Nicolas Chatelain, “làoùiln”, à l’Arboretum d’Argenton sur Creuse

Nicolas Chatelain, ou les Variations

Préambule

Aperçu audio avec Jacques-Victor Giraud, directeur de l’Arboretum d’Argenton-sur-Creuse

Je suis l’auteur d’un très modeste petit montage vidéo sur ma chaîne YouTube, ICI

Un mot sur le titre : Jacques-Victor Giraud voit dans ce n final un début de négation. On pourrait “mentalement” lire “là où il n’est…” quelque chose. Mais tout aussi bien pourrions-nous voir là le début d’un autre mot, comme “naître”, par exemple ; comme suit : “là où il naît”. Et ce sera mon hypothèse. J’y vois là, le lecteur s’en convaincra une fois lecture faite de cet article, du moins je l’espère, une prédilection pour Chatelain de ne jamais tout dire, de poser des amorces, et d’attendre, du moins, de laisser en suspens, mais sans ostentation, sans rien de spécieux, au contraire c’est un jeu, le libre jeu des facultés, comme disait Immanuel Kant.

Mots clés : Discret, consistance, respiration, patience, soin, pauvreté, densification, complexification, variation, accident, intention, sensible

L’art de Chatelain est de l’ordre du discret. Rien de démonstratif. Comme son auteur, qui, d’ailleurs, m’a aimablement refusé un entretien, car il estime n’avoir rien à dire en ce moment sur son art. C’est la première fois qu’un artiste se refuse à me livrer sa parole. C’est assez notable pour être signalé, non pas pour pointer du doigt une posture, mais bien plutôt pour silhouetter la personne de Nicolas Chatelain ; un artiste discret, comme son art. Cette position de ne pas avoir envie de parler, dans notre société si volubile, est en soi quelque chose qui indique, quoi ? De la consistance. Nonobstant, j’ai un tantinet insisté et ai demandé s’il pouvait me fournir un texticule (sic) ou des notes. Et il a accepté, ce en quoi je le remercie. Je vais citer ce texte, mais pas la partie où il parle de son parcours premier de peintre, parce qu’il nomme un certain nombre d’artistes qui, juxtaposés, si je les déploie dans le contexte qui est le mien, me semble risquer l’écrasement de mon sujet, qui ne se veut pas historique — moyen par lequel bien souvent on cherche à tout coup, parfois jusqu’au ridicule, à trouver une “légitimé” au sujet traité. Ce véritable truc de l’historicisation, de la contexutalité trans-temporelle, il me semble bien qu’on en use et abuse, pour justifier n’importe quelle œuvre, quelle que soit sa valeur intrinsèque (c’est aussi une manière assez commode et paresseuse de remplir des lignes…). Or une œuvre doit détenir une valeur intrinsèque — c’est justement pour cela qu’elle fait œuvre. S’il faut, dès qu’on en parle, lui adjoindre un langage prothétique, au sens littéral, bardé de prothèses et de béquilles, cela commence bien mal : par une noyade. Mais, de ce point de vue, Chatelain n’a pas besoin d’être légitimé par d’autres artistes ; son œuvre tient toute seule. C’est du moins ce que je vais tenter de démontrer ici.

Nicolas Chatelain [C1] sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

L’extrait que je prélève du texte de Chatelain contient ceci : « […] Une dérive du support pour finalement arriver à cette dimension plus sculpturale de la peinture, toujours dans une relation très forte au mur qui permet de maintenir une certaine distance. Après avoir fréquenté quelques galeries j’ai vraiment eu besoin de couper avec cet environnement pour renouer avec ce qui me semblait vital dans la création. Pourquoi je crée ? Quels sont les vrais enjeux ? suite à la “tyrannie” de l’esthétisme liée à la vente d’œuvre, j’ai voulu quitté l’idée de l’objet fantasmé provoquant du désir pour en chercher son “opposé”. » (Je remercie N. Chatelain pour cet envoi).

