Dans l’atelier de Sun Mi Kim. Entretien et photographies. Partie 1

Léon Mychkine : Donc, vous êtes
Sun Mi Kim : Sun Mi Kim. Je suis née à Séoul, en Corée du Sud.
M : Et, quand êtes-vous arrivée en France ?
SM : En 2000, j’avais 24 ans.
M : En Corée, vous étiez déjà artiste ?
SM : J’ai fait les Beaux-Arts, j’ai fait des expositions personnelles, et collectives.
M : D’accord. Et qu’est-ce qui a décidé que vous alliez venir en France ?
SM : Pendant les Beaux-Arts on m’a envoyé en Italie, et j’ai réalisé qu’en tant qu’artiste, il fallait bouger. Il faut vivre l’origine de l’art… il y avait plein de choses à découvrir. Je me disais “il faut faire l’aventure”
M : Il faut faire l’aventure…
SM : Dès que possible ; le plus vite possible [rire]. Oui, parce que la vie, pour moi, c’est déjà une aventure. Donc, pour devenir artiste, il fallait que je parte de Corée, sinon je restais dans l’habituel, la famille, etc. Je voulais trouver mon potentiel, que je ne pouvais pas trouver en Corée.
M : Vous aviez envie de vous libérer, de prendre toute votre liberté.
SM : Oui. Je suis née en Corée, mais je voulais devenir une artiste “sans frontière”. J’étais très contente, d’être une artiste coréenne, mais je voulais devenir universelle. Donc après l’Italie [où Kim a appris l’art de la fresque], je suis retournée en Corée. J’ai travaillé, pour préparer le départ. Et à Paris je me suis inscrite à la Sorbonne, en Arts Plastiques (Master 2). Et après j’ai rencontré des collectionneurs. J’ai rencontré des galeristes. J’ai commencé à vendre des œuvres. Je me suis marié.
M : Et donc, ce que vous faisiez en Corée, c’est différent de ce que vous faites maintenant ?
SM : Le matériel, c’est le même. Mais j’ai changé le sens.
                                                                     Sun Mi Kim, “À fleur de peau: entre la route”, poudre de marbre, pigments et fils, 100 x 100cm, 2015 (Photo Courtesy de l’artiste, redéfinie par Mychkine)
 
Sun Mi Kim, “À fleur de peau: entre la route” (détail. Photo Mychkine)
 Sun Mi Kim, “À fleur de peau: entre la route” (détail. Photo Mychkine)
 
SM : En fait il y a deux lectures. Dans toutes mes œuvres, il y a plusieurs couches de minéraux qui sont superposées. Au minimum, 40 couches de matière. Et je pose les fils dans chaque couche.  Et puis je termine à la poudre de marbre. C’est blanc comme notre peau. Le final est minimal, mais le processus est maximal. Ce qu’on voit, c’est la peau, la surface, ce n’est pas le processus. Mais il y a une profondeur. Quand j’étais en Corée, j’étais intéressée par les minéraux, et la fresque ; et alors j’ai fait cette technique d’expression sur le fond. Et après je peignais des images. En Corée, je parlais de surface de l’image. Petit à petit, je me suis passée des images, et n’est resté que le fond.
M : Des images figuratives, vous voulez dire ?
SM : Des images figuratives, ou des couleurs.
M : Donc, attendez, vous disiez, « il y a deux lectures »
SM : Oui. À la première lecture, on ne voit que la surface, mais à la deuxième lecture, c’est ce qu’on ne voit pas ; les couches superposées, les pigments superposés.
M : Vous me disiez, dans un courriel, que c’était lourd… Combien ça pèse ?
SM : Une quinzaine de kilos.
M : Donc, en Corée, vous faisiez déjà ça ?
SM : Oui, mais je ne parlais pas du tout de ça. Je parlais des images. Parce que je n’étais pas encore prête à parler du fond.
M : Et c’est en France que vous avez enlevé les images ?
SM : Oui. Le fond, c’était très intime ; personnel. Et puis les images, c’était plutôt l’extérieur, ce que je vois. Les relations de l’humain avec l’environnement. Et puis à partir de 2004, j’ai décidé, petit à petit, d’enlever l’image figurative.
M : Et vous avez une explication, de pourquoi vous avez abandonné la figuration, ou non ?
SM : En fait, le travail d’après [sans plus les images] c’est quelque chose que j’ai vécu quand j’étais petite. Je ne sais si c’est le rêve ou la réalité. C’est très personnel et intime. Je n’en ai même pas parlé à les parents. Je crois que si je leur avais parlé de ça, ils auraient pensé que j’étais folle.
M : Ah bon ?
SM : Donc je me suis dit : “je n’en parle pas, mais je vais quand même l’exprimer dans mon tableau ; et puis je cache avec d’autres choses”. Du coup, il y a une double lecture, personnelle, et les gens que je montre.
M : Donc, la figuration cachait votre propre expression ; c’est ça ?
SM : Oui. Je parlais d’autre chose, et je n’étais pas encore prête à parler. La figuration c’était ce que je pensais, mais je ne parlais pas de moi.
M : Mais là, maintenant, vous parlez de vous.
SM : Parce que, l’image blanche, l’espace blanc, tout ça c’est ce que j’ai vécu quand j’étais petite. À six ans et demi, j’ai eu un accident de voiture, j’ai été dans le coma, longtemps. Et je ne sais pas si ça c’est le rêve ou le vrai vécu ; je voyais mon corps, etc. Pour moi, c’était une drôle d’expérience. Je me demandais si j’étais vraiment morte, ou si j’étais vivante. C’était compliqué. Quand j’étais dans le coma, je n’étais pas empêchée par le physique, j’avais mon esprit qui était libre. J’ai voyagé. J’ai fait des expériences. Je me disais “si ça c’est la mort, je me disais, c’est pas mal” [Rires] [Kim est restée six mois à l’hôpital, immobilisée, de très nombreux os fracturés, des pieds à la tête, avec des fils (i.e. des tubes, qui sortaient et entraient dans son corps, et elles en voyaient au-dessus de son visage, qui venait de sa bouche, son nez, etc.]
M : Votre esprit voyageait.
SM : J’ai vu des choses. À un moment, il y avait une lumière très forte ; je sens qu’il y a des choses autour de moi, une énergie, mais je ne vois pas les silhouettes, c’est chaleureux, mais je ne vois pas les formes.
M : C’est extraordinaire.  
SM : Je me disais, “il y a quelque chose, mais je ne vois pas”, “qu’est-ce que c’est ?”. Et c’est pour ça que les matières — on voit, on ne voit pas les processus —, je montre au minimum, ça vient de cette expérience. Il y a quelque chose qui existe, mais on ne voit pas. […] Pendant six mois, j’ai observé tous les tuyaux qui rentraient et sortaient de mon corps. Et quand j’ai retrouvé mon corps, pour moi la vie, c’était un cadeau. À partir de ces expériences, je me disais “maintenant, c’est mon cadeau. Il faut profiter de chaque instant. Je vais faire ce que je veux.”
M : Et donc les fils, ça vient un peu de cette expérience à l’hôpital ?
SM : Oui. En fait je me posais la question moi-même : “Pourquoi j’observe autant les fils ?” En fait je suivais les fils, et j’essayais d’imaginer où ils allaient.
M : Mais cest peintures, cette peinture, ne parle pas que de votre accident ?
SM : Non, pas du tout. Avec mon expérience, c’est ma lecture, mais c’est accessible pour tout le monde. Et c’est mon but, partir du personnel, et permettre à tout le monde de mettre son histoire, parce qu’on ne voit pas grand-chose, ça c’est l’avantage, on peut mettre notre histoire. On dirait que c’est vide. Mais ça nous emmène ailleurs. Par exemple celui-là 
  Sun Mi Kim, “à fleur de peau : paysage” (Photo Mychkine)
M : D’accord. Alors là, ce qui est étonnant, c’est qu’il reprend le principe des autres, poudre de marbre en final, mais vous avez ajouté dessus un fil élastique. Que signifie ce fil ?
SM : En fait ça fait partie des deux dimensions du tableau, ça sort du réel, ça met en relation avec l’espace. Et le spectateur qui touche.
M : Il a le droit de toucher ?
SM : Oui. Mais je mets des clous
M : il y a un choix limité. Donc les gens, quand ils viennent voir ces œuvres, ils le savent que l’on peut toucher le fil ?
SM : Ça dépend de la politique de la galerie.
M : Donc, j’imagine que face à un visiteur, devant ce tableau, vous ne parlez pas de votre accident ?
SM : Non non.
M : Donc, si on vous demandait de quoi parle ce tableau, que diriez-vous ?
SM : Pour moi, ce tableau est très figuratif.
 
