Peter Briggs. “Brouillon Général”. Partie 1

Ce qui suit est une transcription plus ou moins éditée. je dois dire que Peter Briggs ne trouve pas vraiment intéressant tout ce qu’il dit là. Mais, pour ma part, je trouve que ça l’est, car j’estime cela pédagogique et éclairant. Mais, davantage que cela, Briggs dit ici des choses que je considère comme fondamentales pour comprendre son approche, son oeuvre, et ses idées. Ce qui, au fil de la discussion, le conduit ici et là à énoncer des choses extraordinaires, et parfois très belles. Mais cela, il ne le concédera jamais, car il est modeste et pudique, tout britannique qu’il est. 

Nous nous trouvons dans le bureau de Peter Briggs, à Saint-Pierre des Corps, ce qui fait de Peter un corpopétrussien ; ce qui n’est pas rien. Mon Tascam DR-O5 est allumé, et j’enregistre tout ce qui vient. 

Léon Mychkine : Donc au départ du voulais être peintre, Tu as voulu peindre ? 
Peter Briggs : Oui, oui, pendant deux ans. Et l’école des Beaux-Arts, c’était Alexander Palace, c’est une colline complètement isolée de la ville [i.e. Londres]. Après je suis parti à la campagne, j’ai fait plein de choses : maçon, imprimeur, menuisier, et à l’époque on pouvait trouver du travail facilement. J’ai monté des murs en pierre, et je suis revenu à la fin de cette année, convaincu par le fait que la peinture n’était pas pour moi, mais que j’avais des choses à faire avec mes mains. Donc j’ai commencé à faire des objets individuels, qui étaient associés à la fin. 
 
 
B : J’étais aussi intéressé à cette époque là par la magie noire.
M : Ah oui ?
B : Par Crowley, toute cette époque.
M : Satanisme ?
B : Pas forcément par le satanisme, mais par la magie noire, la magie blanche aussi, on va dire. Mais surtout la notion que l’action pouvait déclencher quelque chose physiquement, dans l’espace.
M : Ah oui ?
B : Donc c’est comme une extension d’une sorte de performance, parce que, on l’oublie un peu, mais il y avait pas mal de performeurs déjà à cette époque là, et que dans ce travail… la notion de dessiner une forme par terre, par exemple, d’occuper une forme, de mettre dedans des objets d’une manière un peu rituelle. Là il y avait des formes de flammes découpées en verre, là il y avait une forme qui évoquait un peu le creuset des alchimistes, le serpent qui se mord la queue, toutes sortes de forme comme ça, qu’on trouve dans la littérature fluddienne et surtout chez un grand alchimiste anglais, Thomas Vaughanc’est l’alchimie spéculative, que j’ai considérée comme une sorte de forme, comme une sorte d’activité conceptuelle.
M : D’accord.
B : Ça me permettait de passer de l’acte à l’objet. C’était une activité disons, simplement, une activité un peu littéraire ; parce que je suis plutôt littéraire, qui me permettait de penser la sculpture, je pense.
M : D’accord
