Sébastien Pons en la chapelle de Pithiviers

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Sébastien Pons développe un vocabulaire des téguments. Il observe les matériaux, et joue sur leur ambiguïté, leur capacité à représenter ce qu’ils sont (de la faïence), ou bien à simuler (du polystyrène semblant le marbre). Ce qui apparaît comme une grande thématique de son oeuvre en cours, c’est l‘os. L’os, par excellence, est un matériau paradoxal. Il est très solide et dur, tandis qu’il croît. On le penserait enfermé sur lui-même, mais il se montre, à nu, ou sous l’épiderme (et entretient des relations vitales avec l’organisme). L’os, la peau, le sous-épiderme, les revêtements, autant de thèmes qui constituent la base de l’expression ponsienne, et que l’on pouvait voir à Pithiviers.

Le 04 novembre dernier, Sébastien Pons inaugurait La Chapelle, nouveau lieu pour l’art contemporain, à Pithiviers. Le lieu est très chargé (nous allons y revenir), et il n’est pas du tout évident d’y exposer de l’art contemporain. D’abord, il est circulaire, et monte en coupole. En soi, c’est un très bel espace architectural. Mais surtout, on y trouve une gigantesque fresque, très kitsch: Le Concert des Anges, d’Ange-René Ravault (Montargis 1766-1845), et, de chaque côté de l’entrée, des pots à pharmacie. Face à cette situation, l’artiste à deux alternatives: masquer le décor, ou jouer avec. C’est la seconde qu’a préféré Pons. Il joue — ce qu’il va appeler un dialogue — avec le lieu, et avec les éléments esthétiques. Mais le jeu n’est pas actualisé qu’en fonction des éléments en présence ; Pons a ramené des réserves du musée (L’Expo) une sculpture en terre-cuite représentant Neptune. Nous allons voir les raisons de cette “exhumation”.  

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Mychkine : Bon alors Sébastien, tu exposes dans la chapelle, qui s’appelle… euh… la chapelle
Pons : La chapelle
M : de L’Expo, qui est le nouveau musée
P : Alors L’Expo c’est l’autre salle ; la chapelle, c’est la chapelle d’art contemporain de la ville de Pithiviers, voilà.
M : C’est un très beau lieu, hein ?
 Le Concert des Anges, fresque de Ange-René Ravault (photo L. Mychkine)
 
P : Oui, c’est un très beau lieu. Et en fait, j’ai souhaité avoir une intervention minimale dans le lieu, qui vise à dialoguer avec les différents paramètres, qu’est en fait ce lieu. Donc nous sommes dans une chapelle qui fait partie d’un ensemble de bâtiments qu’était le musée de Pithiviers, qui est fermé. En fait les collections ne sont plus visibles. J’ai eu la chance, quand on m’a proposé le projet, de faire un tour des réserves, et puis je suis tombé sur cette sculpture de Neptune, très abîmée, qui est dans les collections du musée depuis sa création, qui est une terre cuite, qui représente Neptune en toge, avec à ses pieds un dauphin. On sait que cette sculpture a été sur une place publique à Pithiviers, près d’une pompe à eau, ou d’une fontaine, on ne connaît pas l’origine de cette pièce, ni d’où elle vient, c’est assez récent, ce n’est pas un antique [elle date du XIXe]. Et elle est complètement défigurée par le temps. Elle a toute la partie inférieure de son visage qui s’est écroulée, donc il lui reste juste sa forme
M : Ça ça t’a parlé quand tu as vu ça ! [Voir Incise 1]
P : Ah oui ! Ça m’a parlé quand j’ai vu ça, du coup j’ai demandé à ce qu’elle soit présente dans l’expo, parce que l’idée c’était de me dire “voilà, je vais partir de cette pièce du musée, et puis je vais m’installer dans la chapelle, et travailler avec les composants”. Donc il y a cette statue, il y a cette fresque, qui est là, qui est très présente, très prégnante. Et puis il y a cette collection de pots à pharmacie [44 pots du XVIIIe], qui date de la période Hotel-Dieu 
M : Donc le point de départ c’est Neptune
 
‘Neptune Sunset’ (Photo S. Pons)
 
