudique du peintre, car on ne voit pas comment, sinon, cela serait possible.

Si l’on revient à son doux visage qui, finalement, semble en extase, parce que s’il était en état de rigor mortis, on ne voit pas comment sa tête serait redressée à ce point, et son bras droit aussi relevé et plié ? (Mais peut-être qu’un décochement de la roche accompagne la dépose de l’épaule gauche, empêchant cou et tête de choir ?) Ceci dit, Bara est en train de mourir, et c’est son agonie que nous dépeint David.

Il ne s’agit pas d’un visage de mort ; pas encore. Bara est en train de tre(s)passer. Sa petite bouche encore rouge est entr’ouverte, et ses yeux sont mis-clos ; ils résistent encore à la fermeture. Il souffre, il meurt. Il est très beau ce garçon ; très délicat. On se demanderait presque ce qu’il faisait là ? Comme si un champ de bataille ne méritait pas un telle grâce. Il jouait du tambour, il n’avait pas d’arme, et ne pouvait donc se défendre. Meurt-il de cette plaie à l’aine ? On pourrait s’interroger sur le caractère ambigu tant de la forme de la plaie que de l’endroit où elle se trouve… faisant symétrie avec le pénis enfoui. Enfin, et d’une manière générale, ce corps n’est-il pas très hanché ? Dans son livre Le rapt de Ganymède (1989), Dominique Fernandez, académicien et militant gay de longue date, suppose que David était homosexuel. Il n’y a aucune preuve de cette assertion, et on peut supposer, comme le fait Moulinas dans son article (2013), que les jugements homosexuels portés sur l’œuvre de David ne sont qu’a posteriori. Fernandez : « David représenta le jeune garçon tout nu, couché, les yeux clos, la bouche entrouverte, les boucles charmantes, dans une pose qui, à un spectateur non prévenu, n’indiquerait pas d’abord l’ardeur patriotique ». Nous n’allons pas tenter d’identifier l’obscénité à laquelle pense Fernandez dans ce tableau mortuaire ; mais, un mot seulement : comment meurt-on avec ardeur patriotique ? Fernandez, qui n’est pas à une ineptie près, et on s’en souviendra longtemps, avait, sur la plateau de l’émission télévisée Apostrophes (années 1980), déclamé que les civilisations ne s’étaient établies sur l’hétérosexualité que par accident, et qu’elles eussent très bien pu se fonder à partir de mœurs homosexuelles… C’est tellement évident ! Bref. Terminons avec un retour sur ce tableau, éminemment bizarre et touchant à la fois. On ne sait pas pourquoi Bara est nu. Lui a-t-on enlevé ses vêtements ? L’a-t-on déshabillé pour l’humilier ? Si quelqu’un sait pourquoi, qu’il me le dise volontiers. Et puis, il y a cette tonalité chromatique : peau sur roche, corps en voie de métamorphisation. Et regardez comment David accompagne la forme du corps de Bara jusque sur la roche, en couches ondulantes successives ; comme si l’onde du corps mourant se propageait dans la pierre. Les voyez-vous ?

On dira que ce tableau est inachevé, pour preuve, parmi d’autres, l’arbre ton sur ton avec la roche, en haut à gauche. Oui. Mais le sujet du tableau, est-ce l’arbre ?

Sources : De nombreuses recherches sur l’Internet /// Léonard de Vinci, 1980, éditions atlas /// Hammacher, A.M. 1969, The Evolution of Modem Sculpture : tradition and innovation. Ill. New York : Harry Abrams /// François Moulinat, “Les Amours grecques : homosexualité et représentations, du Léonidas de Jacques-Louis David (1799-1814) au Swimming Hole de Thomas Eakins (1885)”, Romantisme, n°159, 2013.

Léon Mychkine