B : Donc l’année d’après, partiellement à cause de mon intérêt pour la littérature française et surtout les écrivains symbolistes, qui étaient mêlés à la magie, Huysmans, Péladan, des gens comme ça… j’étais toujours attiré par la France, j’habitais dans le Kent, donc tout près de la frontière, et j’ai demandé une bourse pour venir travailler en France et je l’ai eue. Pendant un an j’étais à Dijon. Ça me permettait aussi de découvrir la sculpture française, et la manière de travailler en France, qui est différente, d’une logique très différente du monde de l’art. De découvrir qu’il y avait de l’art contemporain en France, parce qu’en Angleterre on est passé complètement à côté de la plupart des mouvements français.
M : Ah oui ?
B : Par exemple, les Nouveaux Réalistes, je connaissais pas du tout, Etienne Martin je ne savais pas qui c’était en arrivant en France. Je me suis donc inséré dans un monde assez différent, dans une ville où il y avait des artistes qui travaillaient et qui vivaient de leur travail, pas du tout des artistes d’avant-garde. Je suis devenu beaucoup plus proche des historiens d’art français, entre autres Marianne Lemoine, qui était prof à Dijon à cette époque là. Et ça m’a permis de m’installer dans une pratique qui avait, disons, une possibilité d’avenir, parce que je ne voyais pas du tout, en Angleterre, à quoi ça servait, de faire de la sculpture, dans la société anglaise de l’époque.
M : À l’époque, comment la société anglaise recevait l’art contemporain, elle l’ignorait ? Comment ça se passait ?
B : En Angleterre, c’était quelque chose qui était uniquement réservé à Londres. Et à la campagne, dans les villes de province il n’y avait pas d’artistes. Je n’en connaissais pas, en tout cas. […] En sortant de l’école, on m’a proposé deux possibilités ; d’aller dans le Midwest, et faire un MFA [i.e, Master of Fine Arts], ou d’aller en France.
M : Et tu as choisi la France.
B : Je suis allé en France uniquement parce qu’il y avait un professeur, qui s’appelait Maxime Adam Tessier, qui enseignait à Londres mais qui était aussi inspecteur aux Affaires Culturelles et qui m’avait préparé un peu à ça. Et à ma grande surprise, il avait un ami, qui avait connu Péladan.
M : Ah oui ?
B : C’était un monsieur d’un certain âge. Et j’étais absolument étonné, de me retrouver dans un endroit, dans une France où il y avait une continuité, par exemple lui il dessinait des modèles que Rodin a eus comme modèles. Il y avait une continuité dans la sculpture qui, pour moi, en tout cas en Angleterre, ne pouvait pas exister. Donc c’était un très grand changement, j’ai mis un certain temps à m’habituer. J’ai passé deux ans à Dijon. [Briggs vit ensuite à Exeter, et puis à Rennes] Un jour on m’a appelé pour remplacer quelqu’un aux Beaux-Arts de Rennes. Et à ce moment, à travers les rencontres que j’avais fait avec Jean-Marc Poinceau, j’ai recommencé à retravailler sérieusement à préparer la deuxième étape de mon travail. C’était la Biennale de Paris, et c’est à ce moment là que j’ai rencontré Bonnefoi [i.e., le peintre Christian Bonnefoi].
M : D’accord
B : Donc on arrive à ce moment dans les années 80. J’ai fait la Biennale de Paris, avec une grande pièce où il y avait quatre manières d’occuper l’espace différent. Il y avait une pièce en angle [pièce en verre], une pièce au sol, une pièce parallèle avec le mur,
 

