Les actes du peindre. Aperçus sur Julien des Monstiers.

                        

Fig.1. Julien des Monstiers, Sans titre, 2024, huile sur toile, 180 x 150 cm, Galerie Christophe Gaillard, Paris. (Image courtesy de l’artiste)

JDM (permettez), aime les contrastes, non seulement stylistiques, genrés (au sens de “genre classique”, “genre figuratif”, “genre  abstrait”, etc.). Il aime aussi, supputé-je, démontrer que la peinture n’est, en quelque sorte, plus possible. Je vais le formuler autrement : Quand il donne à voir, sur la même toile, une licorne avec deux tours de refroidissement en background, il ne fait pas “genre” peinture historique ; il dit, en quelque sorte : « On ne peut plus peindre cela ». Et, pour y insister, il craquèle, à la touche, son tableau ; comme craquèlent les toiles d’Ingres et de Vermeer (et alii) au Louvre, nonobstant, il faut y insister l’uchronique présence d’une licorne non loin d’une centrale nucléaire. Vous vous direz (peut-être): « Pourquoi peindre ce que l’on ne peut plus peindre ?» Peut-être, d’une certaine manière, pour justement montrer que ce n’est plus possible. (Redondance ?). En quelque sorte, JDM est au-delà de la niaiserie, comme, en son temps, s’y situait un Sigmar Polke (avec d’autres enjeux). Ce montrable plus montrable chez JDM tient aussi, possiblement, d’une ironie postmoderne (Polke et d’autres), ou d’un je ne sais quoi, un je ne sais quoi qui se tient prêt (justement), à quitter le territoire. Je crois qu’il y a vraiment quelque chose de cet ordre chez Des Monstiers : dépicter, représenter ce que l’on ne peut plus représenter, quand d’autres, mais dans un style plus lourd, bien moins maîtrisé, plus pompier et obséquieux, et parfois dans les mêmes parages, ne “réussissent” qu’à produire du papier-peint. Or le papier-peint, il y a des magasins pour cela (Saint-Maclou : évidemment). Bien, pausons avec Fig.1.   

On le sait la peinture, depuis son origine, est une histoire de recouvrement (Callirrohé, la fondatrice, traçant sur le mur au charbon de bois l’ombre de son amant qui vient de partir au loin). Fig.1 illustre bien ce geste, qui, lui encore, cligne de l’œil quant aux genres et à la contemporanéité — avant ? après ? JDM s’amuse à fusionner, ce qui ajoute du tiers à la dialectique, entre “genre” tapisserie avec rosier, donc nature morte au kilomètre, et incrustation “abstraite”.

Julien des Monstiers, Sans titre, 2024 [Détail]

Mine de rien, on vient de distinguer deux ou trois temporalités dans ce tableau, ce qui est déjà pas mal. Du point de vue formel, on peut remarquer un très bel effet d’optique tout en haut, voyez ce décochement qu’on jurerait en trois dimensions ? Le tableau, à dire vrai, pourrait titrer : “Perturbations”. Voyez ces lignes latitudinales zébrant la lecture ; tels des tracés sismographiques        

Julien des Monstiers, Sans titre, 2024 [Détail]

C’est très joliment fait. « Joliment » ne va pas, il s’agit de maîtrise, de métier. Mais « maîtrise » ne suffit pas non plus, il ne s’agit pas de “montrer” les muscles, mais de “dire”, aussi, quelque chose. Avec ces sursauts électriques — car on dirait bien qu’un courant passe ici et parcourt la toile en plusieurs endroits — des Monstiers entaille le motif, produisant donc un autre rythme — celui-ci pas temporel, mais graphique. On note aussi des ondulations verticales : 

Julien des Monstiers, Sans titre, 2024 [Détail]

La toile est entaillée à l’horizontal et ondule à la verticale. Encore une fois, il s’agit bien de perturbations, qui relèvent tant d’une parfaite technique (impressionnante) que d’une double temporalité, j’y reviens, entre le motif “joli”, façon papier peint et sa négation (par ce que nous venons de signaler). Ce n’est pas une pose, parce que cela raconte quelque chose, de la “tradition” du peindre et du contemporain. Ironie ? Possible… (du lat. class.ironia, gr. ει ̓ρωνει ́α « ironie socratique; réticence, ironie ».) Ironie socratique : Prêcher le faux pour “faire dire” ← accoucher ← maïeutique → le vrai. Mais des Monstiers n’assène pas le “vrai”, il laisse le choix, et c’est élégant. Notez : Je n’assène pas ce jugement, je le propose.  

