Léon Mychkine: Donc nous sommes dans l’atelier de ?
Bernard Calet : Bernard Calet
LM : ça fait un bout de temps que ce projet était dans l’air [des années]; mais voilà, nous faisons cet entretien. Alors, à quelqu’un qui ne connaît pas ton travail, comment le présenterais-tu ?
BC : j’ai un travail polymorphe, mais de plus en plus, j’aime à me définir comme un artiste qui travaille le paysage.
LM : oui
BC : quand on dit « paysage » on entend plusieurs sens : la mer, la montagne, la campagne, mais aussi « paysage urbain », « paysage émotionnel », etc., l’idée, c’est d’embrasser un peu toutes ces notions. Fondamentalement, ce qui me préoccupe c’est le fait d’« habiter ». Là encore, ce n’est pas « habiter une maison » mais le fait d’« habiter », c’est être en relation avec tout ce qui nous entoure, être en relation avec les éléments, le vivant.
LM : ça c’est quand même très à la mode comme sujet. Tu n’en as peut-être pas conscience.
BC : ma pratique est connectée aux préoccupations contemporaines…
LM : dans le discours actuel, on a beaucoup d’œuvres qui interrogent “comment habiter la Terre ?”, “notre relation au monde”, ça devient des tartes à la crème qui s’empilent. Mais je suppose que tu ne rentres pas dans cette catégorie…
BC : je peux rentrer dans cette catégorie, mais…
LM : mais tu as un discours derrière
BC : oui. Ce sont surtout les penseurs récents qui m’ont permis de comprendre que nous n’étions, nous les êtres humains, pas en surplomb de la Nature, enfin ce qu’on appelle la « Nature » — on ouvre encore un débat hyper vaste —, mais que nous en faisions partie, ça c’est assez récent et effectivement ça me questionne et nourrit ma réflexion.
LM : donc, cette notion d’« habiter », cela concerne, j’imagine, le corps, l’environnement, les relations aux objets, aux choses, la nature, mais cette question là, elle est ancienne chez toi
BC : oui, cette notion s’est déplacée, s’est ouverte. C’est-à-dire que dans mon parcours artistique on m’a souvent assimilé, même enfermé dans une pratique exclusivement liée à l’architecture, même si la question de son environnement était présente. D’ailleurs, souvent, les gens qui voient mon travail me demandent si j’ai fait des études d’architecture. Et j’ai l’habitude de répondre que j’ai commencé à questionner l’architecture, ou la maison, lorsque j’étais encore étudiant, suite à un texte de Virilio [Paul Virilio, L’espace critique, Christian Bourgois, 1984]. Il y parlait de l’évolution de l’ouverture dans l’architecture, conçue pour protéger, d’abord avec les portes, puis la claustra, la fenêtre, la porte-fenêtre, les baies vitrées, le mur rideau, etc., et, pour finir, la fenêtre-cathodique, l’ancêtre de nos télés numériques. Et cela a résonné pour moi, je me suis dit un habitat, c’est quelque chose de fermé, et donc qui protège, mais finalement qui est totalement ouvert, puisqu’il y a des flux de « lumières d’information » qui y entrent et le traversent, « tout arrive sans besoin qu’il soit nécessaire de partir » [Virilio, op.cit.]. C’est à partir de ce constat que j’ai développé “Maison/TV”, par exemple.
LM : qu’est-ce que c’était ?
BC : “Maison/TV”, ce sont des maquettes de maisons qui avaient été faites au départ en calque cousu, et ensuite en polycarbonate. Les écrans étaient dirigés vers l’intérieur du volume, et les télés fonctionnaient, reliées aux chaînes TV disponibles, M6, FR3, Antenne 2, etc. Elles envoyaient le flux lumineux à l’intérieur des maisons ce que j’avais appelé le “chaos cathodique” ; le son, lui, était diffusé à l’extérieur, dans l’espace d’exposition. C’était cette luminescence qui m’intéressait. L’idée m’en était venue en me promenant un soir d’été, en ville. Il y a tous ces gens qui regardent la télé chez eux, et on voit ces lueurs aux couleurs changeantes qui éclairent les appartements. Là encore il y a un paradoxe, parce que ces lumières sont assez belles mais on ne sait pas ce qui est diffusé, peut-être des sujets terrifiants. Pour en revenir à l’installation “Maison/TV”, il y avait une caméra de surveillance, visible des spectateurs, et reliée à un moniteur qui captait l’ensemble de l’espace d’exposition pour le diffuser avec le flux des autres images dans les maisons. C’était l’idée que la maison, protectrice, imperméable est en fait hyper-perméable, traversée de part en part. Ça, ce sont des phénomènes qui m’ont semblé importants.
LM : mais comment Virilio passe de la fenêtre de bâtiment à la “fenêtre” de télé ?
BC : eh bien, il disait que le fait d’avoir une télévision chez soi c’était une ouverture sur le monde. Il y avait là, une modification de l’espace et du temps.