XIe Biennale de Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, A.R.C, Paris, 1980

B : et pendant cinq ou six ans, j’ai travaillé sur des séries qui se chevauchaient. Donc par exemple on peut voir la grande pièce en pierre. J’ai fabriqué ça en même temps que les pièces en verre.
Peter Briggs, Grande pierre, “Baroques 81”, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, A.R.C., Paris, 1981
 
B : Donc j’ai fait une exposition au Centre Pompidou, où il y avait à la fois des pièces en verre, le long d’un mur, et trois grandes pierres découpées comme ça. Je voulais faire dialoguer des formes, des manières de travailler très différentes. […] Donc ça c’est la partie historique, on va dire […] Il y avait toujours une partie positive et négative, une sorte de réponse, questions-réponses. C’étaient des morceaux de vitrine, je récupérais des morceaux de vitrine de magasins. Dans les pièces en pierre, c’étaient des pièces où j’avais fabriqué un système qui me permettait de les mettre debout, et de les tourner, et il y avait un fil, et en tournant la pierre, j’arrivais à faire deux formes en une.
Peter Briggs, In Situ (exposition personnelle), Galerie Chantal Crousel, Paris 1982
 
M : Donc à un moment donné, tu t’es émancipé de ces influences symbolistes, ou c’est resté vraiment longtemps ?
B : C’est-à-dire que ce travail, si on ne raconte pas l’histoire, de la manière dont je pense l’ensemble, on ne saisit pas vraiment. Quelquefois c’est lisible dans les titres, mais on ne saisit pas le sens du pourquoi de l’installation, par exemple. Donc c’est resté quelque chose d’assez littéraire, j’ai toujours travaillé sur l’entre-deux. Et l’entre-deux c’est souvent quelque chose qui se traduisait souvent par la parole, par la discussion, par l’intermédiaire de textes.
M : Mais après, dans les années 80, c’est d’autres influences, peut-être, des nouvelles ?
B : Il y a des éléments dans ce travail qui viennent d’un regard sur l’Arte Povera, ça c’est l’évidence, de cette époque, je suis quelqu’un quasiment de cette génération. J’ai travaillé d’une manière quand même assez isolée. J’avais rencontré  Jean-Marc Poinsot et Bernard Larmarche-Vadel, quelques temps après, mais tout ce travail existait déjà. Très honnêtement, je n’ai jamais fait partie d’un mouvement, je n’ai jamais été regroupé par exemple avec les gens comme Tremblay, ou d’autres, comme Vilmouth, qui travaillaient avec l’objet. Les choses qui m’intéressaient, c’était extrêmement divers, c’était des sculpteurs, Schwitters, Boccioni, Medardo Rosso, Hans Arp… C’est quand même une sorte de panel très large hein ? et historique.
M : Moore, non, pas du tout ?
B : Moore, ça m’a toujours fait froid dans le dos.
M : Ah bon ?
B : Oui. Hepworth, c’est mieux. Mais surtout, quand on compare avec Arp, je pense que Arp était à des kilomètres lumière, en avance et au-delà de Moore. Moore, c’était la génération à abattre quand on était étudiant. Et après Caro, qui était son assistant, d’ailleurs, à un moment donné. […] Ces grandes pierres, pendant un moment, j’avais fabriqué uniquement ces pièces là ; où les relations des parois de la sculpture qui étaient… ‘ready made’, c’est-à-dire les blocs sortis de la carrière avec ces striures qui viennent du système d’extraction, quand on perce comme ça, pour les dégager. Et la courbe interne. Le fait aussi que la forme de l’intérieur était invisible au moment où je fabriquais la sculpture, parce que le fil passait à l’intérieur, comme ça en tournant. Mais ce que j’avais comme indication, c’était simplement un trait, que je dessinais sur l’extérieur de la pierre, donc j’avais à projeter à l’intérieur de la forme les courbes et puis surtout, puisque c’est moi qui tournait la pierre, donc je pouvais passer par exemple une demi-journée à tourner une pierre sur 360°.
Peter Briggs, ‘pierre tournée’, Commande publique, Caen, 1982
 