M’intrigue aussi, chez dM, ceci :    

Julien des Monstiers, “Soleil rouge”, 2016

Ce que j’apprécie (je ne dois pas être le seul), dans la peinture de Monstiers, c’est ce que  j’appellerais son registre. La première amorce du CNRTL à l’étymon du mot, c’est : « Livre où l’on écrit les actes ». Imaginons (attention poésie !) que tout bon (très bon) peintre écrive le propre livre, tout au long de sa vie d’artiste, de ses œuvres, et que chaque œuvre soit un acte ; alors toutes les bonnes peintures (il y en a forcément des moins bonnes), sont autant les actes du peindre. C’est ainsi que je vois cela, chez JDM. Disons-le ainsi : un peintre qui produit des variations sur un sujet, ou sur une même manière de peindre — et ce n’est qu’une théorie, donc une fiction — ne produit, en définitive, qu’un acte continu ; tandis que celui qui va différencier, en termes de sujets et textures, telles et telles toiles, de fait, produit des actes distincts, qui entendent s’éloigner des balises. C’est le cas, me semble-t-il, et par exemple, avec Fig.2. J’appelle cela (paradoxe) : aller vers l’unicité. Dans un article (Boum!Bang!, dont elle est co-fondatrice), Clare Mary Puyfoulhoux écrit :       

Comprenons: la peinture de Julien des Monstiers ne nous donne rien à voir, ne nous offre pas de vision, ne prétend pas être l’incarnation d’un discours sur le monde. Elle rend des sensations. […] elle ne peut rien nommer, elle est sans mots.

Si des Monstiers était musicien, à la limite, on pourrait entendre « ce rien à voir ». Or il est peintre. Comment un peintre pourrait-il ne rien donner à voir ? Même le plus mauvais (singulier magnanime) des peintres “donne” à voir. Bref, ce doit être l’enthousiasme qui a pris ma consœur de l’AICA, ce qui arrive. Quant au « discours sur le monde », et dans la portée du figuratif, si, des Monstiers “dit” quelque(s) chose(s). Qu’il le dise sans mots, bien entendu. Fin de la parenthèse. 

Je parlais de territoire. Bon !, là, très probablement (Fig.2), il s’agit d’une carte, avec un fleuve rouge. Avec, alentour, ce qu’il semble un paysage écorché . Mais peut-être extrapolé-je… Peut-être pas. Indécision. Voir, voir, et revoir — pour tenter de traverser le miroir sans tain de ce que nous projetons dans l’indécis du sujet (tout un programme !, de vie. Il faut imaginer que nous sommes donc “de l’autre côté”, ou des deux côtés à la fois, position princeps quantique — c’est encore de la poésie, pas de la science). Mais revenons (le problème de beaucoup de critiques d’art, c’est qu’ils ne reviennent pas souvent sur ce qu’ils viennent d’écrire. Or), revenons donc à cette histoire de paysage écorché. Il y a deux solutions : soit des Monstiers mime un vieux tableau, avec perte de matière, telle qu’on en connaît des palanquées ; soit il griffe son paysage pour “dire” quelque chose, au présent. 

Incise. Y aurait-il, et avec ce fleuve rouge, tout droit sorti de chez Burtynsky, osons-le mot, une écologie chez des Monstiers ? Mais une écologie cul par dessus tête : Par exemple, comment parler “d’air pur” quand on respire un cocktail composé de : monoxyde d’azote (NO), dioxyde de soufre (SO2), monoxyde de carbone (CO), métaux lourds (plomb, arsenic, cadmium et nickel), composés organiques volatils (COV), Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques (HAP, en compagnie du benzo(a)pyrène), polluants (SO2 et NOX), sans parler des pertubateurs endocriniens et des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (Per and PolyFluorinated Alkyl Substances), soit les de plus en plus célèbres PFAS ; et sans oublier les particules plastiques que nous avalons, soit l’équivalent d’une carte de crédit par mois, en sus des particules de pneus depuis nos chère voitures vrombissantes, mais aussi avec leurs particules de freins à chaque ralentissement ou arrêt (la nature est bien faite). Cependant que l’air, du point de vue élémentaire, c’est : 78 % d’azote (N2), 20 % d’oxygène (O2), 1 % d’argon (Ar), 0,04 % de dioxyde de carbone (CO2), et des petites quantités d’autres gaz. Maintenant, ajoutez à cet air débonnaire tous les éléments (inexhaustifs de la liste ci-avant, et considérez donc l’écologie qui ne va plus — et n’ira plus jamais — avec).

Je pense, comme on dit, que des Monstiers est de son époque ; il n’ignore rien de la cohorte myriadique des catas en cours et en fait part dans sa peinture, mais sans grandiloquence, sans pathos (surtout pas !). Il parle aussi de qu’on appelle, depuis peu, l’artificialisation :

Julien des Monstiers, “La grande tapisserie”, 2013, huile sur toile, 180 x 150 cm. (Image courtesy de l’artiste)

Il y a des trous dans la toile, le motif est parti, laissant poindre les mailles. Il est fort, des Monstiers ; il joue, je l’ai dit, sur plusieurs registres, mais déjà dans une même toile. C’est donc, par exemple, cette trouée avec mailles, mais aussi ces craquelures :

Julien des Monstiers, “La grande tapisserie”, 2013 [Détail]

C’est titré : “La grande tapisserie”, mais comment une tapisserie peut-elle craqueler ? Et puis, elles ont un drôle d’aspect ces fleurs… En cherchant de l’information, au débotté, je tombe sur un entretien (ici) passionnant avec le peintre, qui nous apprend notamment ceci :