Nous l’avons dit : Au commencement, Chatelain est peintre, et puis il « dérive » vers quelque chose d’autre, qui n’est plus à proprement parler de la peinture, même si, ici et là, des indices demeurent, sont produits afin de. Chatelain parle d’une « tyrannie de l’esthétisme liée à la vente d’oeuvres », et je crois bien qu’il vise juste : Combien d’oeuvres, en vérité, ne tiennent que parce qu’elles satisfont la fonction scopique ; c’est joli, ça “passe”, c’est beau, mais pas sublime, ou bien encore parce que c’est totalement in-signifiant ? Donc Chatelain, dans un geste affirmé d’artiste, se détourne résolument de cette injonction de la “satisfaction garantie”. Partant, comme il l’écrit, il a bien réussi à se couper de « l’idée de l’objet phantasmé », qui, en soi, est une expression très forte, et que l’on peut reprendre tant pour le compte de l’artiste que pour celui du spectateur. À ce titre, les “objets-sculptures” de Chatelain, de prime abord, ne sont pas séduisants — Chatelain nous a bien dit qu’il allait partir à l‘“opposé” du désir ; concordance parfaite entre l’intention et l’actualisation. Engagement décisif de Chatelain : Pas de mise en œuvre immédiate du phantasme. C’est très bien dit par Chatelain, et très bien démontré (in concreto). Pourquoi est-ce si probant ? Parce qu’il arrive que l’artiste veuille séduire ; il veut plaire, il fait quelque chose d’identifiable au désir commun, et donc humain. Or, sitôt que l’oeil ne rencontre aucun obstacle à ce premier souhait commun — qui est d’être séduit —, alors il y a déjà quelque chose d’insidieux qui est entré dans le regard et qui va conduire la pensée à une certaine forme d’abandon, d’amollissement des facultés ; “ça y est !”, nous sommes conquis, et donc l’oeuvre vient de nous pénétrer — (mais pénètre-t-elle vraiment ou ne fait-elle que glisser ?) —, nous voilà bien disposés à l’apprécier et nous pouvons passer à la suivante. Ce n’est pas du tout comme cela que procède Chatelain. Si nous traversons l’espace au pas, sans nous attarder, nous n’aurons rien vu. Il faut s’arrêter, s’approcher, saccroupir même pour les pièces au sol, et non plus seulement voir, mais écouter ce que nous disent ces petites choses (l’art de Chatelain n’est pas monumental, il est, j’y reviendrai, “mini-monumental”. L’art de Chatelain est minimal, de taille très modeste, mais il est consistant. Pour s’en rendre compte, il faut s’approcher des pièces, parfois de très près, pour découvrir les parcours qu’empruntent les matériaux.)

Exemple d’attention à l’objet. La pièce ci-dessous montre le soin qu’apporte Chatelain à la sculpture ; au geste. En quelque sorte, Chatelain rend un objet banal ou commun, inconnaissable, méconnu ; rien d’anthropomorphique ici, ni de mimétique : l’objet seul, comme parti pris des choses. Seulement, cet objet, Chatelain le soigne, il lui apporte du soin, exactement comme on prend soin d’une œuvre que l’on est en train de réaliser. C’est bien ce qui se vérifie avec l’apparente pauvreté de la plupart des objets utilisés, mais qui, par le traitement esthétique et sculptural, les densifie, les complexifie. Ainsi la forme prend une ampleur de par ses variations ; variations plus ou moins tranchées, plus ou moins fines, plus ou moins nuancées plus ou moins apparentes, naturelles : on ne sait pas toujours très bien si telle marque, tel dessin, ressortit à l’accident (la propre vie du matériau) ou à l’intention. Et reste cette troisième hypothèse qui est la vie antérieure du matériau, qui a connu d’autres aventures ; car Chatelain récupère la plupart des matériaux qu’il utilise, il ne va pas en magasin pour acheter du bois, par exemple. Tout, de fait, est déjà ancien, en quelque sorte, tout à déjà un âge donné avant même que Chatelain y intervienne. Et il me semble que cette vie antérieure des matériaux est très importante pour lui. Et cela n’a rien à voir, me semble-t-il, avec la pratique de la récupération : Chatelain voit et entend dans l’objet une potentialité autre que sa présente actualisation. Et il va conduire l’objet vers cette nouvelle fonction. Quand on le félicite pour cette finesse dans la disposition des pièces, l’artiste répond « je n’y suis pour pas grand chose. Je ne fais qu’écouter avec les yeux. »