M : Qu’est-ce que ça veut dire “tourner une pierre” ? 
B : C’était une très grosse machine. Je me mettais en dessous, le fil descendait, il y avait une plateforme, j’avais un levier, et j’avais comme ça, petit à petit, avec le levier, la plateforme qui tournait, ce qui fait que le fil, au lieu de faire une tranche verticale, faisait un tour complet.
M : D’accord.
B : Donc pour ces grandes pierres, il y avait également l’obligation de casser la moitié, et même de jeter la moitié, pour révéler l’autre moitié. Donc je m’intéressais à ce moment là à la pierre. Je suis allé en Italie, les carrières de marbre, je me rêvais en train de faire des pièces immenses… J’en ai vendu pas mal. Il y en a je ne sais pas combien, dans les FRAC, à Beaubourg… toute une série de pièces comme ça qui ont été vendues, d’ailleurs je n’ai plus une de ces grandes pièces.
M : Ça a bien marché.
B : Ça a bien marché, et puis aussitôt que ça a bien marché, ça commence à me frustrer, parce que je n’aime pas me répéter.
M : Oui, oui, je comprends ça
B : Donc j’en ai fait peut-être dix ou douze et j’aurais pu en faire encore tout un tas. Et, notamment il y a eu un été, où tous ces travaux étaient montrés au Musée d’Albi, au Musée Toulouse-Lautrec, dans le jardin. Et je me suis rendu compte qu’en fait quand ces pièces sont exposées en extérieur, que l’ombre portée des parties saillantes, sur l’intérieur, casse complètement la sculpture, et que ce n’était pas une sculpture d’extérieur, et je me posais plein de questions, et ayant lu Stokes, c’est un critique historien anglais qui est quasiment inconnu en France, qui s’intéressait à la sculpture entre-deux-guerres… Et en lisant ses textes, qui sont très séduisants, je me suis dit “c’est désespérant, je suis un sculpteur anglais, encore, je fais une sculpture d’intérieur, qui ressemble à une sculpture d’extérieur mais qui ne fonctionne pas en extérieur”. C’est une première grosse crise. Et à ce moment là mon travail commençait à circuler, et il y avait un plan de carrière possible qui se dessinait, mais qui consistait à continuer à faire ces choses-là… Et puis finalement, j’ai arrêté complètement, et j’ai commencé à travailler. C’était à ce moment-là les années 82-83 ; j’étais dans un atelier collectif à Rennes, je cherchais un poste d’enseignant, j’avais déjà trois enfants à ce moment là. Donc je suis venu ici à Tours, parce que j’étais nommé à Tours. Et à ce moment là, juste avant de partir de Rennes, il y avait des jeunes critiques à l’époque comme Piguier, De Loisy, qui voyageaient beaucoup en province, et qui cherchaient des artistes pour faire des expositions. De Loisy a fait sa première exposition dans mon atelier d’ailleurs, à Rennes, avant d’aller à Fontevraud, où je l’ai suivi, où je l’ai assisté, pour organiser les ateliers de Fontevraud, qui était une des premières réunions, invitations d’artistes qui venaient en France pour fabriquer des choses, et les exposer. Ça s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui.
M : D’accord.     
B : Et pendant ce temps-là, j’ai commencé à travailler à la fois des pièces où la matière, avec la lumière — dans le monde naturel —, vient influencer la forme.
M : Ah oui !
B : Surtout la notion d’héliotropisme. J’ai commencé à travailler avec des branches, avec des outils, en faisant des modelages. C’était le moment où tous les ormes étaient frappés par la graphiose, sur les bords de Loire, des sortes de squelettes. Et j’avais commencé à en couper, et à faire une petite collection de ces branches et de ces départs, en deux, en trois. C’était en 87.
M : Donc tu prends des branches et tu en fais des bronzes ?
B : Alors, le principe, j’avais pris des morceaux de branches, sur lesquels j’avais adapté des choses en cuivre, donc il y avait des mélanges de bois et de métal, et puis en pensant au cours de fonderie que j’avais suivis quand j’étais à Dijon, la technique de la cire perdue, où on emballe une chose en cire dans un moule réfractaire qu’on chauffe, la cire s’évacue et on remplit de bronze ; je me suis dit “mais est-ce que si je prends des morceaux de bois, combinés avec quelque chose en cire, est-ce que le bois et la cire pourraient brûler en même temps, et est-ce que je ne pourrais pas remplacer les deux matières par une seule matière, donc le bronze ?”.
 
Peter Briggs, bronzes (tirages uniques, cire et bois perdus) fabriqués à partir de branchages avec des extensions en cire modelée
 