P : Et Neptune [Voir Incise 2], et la fresque, et les pots à pharmacie. Si tu veux, je ne pouvais pas faire une expo en faisant abstraction de tout ça.
M : C’est quand même vachement chargé
P : C’est vachement chargé, ça fait partie du truc. Donc le Neptune, j’ai voulu l’exposer dans un dispositif, donc là ça s’appelle ‘Neptune Sunset’. Et donc derrière Neptune il y a une espèce de coucher de soleil qui est simplement signifié, qui est un processus que j’avais déjà pour ma dernière expo à Pantin, qui consiste à l’empilement de tulles, de couleurs différentes, où par dessus une moustiquaire est posée, donc ça fait une espèce de tramé, et ce que j’avais observé à mon expo à Pantin, qui était sur la question du panorama, qui était déjà dans une salle circulaire, et où en fait ce dispositif en tulle venait se décoller un peu des murs pour donner l’illusion d’une peinture murale. C’est qu’en fait, quand un objet est posé devant, sa matérialité change ; j’ai l’impression que la matérialité de l’objet est plus lisible parce que le fond est flou, un peu comme ce qui se passe en photo […] Donc il fallait mettre en scène la statue
M : Qu’elle se détache encore plus, dans sa force
P : Oui parce qu’elle a une force plastique en fait avec cette usure, cette patine, qui est très très belle,
M : oui, c’est vrai
P : Et puis ce qui m’intéressait aussi c’était de mettre la photo que j’ai faite le jour où j’ai visité les réserves, la photo que j’ai faite de ce Neptune, et là c’est le lien avec la fresque. Il y a un texte écrit en bas, qui parle de l’artiste et de la vision du monde par l’artiste, et du coup je trouve intéressant de montrer la vision que j’avais de la sculpture, donc une photographie, qui est très différente en soi de la sculpture
M : Complètement !
P : Pas du tout pareille, et je crois que c’est aussi cette question là : on a tous un musée imaginaire dans notre tête, avec des œuvres, avec des choses qui nous touchent…
M : [Pointant la photo] : Elle a l’air très mélancolique
P : Oui, elle a l’air très mélancolique, et puis en même temps, elle fait comme un masque [voir Incise 3], et puis la partie qui est manquante, en fait à l’endroit de la bouche
M : Il y a un trait
P : Il y a une espèce de trait horizontal, comme une amorce de denture, de fosse buccale, qui est assez violente, et puis, ce visage au dessus qui est très doux
M : on pourrait presque croire aussi que ce sont des lèvres très serrées
P : oui, il y a un côté zombi aussi… Il y a un truc assez bizarre, de décharnement, et du coup c’est ce qui m’intéressait dans cette sculpture : je voulais confronter la sculpture, aussi, à l’image de la sculpture que moi j’avais
M : Elle est belle cette photo
 
Neptune , détail (crédit Pons)
 
P : Donc ça c’est le dispositif central, après, près de la fresque il y a un grand socle, vertical, qui est dressé, un socle qui est en miroir, donc en fait qui reflète une partie du lieu, qui vise un peu à disparaître, et du coup au dessus il y a une céramique, qui est en fait un coussin en céramique sur lequel repose un crâne, et le crâne est aussi en céramique, en faïence, avec un émail métallescent, très brillant, et sur ce crâne, en fait il y a un masque, qui est en fait l’empreinte du crâne. Il n’est plus crâne, il n’est pas tout à fait visage ; il est dans une espèce d’entre-deux, qui lui donne une douceur et un mystère, une vanité présente mais qui n’est pas encore tout à fait là, et ce masque tient sur le crâne avec un ruban. En fait je l’ai placé aussi par rapport à la fresque, parce que quand on arrive de loin, il paraît presque en suspension, tourné vers le haut, comme c’est métallescent il prend très bien la lumière, donc il y avait une espèce de vanité, plus ou moins là. […] Et puis il y a une dernière pièce, qui est une table, comme une console, qui
 