Sun Mi Kim,“à fleur de peau, plus de lumière”, poudre de marbre, fils, pigments, 73 x 115 cm, 2016  (Photo Mychkine)
Sun Mi Kim,“à fleur de peau, plus de lumière”, (détail)  (Photo Mychkine)
Sun Mi Kim,“à fleur de peau, plus de lumière”, (détail)  (Photo Mychkine) 
 
M : Ah oui ?
SM : Oui. C’est une question de distance. Quand on est proche, on voit les détails, et quand on est loin, on est sorti de quelque chose, on devient un point. Pour moi, là, je suis loin de la Terre. Je vois très très loin. Il y a des animaux, il y a des personnes. Il y a plein de choses. Je suis très loin.
M : Donc ce n’est pas un tableau abstrait, pour vous. Pour vous, c’est du réel, mais vu de loin, c’est ça ?
SM : Oui. Pour les gens qui veulent absolument mettre des catégories, bon je veux bien. Si les gens veulent appeler ça comme ça, c’est très bien. Si on appelle ça autrement, ce n’est pas grave. Quand on prend l’avion, on voit des petites choses, mais ça existe, c’est vrai.
M : En quelque sorte, vos tableaux sont des paysages vus de très loin, des situations cosmiques, énergétiques.
SM : Déjà “loin”, de combien “loin” ? Ça peut devenir cosmique, ou intérieur. Si on devient petit, ça devient grand ; grand, ça devient petit. Ça dépend de notre position. Même notre corps est cosmique. Si on devient minuscule, et qu’on rentre dans notre corps, c’est un paysage.
M : Donc pour vous, le paysage commence n’importe où, dans le petit ou dans le grand.
SM : Oui.
M : Il n’y a pas de frontière, pour vous, entre l’être humain et la nature.
SM : Ça, c’est ma philosophie.
 
Sun Mi Kim, “Refuge intérieur : la nuit”, poudre de marbre et pigments, 195 x 97 cm, 2015 (Photo Mychkine)
Sun Mi Kim, “Refuge intérieur : la nuit”, (détail) (Photo Mychkine)
 
 

LES ARTICLES PUBLIÉS SUR ARTICLE SONT PROTÉGÉS PAR LE DROIT D’AUTEUR. TOUTE REPRODUCTION INTÉGRALE OU PARTIELLE DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE DEMANDE D’AUTORISATION AUPRÈS DE L’ÉDITEUR ET AUTEUR (ET DES AYANT-DROITS). VOUS POUVEZ CITER LIBREMENT CET ARTICLE EN MENTIONNANT L’AUTEUR ET LA PROVENANCE.  (Toutes les photos : courtesy de l’artiste et ayant-droits)