B : Donc là, ce qui m’intéressait, c’était de travailler sur la notion d’héliotropisme, c’est-à-dire la manière dont une branche trouve un mouvement d’ascension, et les traces, car ça s’épaissit avec le bois qui se dépose chaque année, de prendre à un certain moment une branche dans sa croissance, et de continuer la bifurcation, pour produire une forme qui était en circulation, non seulement en termes de lumière, parce que la partie modelée, c’est une facture complètement différente, parce qu’il y a une sorte d’archéologie du geste qui s’imprime dans la cire, où il y a les passages successifs de couches de cire. Il y a un dialogue, comme il y en avait dans les travaux précédents, entre deux techniques. Donc, ça voulait dire: 1) se poser la question sur le modelage, qui était, à cette époque là, la technique qu’aucun sculpteur n’abordait parmi les artistes contemporains, 2) d’en trouver une logique personnelle, 3) de réfléchir en terme de surface de réception de la lumière… Il y a cette phrase que j’aime beaucoup d’un historien qui s’appelle [Albert] Elsen qui parle chez Rodin de “pistes d’aterrissages pour la lumière” ; de l’idée que la lumière vient concrètement, comme un élément de la sculpture ; parce que la lumière, en plus dans la sculpture moderne, à cette époque là, c’était un épiphénomène ; du moment qu’on voyait clair, ça allait. Ou bien on faisait des tubes en néon. Mais la lumière, en tant que nécessité pour une sculpture c’était considéré comme quelque chose d’esthétique et de pas de très intéressant. 
M : D’accord 
B : Donc parallèlement à ça, j’ai commencé à travailler des choses en céramique […] Il y avait tous ces questionnements sur la mise en forme, la mise en forme par la main, la lumière, et la présentation à la lumière. Et puis, petit à petit, avec le modelage j’ai commencé à comprendre que c’était un problème sans fin ; c’est-à-dire que je pouvais continuer à fabriquer des formes. J’avais remarqué qu’en céramique, souvent, je me retrouvais avec les mêmes petites formes, qui revenaient, sans même réfléchir, sans même regarder, dans mes mains. Et j’ai passé une deuxième crise où je voulais arrêter de faire du modelage, je n’y arrivais pas. J’ai mis tout de côté, j’ai mis toutes les cires dans un congélateur, et j’avais commencé des pièces, à chercher des pierres, pour les emmener en Inde, pour les couler en Inde, où j’avais les moyens de les couler.
M : Comment ça s’est passé ce départ en Inde ?
B : Dans ma famille il y a des liens avec l’Inde. Mon père était en Inde pendant la guerre, mon grand-père avait une collection de petits objets indiens, mon arrière grand-père aussi.
M : D’accord
B : Et j’avais regardé, à Londres, la collection du Victoria & Albert Museum de sculptures indiennes, et il y a des petites figures, qui précèdent les grandes religions de l’Inde, le bouddhisme, l’hindouisme, le jaïnisme, et qu’on trouve sur les tous premiers temples bouddhiques, par exemple ; et puis un peu partout, et qui sont associés à un panthéon pré-hindou. Et il y a le serpent, et la déesse de la forêt, qu’on trouve dans la sculpture indienne, les pierres-serpents, les pierres naga, par exemple. Et ces petites figures s’appellent des Salabhanjikas, et on les trouve souvent de part et d’autre des portes des temples. C’est une sorte de gardien de la porte. Et donc l’histoire, que j’ai trouvée en fait longtemps après, c’est que ces déesses font corps avec les arbres ; la sève et le sang se mêlent, et elles jouent avec les arbres, et elles sont censées pouvoir faire fleurir et fructifier les arbres, simplement en donnant un coup de pied.
 
Salabhanjika, Badami, Inde
 
Cela m’attirait beaucoup, parce qu’il y a, dans le corps de ces femmes et le tronc de l’arbre, une forme de mouvement, comme un contrapposto dans la sculpture classique, qui s’appelle trivanga, qui se veut dire « trois arcs », arc et flèches, donc un mouvement en trois. Et donc j’ai commencé à m’intéresser aux canons de la sculpture indienne. Et je suis allé là-bas pour essayer de comprendre tout ça.
M : D’accord
B : Et je n’ai absolument rien trouvé [Rires] Parce que sur place, évidemment il n’y pas d’historien d’art… et je suis revenu un peu frustré, mais, ayant vu, en particulier à Badami, des sculptures du VII siècle, ce qu’on appelle des « couples célestes », ce sont des temples souterrains extraordinaires, qui sont taillés dans les falaises, qui sont déjà des sculptures, qui sont d’une subtilité et d’une complexité extraordinaires, et très sophistiquées. Donc à Badami il y a des sculptures bouddhiques, hindoues, jaïnistes, qui sont tout à côté les unes des autres. […] Et puis pendant les années qui ont précédé ça, j’ai travaillé comme paysagiste — j’avais mis un peu de côté la sculpture. Donc j’ai dessiné des parcours, des plans de plantations, des choses comme ça. Et j’avais voulu inventer un système de dessins, qui me permettait de sculpter de mémoire, parce que j’avais remarqué que la mémoire tactile n’avait rien à voir avec la mémoire visuelle. La mémoire tactile ne tient pas compte de l’orientation de la sculpture. On l’a toujours, quelque part, entre la tête et les mainsDonc j’ai voulu inventer un système pour dessiner les parcours sur ces sculptures, celles que je faisais à cette époque là, avec des cheminement un peu compliqués, comme, peut-être, comme un plan de jardin ; comme une sorte de déploiement, mais en même temps, tenant compte des surfaces. Après, j’ai fait une exposition à Naples, et à ce moment là, ayant visité Naples avant, où il y a un foisonnement d’affichage sauvage, on affiche les décès, comme ça… des gens, donc j’ai rencontré quelqu’un qui m’a permis d’éditer un ensemble d’affiches, de tracer des parcours, et on a mis des affiches sur les coins là où les napolitains mettent des affiches.
M : D’accord
B : Ensuite j’ai réédité l’exploit, avec une bourse, à Pondichéry, qui a une tradition également d’affichage sauvage. […]
 