Nicolas Chatelain [C2] sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

On pourrait concevoir la sculpture chatelaine comme un territoire. Chatelain prend un morceau de bois, l’associe avec un autre. Il a vu et repéré les stries, les marques “naturelles” ou déjà produites par un tiers. Sur ces morceaux, il investit et délimite un territoire, territoire qu’est déjà l’objet, puisque reconnu comme tel. Chatelain va agrandir la perspective de l’objet, par la multiplication des signes qu’il y inscrira, et du coup, c’est autant de temps qu’il ajoute à la réception de l’oeuvre. Je parle de « perspective », et ce mot peut faire jaillir des associations d’espace considérables ; mais pas du tout : Chatelain travaille la perspective au millimètre, nous obligeant à nous pencher sur cette géométrie multiple sur/dans un espace restreint. Il faut donc entendre ce mot de « perspective » comme la course du regard sur l’objet: une variationOn obtient donc par là une finesse de sculpture très sensible. Et tout à coup l’objet prend une sorte de sens, qui ne dit pas son nom, puisque c’est une trace, un signe, une ponctuation… Mais c’est même plus que cela. Disons que si un objet est un territoire à investir, on aura plusieurs signes sur cet objet. Je pense que c’est ce qu’opère Chatelain, car il faut bien voir le souci du détail, de la mise en forme du matériau qui est le sien. Ce souci du détail n’est pas tonitruant, ce n’est pas un clin d’oeil, c’est une respiration, aussi ténue, quasi, que cela ; sauf qu’elle est visible, volumétrique. L’art de Chatelain respire, très lentement, mais en rythme ; avec la patience propre des objets. Whitehead a écrit qu’il y a, dans la structure des objets, une « patience », et ce, même pour une couleur qui surgit à tel point nommé. Elle pouvait être potentielle, et là voici actualisée. Dit autrement : les choses mettent parfois du temps pour s’actualiser, temps pendant lequel ces “choses” (objet, concept, caractéristique…) “patientent” dans le domaine de la Potentialité. Mais, même actualisées, il arrive aussi que les “choses” demandent de la patience pour être à même de les circonvenir, et donc de les juger. Chatelain sur-signe des objets déjà signés ; sauf qu’auparavant (avant l’intervention de l’artiste), ils ne signifiaient rien, ou si peu. Mais il ne faudrait pas croire que Chatelain se contente de ramasser et d’opérer quelques incisions ou traces sur l’objet. Je pense que rien n’est laissé au hasard dans une sculpture de Chatelain. Ce qui est laissé au hasard, c’est la part qu’il veut bien lui négocier, et donc cela s’apparente encore à une intention ; l’intention de préserver tel accident dont il n’est pas l’auteur. Donc, je le redis, rien n’est laissé au hasard : les rythmes, les stries, les taches de peinture, plus ou moins prononcées, plus ou moins évidentes, les coups de crayon, les coups de scie, les perforations, les collages, les assemblages : Un parcours de formes, des fragments de narration muette ; en trois dimensions.

Nicolas Chatelain [C6] sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain [C6, détail]  (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain [C6, détail]  (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain [C7] sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain[C8] sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain [C9sculpture, 2018, Arboretum (photo Mychkine)

Nicolas Chatelain, vue de l’exposition à l’Arboretum (photo Mychkine)

 

Démontage, photo de N. Chatelain, que je remercie beaucoup pour cet envoi :

Faut-il dire quelque chose de cette photo ?, je veux dire, n’est-elle pas parlante ? Je la trouve touchante et drôle à la fois, et n’en dirai pas plus.

 

Léon Mychkine

 


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