Je peins tous mes motifs sur cette grande table, comme je le ferais sur une toile classique, et ensuite, avec un film plastique qui agit comme un filtre, je récupère l’image que je viens de peindre et qui est encore fraîche. Ensuite, je viens la déposer avec une pression (on est entre la sérigraphie, le monotype, la gravure) à la surface du tableau qui a été préalablement travaillée pour ressembler à une espèce de toile cirée. Pour cela, j’ai monté successivement des couches les unes sur les autres en laissant des sillons intéressants. L’image vient en dernier, par-dessus ces sillons. C’est un système de transfert. […] En réalité, les motifs qui sont peints sont toujours peints en dernier mais je suis obligé de les avoir en tête en premier. Je sais par exemple que sur ce tableau adviendront une licorne de style peinture flamande ancienne et une centrale nucléaire. Il s’agit de l’image de départ mais je ne la peins qu’à la fin. Toutes les couches successives sont montées, les unes après les autres, avant que ces images adviennent. Les images semblent venir du fond du tableau, comme si elles réapparaissaient, un peu abîmées, sous d’autres couches. À aucun moment, je ne viens gratter la figure. Je ne fais jamais cela ; je ne soustrais pas de matière, je ne fais qu’en ajouter. Je monte successivement les couches les unes après les autres pour arriver à cette image, qui, en fin de processus, ressemble à une image érodée par le temps. 

Donc transfert, peinture écrasée, peinture sur-couchée, peinture dé-peinturée, géologisée :

Julien des Monstiers, “La grande tapisserie”, 2013 [Détail]

voire éclatée :

Julien des Monstiers, “La grande tapisserie”, 2013 [Détail]

Des Monstiers maltraite sa matière, sa matière-première, ce qui va a contrario, supposera-t-on, de l’“image” que nous avons du peintre en train de prendre toutes les précautions, presque amoureuses, de son medium afin de l’appliquer (et même s’il l’a balance, comme Jackson Pollock ou Jirō Yoshihara). Pour sa part, des Monstiers ne considère pas la peinture comme sacrée (il le dit dans l’entretien indiqué ci-avant), c’est un moyen. Du coup, au lieu de servilement “figurer”, il en vient, p.ex., à dépicter des fleurs qui n’existent pas. Bien sûr qu’une fleur peinte n’existe pas au sens botanique, mais elle existe comme signe dénotatif, c’est-à-dire que la fleur, dans l’histoire de la peinture, disons, fait toujours signe vers la vraie fleur, comme le coquelicot chez van Schrieck (« Une image qui représente un homme le dénote ; une image qui représente un homme en tant qu’homme est une image d’homme qui le dénote.», Nelson Goodman, Languages of art, 1968) : 

Otto Marseus van Schrieck,  “Still Life with Poppy, Insects, and Reptiles” [Détail], ca 1670, peinture à l’huile sur toile, 68.3 x 52.7 cm, MoMa, New York

On peut supposer que quiconque, voyant cette fleur “de dos”, pourra identifier un coquelicot. Probablement, je n’en jurerais pas. Ceci dit, vu de dos, le coquelicot évoque une certaine connectivité, non ? En plus, oui, il faut le dire, c’est très beau, voyez ce détail :

Mais remarquons encore un dernier indice formel autant que stylistique dans cette “grande tapisserie” des monstienne, et en l’espèce ceci :

Julien des Monstiers, “La grande tapisserie”, 2013 [Détail]

Rose, en tant que : trouble de la vision, double, triple décalage dépictif ; pixellisation ; glitch ; you name it… Autrement dit, en peignant ainsi, d’une manière aussi polymorphique, des Monstiers renoue avec la grande peinture, soit celle qui se révèle dans l’ensemble mais encore davantage dans le détail ; des détails qui perturbent cognitivement, esthétiquement, et donc philosophiquement la lecture, et alors l’“objet”et l’intentionnalité même du peint. Il est bien entendu qu’il s’agit d’un ensemble, le “tout” compose avec les parties, et inversement, et les détails des monstiens ne sont pas du bavardage, des colifichets superflus et/ou décoratifs comme en voit tant dans la peinture ; ils sont signifiants (nous avons tenté de le démontrer dans cet article). Le parti-pris, qui est presque un piège pour la vision, est que les tableaux des monstiens offrent primairement à la vue des sujets “classiques”, et que si l’on passe trop vite “dessus”, on ne va rien saisir. Autrement dit, le peintre veut rappeler au spectateur (qui ne fait pas le tableau, c’est le peintre qui fait le tableau) que du temps est nécessaire à la vision, au décryptage, et donc à la compréhension a minima de ce qui se passe ici. Le paradoxe, justement, c’est que l’apparente classicité des sujets, de concert avec l’attractivité scopique qui l’accompagne, est démentie par la, pardon !, les techniques de des Monstiers, qui viennent s’inscrire (aussi, et par la bande) en porte-à-faux contre la grande tendance séductrice, pauvre et fatalement muette, de la peinture contemporaine.