 
B [Briggs acquiert un nouvel atelier non loin de chez lui, et pendant trois ans il range sa production, ce qui lui permet un certain recul]. J’ai créé une réserve, j’ai commencé à trier les pièces, et de voir plus clair dans toute cette production. Et une chose sur laquelle je suis revenue, c’étaient ces histoires à la fois d’étagères et de vitrine. Et j’avais, dans le nouvel atelier, un très grand mur, ça faisait presque trente mètres de long, et pleins de cartons, avec toutes les petite pièces, les essais, d’échantillons, de tentatives, que je mettais dans des boîtes parce que je ne jette jamais rien. Donc dans l’autre atelier c’était empilé ; dans le nouvel atelier, beaucoup plus de surface, donc ces choses là sont redevenus visibles. Et le fait d’avoir une archive, d’avoir des étagères pour stocker des choses, m’a permis d’ouvrir les boîtes et de regarder tout ça, et je me suis dit que toute cette partie là de mon travail, qui n’était pas exploitée, pas montrée, que je voulais essayer de fabriquer quelque chose. Parce que, en plus, disons les pièces majeures, c’est pas vraiment mon truc, je n’arrive pas, et que difficilement, à faire des pièces de musée importantes. Donc je me suis dit “ce que je vais essayer de faire c’est de prendre le principe de cette étagère, et de l’agrandir.” J’ai commencé à rajouter des plaques de verre, et de sortir des choses qui venaient d’avant, et de les associer, dans un premier temps chronologiquement, en reculant dans le temps. Donc ça a débouché sur une exposition, pas très satisfaisante. Par contre, je l’ai filmé. Je l’ai fait filmer par un ami, en le poussant dans un fauteuil roulant, donc on a fait un travelling. Ce film, je ne l’ai jamais exploité, mais j’ai commencé à réfléchir sur le film et je me suis dit “avec ce film là, je pourrais très bien prendre cette partie là, et l’insérer là et faire un montage, qui va, du coup, casser la chronologie”. Et après je me suis dit “mais c’est pas la peine de faire un film, je vais prendre les objets et faire ça physiquement”. Et donc l’exposition d’après était totalement anachronique. Et c’est le principe que j’ai gardé et ça qui est arrivé maintenant aujourd’hui avec l’exposition à Angers. Mais avec un système d’association qui vient à la fois du principe de montage, mais aussi sur ce que j’avais travaillé pendant très très longtemps : le principe de l’entre-deux ; d’essayer, en associant des objets physiquement. Et bon, j’ai découvert qu’Eisenstein aussi, dans ses écrits sur le montage, pensait la même chose ; en mettant deux choses côte à côte, d’essayer de faire naître une pensée sur les processus mis en place, pour les croiser. C’est quelque chose qui revient vers les écrits alchimiques, sur le point où la forme et les matériaux ne sont pas forcément définis, où il y a une sorte d’idée, où peuvent s’associer une forme et une matière. Il n’y pas de cristallisation, on va dire, de cette idée. Et c’est ce que j’appelle « l’inter-processualité », à l’image, n’est-ce pas, de l’intertextualité.
 
Peter Briggs, ‘Brouillon Général”  (Un “extrait” d’étagère), Musée d’Angers, 2017
 
 
 Peter Briggs, ‘Brouillon Général”  (Un “extrait” d’étagère), Musée d’Angers, 2017
 

 


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