Quelques Bernard lignes sur Calet. Fiction sèche ? (Via Heidegger)

Les deux moments constitutifs de la curiosité : l’incapacité de séjourner dans le monde de la préoccupation et la distraction vers de nouvelles possibilités, fondent le troisième caractère d’essence de ce phénomène, ce que nous appelons l’agitation. (Heidegger, Être et Temps)

 

Je ne parle jamais du corps des artistes, mais je vais faire une exception pour Bernard Calet. Le corps de Bernard Calet est sec, « sec comme un coup de trique », eut dit Marie-Louise, mon arrière grand-mère maternelle, dont d’ailleurs le corps fut tout autant sec. Alors quand, durant l’entretien, l’artiste me dit qu’il « essore », franchement, comment ne pas voir là une sorte d’aveu hypostasique, directement corporel et pas seulement mental ?              

LM : mais c’est vrai que souvent tes œuvres ont un côté minimaliste.

BC : c’est vrai. Parce que je suis quelqu’un qui essore.

LM : intéressant ça…

BC : j’ai des carnets dans lesquels je dessine des croquis. À force de gamberger, j’élimine énormément de choses, et quand je pense que la pièce est “juste”, pour moi bien sûr, je m’arrête. Donc, j’essore, pour aller vers quelque chose qui est…

LM : l’essentiel

BC : l’essentiel, oui.… [Contexte et suite dans l’entretien.]

Je n’en ferais pas une théorie, mais il y a là, d’après moi, quelque chose de patent. Et si, et si on créait à partir de son corps ? Soit, ce que l’on est, à la racine. Un corps, un roseau pensant, comme disait Blaise Pascal. Les œuvres de Calet sont sèches, elles ne débordent pas, cependant qu’elles connaissent des velléités dicibles ; mais, en bon élève du philosophe médiéval Guillaume d’Occam — “Entiae non sunt multiplicanda praeter necessitatem”—, Calet ne muliplie jamais (plus que de raison) les entités artefactuelles ; ainsi il réduit (essore) au minimum son expression, ce qui ne saurait signifier qu’il n’a que peu à dire — il faut voir ici assurément l’un de ces paradoxes dont son esprit est si friand, d’ailleurs, c’est un autre paradoxe qui fait que certains exégètes calétiens deviennent de véritables pipelets, au point que l’on se demande où ils vont chercher tout cela ? Certes on gagera, comme on dit en anglais, qu’il y a plus que ce rencontre l’œil (“there is more than meets the eye”), car, par la bande, l’exégète reproduit aussi et extrapole le dire de Calet, pour alimenter son propre discours. Et alors ? Et pour ma part, qu’en est-il ?

Je reviens sur le verbe « essorer », car il me semble pivot. À cette fin, prenons un exemple iconique : 

Bernard Calet, “Fictional landscape”, 2020, feuille d’aluminium pliée, peinture bleu incrustation (peinture utilisée dans les studios de cinéma ou vidéo), dessin avec la feuille carbone bleu, caillou recouvert en parti de peinture réfléchissante (peinture blanche avec des micros billes)

Il y a, chez Calet, comme chez de nombreux artistes, des motifs récurrents ; des obsessions. Les bleu et vert incrustation en font partie. De nombreuses pièces calétiennes en sont soit principalement soit accessoirement alimentées. À quoi lui sert cette récurrence ? La première évidence qui se présente, c’est de dire qu’elle désigne, dans la réalité moderne et spécialement dans le monde médiatique et cinématographique, l’usage de ces supports chromatiques servant à projeter des décors, ce qui, par contrecoup, contraint l’acteur ou le journaliste a acter dans un environnement totalement déprimant, mais c’est un autre sujet. 

Informations (issues du Web) : La généalogie de cette technique remonte aux spectacles de la lanterne magique réalisés par Henri Robin dans les années 1860, lorsqu’il faisait interagir le reflet d’acteurs cachés dans la fosse et les acteurs présents sur scène. Elle est imaginée par Lawrence W. Butler en 1940 pour le tournage du film Le Voleur de Bagdad, puis grandement améliorée à partir des années 1950 par Petro Vlahos, appelé procédé à la vapeur de sodium ou « écran jaune ». En 1965, la Stewart Filmscreen Corp reçoit un Oscar technique pour la mise au point de la méthode de l’écran bleu.

1. On filme séparément un objet sur fond bleu ou vert et un décor 

2. À partir de l’image de l’objet, on transforme le bleu du fond en un masque noir (chroma key, on a ainsi la silhouette de l’objet en transparent sur fond noir), ainsi qu’un masque complémentaire (on a ainsi la silhouette de l’objet en noir sur fond transparent) 

3. Le premier masque est appliqué à l’objet (on a donc l’objet sur fond noir), le second est appliqué au décor (on a donc la silhouette de l’objet en noir sur le décor) 

4. Cette pellicule est utilisée pour impressionner le négatif ; deux images successives (donc le décor sans l’objet et l’objet sans le décor) impressionnent la même image du négatif. 

Mais à quoi lui sert cette récurrence ? Dans l’entretien, il dit :

Fondamentalement, ce qui me préoccupe c’est le fait d’« habiter ». Là encore, ce n’est pas « habiter une maison » mais le fait d’« habiter », c’est être en relation avec tout ce qui nous entoure, être en relation avec les éléments, le vivant.