LM : par définition, une fenêtre, tu vois à travers ; or à travers un écran de télé, tu ne vois rien.
BC : oui c’est vrai.
LM : c’est clos, c’est un univers clos.
BC : c’est le paradoxe entre fermé et ouvert. À travers la télé tu vois l’extérieur, n’importe où dans le monde. Il [Virilio] parlait de « jour électronique ».
LM : le seul écran qui devient une fenêtre, c’est dans La Rose Pourpre du Caire.
BC : il y a aussi chez Antonioni
LM : Profession Reporter
BC : bref, le paradoxe entre fermé et ouvert a “drivé” pas mal de mes productions et maintenant la question du vivant s’y agrège. Le travail sur le pavillon vient de loin. J’ai été élevé en région parisienne, et à l’époque, il y avait des pavillons qui étaient encore un peu dessinés par des architectes avec un petit jardin, et construits de façon artisanale.
LM : qui savaient se tenir.
BC : oui, j’ai toujours été fasciné par la construction. Et c’est pour cela que le premier travail, déterminant pour le reste de ma production, a été le pavillon-témoin, photographié dans différentes zones commerciales, entre ville et campagne, prises lors de déplacements en voiture.

LM : peux-tu rappeler le processus ? C’est une photographie “coulée” dans le verre…
BC : plutôt inscrite dans le verre. Une résine photosensible permettait le transfert de l’image sur le verre sur laquelle de la grisaille était versée, puis cuisson. C’était une technique entre photographie et vitrail. Ce qui m’intéressait, était l’inscription du temps long de l’image cuite dans le verre (comme pour le vitrail), et la durée courte de vie de ce type de construction…
LM : et d’où vient cette récurrence, presque cette obsession, du “pavillon-témoin” ?
BC : le pavillon-témoin est un paradoxe, j’aime les paradoxes, ils m’interrogent, donc j’essaie de creuser. En l’occurence, le pavillon-témoin, c’est d’abord une image
LM : c’est une maison fictive
BC : oui fictive, une maison-décor dans laquelle personne ne vit, qui est construite pour faire rêver, pour que des personnes aient envie d’avoir la même.
LM : et ça date de quand ?
BC : juste après l’École des Beaux-Arts.
LM : donc à ceux qui supposent que tu es de formation architecte, tu leur réponds que tu ne produis pas d’architectures.
BC : jamais.
LM : Que produis-tu ?
BC : je produis des objets, photos etc., que j’organise dans l’espace, ce que l’on appelle “installations”. Et je me suis fait cette réflexion récemment, à savoir qu’une installation, c’est une image dans laquelle le spectateur se promène.
LM : oui, OK
BC : mais, là encore, paradoxe, une image est théoriquement bidimensionnelle, c’est l’œil qui la parcourt, dans ce cas c’est aussi le corps qui se déplace en relation avec les différents éléments. C’est la “relation espace-objets-corps” que je travaille.
LM : en fait, tes œuvres parlent de ton rapport à la nature, au monde
BC : au fait d’habiter.
LM : mais c’est vrai que souvent tes œuvres ont un côté minimaliste.
BC : c’est vrai. Parce que je suis quelqu’un qui essore.
LM : intéressant ça…
BC : j’ai des carnets dans lesquels je dessine des croquis. À force de gamberger, j’élimine énormément de choses, et quand je pense que la pièce est “juste”, pour moi bien sûr, je m’arrête. Donc, j’essore, pour aller vers quelque chose qui est…
LM : l’essentiel
BC : l’essentiel, oui. Quand j’étais étudiant, il n’y avait que deux revues d’art : Artpress et Art Présence, toutes deux en noir et blanc à l’époque, qui montraient beaucoup d’artistes américains, les minimalistes. Je ne comprenais pas ce type de production. Je suis issu d’une famille où l’art était peu présent, et je découvrais dans cette presse spécialisée qu’il y avait des artistes qui mettaient des cubes dans un espace, et je me disais « c’est pas possible, il y a un truc, je ne comprends pas. » Et donc, forcément, la curiosité a fait que j’ai été intrigué par ces artistes-là, qui m’ont marqué, même si je n’ai rien à voir avec les minimalistes, je serais plutôt maintenant du côté de l’Arte Povera. Mais en tout cas ce sont des œuvres que j’ai beaucoup regardées pour les comprendre.
LM : il y a des œuvres qui sont plus “parlantes”, si j’ose dire, comme ce plan bleu avec des pierres transparentes. Évidemment, ça évoque de l’eau.