La réalité qui nous entoure est-elle faite d’inscrustation bleu/vert ? Certes non. La plupart des individus ne se trouvent jamais dans l’existentielle promiscuité d’un fond vert/bleu. Alors que signifie, encore une fois, ce parallélisme entre réalité fondamentale et fictionnalisation chromatique — depuis les mondes médiatiques et cinématographiques ? Le parallèle serait-il que nous, le vulgum pecus, et quand bien même sans “chroma key” (voir informations ↑ si vous avez raté le coche) à portée de main, nous nous projetions et nous phantasmions nous-mêmes dans ce que Heidegger appela la “facticité”?

L’être du Dasein est le souci. Il comprend en soi la facticité (être-jeté), l’existence (projet) et l’échéance. Etant, le Dasein est jeté — il n’est pas porté à son Là par lui-même. […]

Il appartient à sa facticité que le Dasein, aussi longtemps qu’il est ce qu’il est, reste dans le jet et est entraîné par le tourbillon dans l’inauthenticité du On. […]

Le Dasein existe facticement. […] 

En d’autres termes : l’exister est toujours factice. L’existentialité est essentiellement déterminée par la facticité.

— Martin Heidegger, Être et Temps, 1927, traduction Emmanuel Martineau (1984-85), édition numérique hors-commerce.

Notes Martineau : faktisch : factice. — Nous nous en tenons à ce décalque, sans tenter jamais de « préciser » le mot, selon le contexte, du côté purement factuel (H. dit d’ailleurs alors tatsächlich) ou proprement « facticiel », comme disent certains traducteurs. /// tatsächlich, –keit : factuel, -alité. — Ne s’applique qu’aux choses, donc n.p.c. faktisch et Faktizität.

Est-ce cela que cherche à débusquer, mettre à nu, Calet ; le factice ? Il y aurait beaucoup à dire. Dans Être et Temps, Heidegger dit aussi que la majorité des individus se cachent volontairement à eux-mêmes la “vérité” de l’être, et celle notamment que nous allons tous mourir, entre autres réjouissances. Ce “cache” intégré permet donc aussi de passer à côté de sa propre vie, car c’est la peur et la pusillanimité qui nous empêchent de la réaliser pleinement. Heureusement, comble de l’ironie, ou du cynisme, la Distraction est fournie par le “système” :

La question, en effet, ne peut être : comment le Dasein obtient-il l’unité d’enchaînement permettant après coup de lier la séquence passée et actuelle des « vécus », mais : en quel mode d’être de lui-même le Dasein se perd-il de telle manière qu’il doive pour ainsi dire ne se reprendre qu’après coup à partir de la distraction et inventer pour l’ensemble ainsi réuni une unité englobante ? (Heidegger, op.cit). 

Sans en pincer pour le pessimisme métaphysique heideggerien, il est un fait que nous inventons, consciemment ou non, notre vie. Reste à savoir si cette invention nous satisfait ou pas, et c’est encore un autre sujet, que nous ne saurions résoudre, car nous ne possédons pas les qualités requises pour écrire des traités de bien-être ou autre comment réussir sa vie ?

Retour à la pièce : Pour ma part, ce que je décèle, chez Calet, dans son tropisme bleu/vert, c’est une voie d’accès à la fiction, voire à la fictionnalisation. Pour preuve, la perspective d’une pièce avec encadrement de porte dans l’image ci-avant ↑. Or on ne dessine pas sur un fond vert/bleu, on projette ; et on y ajoute un acteur, une situation. Par surcroît, on se demande bien ce à quoi renvoie, dans ce “cadre de référence”, ce caillou revêtu d’une parure peinture blanche micros billes. Et d’ailleurs, que signifie cette parure ? Y aurait-il une pudeur chez la caillasse ? Et voici la pierre personnage, interloquée face à cet encadrement de porte impossible à pénétrer, à moins qu’il ne s’agisse d’un ciel, auquel cas elle pourrait s’y engloutir et disparaître. Je me rends compte, et ce n’est que pure sérendipité, que le titre de la pièce dont je traite est “Fictional landscape”. Mais redisons-le, Calet goûtant fort les paradoxes, il n’y a pas de porte dans les paysages. Bref !, et à la vérité, tout cela est bien mystérieux. 

 

À l’atelier : Un entretien avec Bernard Calet, artiste pluridisciplinaire

PS. La plus ancienne expression du “rasoir d’Occam” est attribuée à Aristote :
« Le plus limité, s’il est adéquat, est toujours préférable.»
« Il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité.»
Physique, I, 4, 188a17

Quod potest compleri per pauciora principia, non fit per plura.
« Ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux.»
Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Prima Pars, Q.2 art.3

Pluralitas non est ponenda sine necessitate.
« Une pluralité (des notions) ne doit pas être posée sans nécessité.»
Guillaume d’Ockham, Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico, livre II,1319

Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora.
« C’est en vain que l’on fait avec plusieurs ce que l’on peut faire avec un petit nombre.»
Adage scolaire dérivé d’Aristote, cité par Guillaume d’Ockham dans Summa totius logicae, 1323

Entiae non sunt multiplicanda praeter necessitatem.
« Les essences (les choses essentielles) ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire.» (Source ici