BC : alors là tu mets le doigt sur une de mes façons de penser, de travailler plutôt. Lorsque l’on me propose un lieu pour présenter une pièce ou pour y réfléchir, je développe souvent une proposition en écho au lieu. C’est parfois un élément déclencheur, réminiscence de l’artiste in situ… La pièce dont tu parles, “Être ici/là-bas”, a été présentée dans le cadre de “L’art dans les chapelles-2024 ”, dans le Morbihan. Chaque artiste invité se voit attribuer une des quatorze chapelles qui constituent ce parcours d’art. On m’a proposé la chapelle de Pontivy, la Chapelle des Rohan, et j’apprends que sous cette chapelle des Rohan, qui étaient protestants, entre parenthèses, malgré son ornementation catholique…
LM : c’est pas banal d’être protestant en Bretagne
BC : effectivement. Sous cette chapelle il y a un puits et elle a aussi une voûte peinte en bleu. Je travaille depuis pas mal d’années avec le vert et le bleu d’incrustation. Et, tu vas voir, on revient à la notion de décor. Le bleu et le vert, sont les deux couleurs utilisées dans le cinéma pour incruster des paysages en postproduction.

LM : le fond vert et le fond bleu
BC : voilà.
LM : qui est partout, maintenant, dans les films. Et je pense souvent à toi par rapport à ça, figure-toi
BC : merci
LM : parce que je vois des films en streaming, beaucoup avec des fonds verts, et à chaque fois je pense à la pièce que tu avais exposée à Vendôme [“Situation, Aller dans le décor”, 2015]. Tu avais chopé un truc là, il y a des années.
BC : Là aussi il y a paradoxe, les couleurs qui sont le plus utilisées pour…
LM : l’artifice
BC : pour l’artifice, le trucage, etc., sont en même temps les deux couleurs les plus présentes dans les vrais paysages. Donc, pour en revenir à la pièce de Pontivy [ci-dessus], il y a de l’eau sous la chapelle et, comme dans beaucoup de chapelles, le plafond est peint en bleu pour évoquer le Ciel. On est dans une construction en granit. Le granit est une roche volcanique, issue de la formation de la Terre
LM : métamorphique [on dit maintenant « plutonique »]
BC : absolument. On sait maintenant que ces pierres-là ont été dégradées en argiles, au cours de longs processus, puis l’activité des bactéries a permis la formation des bryophytes (les mousses) ou de lichens qui ont produit de l’oxygène, et petit à petit le vivant s’est développé. Ce sont tous ces phénomènes-là qui sont dans ce travail. Le granit est composé à 74 % de silice. Le verre est issu de la silice, matériau avec lequel j’ai déjà beaucoup travaillé. J’ai sollicité le Centre International d’Art verrier de Meisenthal, en Lorraine, pour réaliser des pierres en verre soufflé. J’ai fabriqué neuf moules de pierre de granit différentes, avec du plâtre et de la chamotte, puis je suis allé sur place pour assister et même participer au soufflage des pièces. Un grand moment !
LM : As-tu un autre projet récent où tu utilise la peinture-incrustation ?
BC : L’exposition “Entrelacs”, à la galerie Fernand Léger, à Ivry. L’espace a d’abord été conçu pour être un cinéma avec trois salles de projection qui n’ont jamais été exploitées en tant que telles. Elles sont devenues des salles d’expos et leur déclivité témoignent encore de l’intention initiale. Le fait de travailler avec les deux couleurs d’incrustation quand tu vas dans un cinéma…
LM : c’est tentant.
BC : c’est tentant… Je m’intéresse aussi à ce que j’appelle les “plantes décoratives” que l’on trouve par exemple chez Ikéa, en fin de parcours marchand. On achète une plante simplement pour décorer, comme un bibelot, pas vraiment parce que c’est vivant. Avec ma compagne, qui

est férue de plantes, nous nous sommes baladés dans Ivry et avons regardé la ville à hauteur de chien, à la recherche des plantes adventices, ou dites migrantes, une soixantaine de plantes adventices a été identifiée. La pièce “Ça tourne !” est constituée d’une partie vert incrustation dans laquelle est inscrit en défonce le nom commun de chaque plante et d’une autre partie bleu incrustation au-dessus. À la limite entre le bleu et le vert, un dispositif construit, comme une table, supporte les plantes décoratives, les mettant en lévitation, hors sol.
LM: J’ai vu, sur Facebook ou Instagram, je ne sais plus, que tu pratiquais aussi la peinture sur des petits formats ?
BC: Ce n’est pas nouveau, mais c’est vrai qu’avec le temps, je me suis rendu compte que je m’étais un peu fait enfermé dans “l’artiste in situ”, et “l’artiste archi”
LM : tu t’es fait enfermé ?
BC : sans doute
LM : sans en avoir conscience
BC : j’en avais sûrement un peu conscience. Et puis à un moment donné, je me suis senti libre d’échapper à ces catégories, et je me suis dit :« maintenant, je fais ce dont j’ai envie »
LM : eh oui !
BC : mais ce n’est pas si vieux que cela, en fait [rires]. Je fais des aquarelles, des dessins et toujours des maquettes, toujours liés à mes recherches, bien sûr ! J’ai relu récemment un article dans Beaux Arts Magazine, dans lequel je disais : « je ne suis pas un artiste d’atelier. » maintenant, je suis franchement un artiste d’atelier. C’est même quelque chose de vital.
Bonus track:
Quelques Bernard lignes sur Calet. Fiction sèche ? (Via Heidegger)