Crâne métallescent sur socle en miroirs (crédit S. Pons)
 
est faite avec des piliers géométriques qui sont en grès, qui sont des formes moulées, estampées sauvagement dans des moules, donc qui ont un aspect de pierre usée, rongée, un peu comme la sculpture du musée, en fait. Il y a un effet d’usure temporelle, qui est voulu
M : du faux-vieux, quoi !
P : Du vrai faux vieux, et en même temps du brutal… c’était la question de la brutalité de la matière qui était posée, puisqu’au dessus sont disposés des objets qui eux ne le sont pas. Donc en bas il y a une forme de cloche, qui sont les formes que je travaille en ce moment, depuis quelque temps, donc ces des formes comme des globes en verre, sous lesquels on met des choses précieuses ; donc ça c’est une forme qui est moulée. Là il y a un tirage en porcelaine ; ce tirage est découpé dans le frais, il a des espèces d’écailles, à la base, puis par dessus il y a un dessin de crâne ; donc c’est un dessin qui se déploie sur un volume circulaire, et qui essaie de retrouver… en fait, ma technique de dessin sur ces formes là, c’est de me dire, “quand le volume apparaît, je m’arrête”, je ne vais pas vers un truc hyperréaliste, ce serait de la virtuosité, ou un truc comme ça… c’est juste un travail de dessin. Par le noir, je creuse, et c’est comme la sculpture, mais c’est du dessin.
M : Tu fais croire que tu creuses mais tu ne creuses pas.
 
 
“Cloche” en faïence (crédit S. Pons)
 
P : Voilà ! Et ça m’intéressait de mettre cette pièce là, parce qu’effectivement derrière on a les vitrines avec ces pots à pharmacie, qui sont donc des formes avec des décors posés dessus, donc là on a une autre forme un décor posé dessus, qui nous parle d’autre chose… mais qui est en lien avec ce qui se passe dans les vitrines, et puis dessus on a une espèce de… couronne, une couronne de bras, donc c’est deux mains qui se joignent, un peu comme des mains qui offrent
M : C’est toi qui l’as fait ? C’est en terre ?
P : C’est en faïence rouge. En terre cuite rouge. Et à l’intérieur de ces deux mains qui donnent, il y a un ensemble disposé de petites têtes d’anges. Alors dans la fresque, derrière nous, si on regarde bien, il y a un ange avec une corbeille, qui déverse des fleurs, en haut il y en a deux avec des couronnes, et puis il y a plein de petites têtes d’anges planquées dans les nuages ; et en fait cette pièce je l’ai faite parce qu’on m’a donné ces têtes d’anges, qui sont des moulages, en plâtre, qui sont absolument tous rongés, et en piteux état parce qu’ils constituaient une frise décorative, à l’extérieur d’un monument historique, à Orléans, et lors du ravalement en fait ils ont fait tomber les têtes d’ange pour refaire des choses sculptées, pour voir ce qu’il y avait en dessous, et ils se sont aperçus que c’étaient des poupons en celluloïd, des années 70, qu’un maçon avait moulés, pour constituer la frise, en fait. Donc c’est quelque chose qui n’a absolument aucune valeur.
 
“Poupons embrassés” (crédit S. Pons)
 
M : Et alors de la même manière que ça… [les têtes d’angelots], ça évoque un faux antique, là [désignant la table] tu joues sur le faux marbre ?
P : C’est un polystyrène noir, qui est un peu d’aspect pierreux, qui constitue en fait les plateaux de la table et de la console… mais j’aime bien jouer sur les contrastes de matière et de matériaux, parce qu’effectivement, même si je fais beaucoup de terre et beaucoup de céramique, dans mes dernières pièces, je viens pas de là, je continue toujours à me poser des questions sur la matière et les matériaux, et puis le polystyrène a cette faculté, à l’inverse du marbre, d’être aspirant, enfin il y a un côté silencieux, en fait, il vient atomiser les choses
M : Il étouffe.
 
Le crâne sur son socle, et au fond la table avec les angelots et la tête de faïence (crédit S. Pons)

INCISE 1: Pourquoi le visage lessivé et raviné de la sculpture du Neptune a-t-il “parlé” à Pons? Parce que ce fait plastique s’inscrit en plein dans la sa problématique, lui qui est préoccupé, comme il le dit, par la matière et les matériaux et, plus précisément encore, par ce que j’appellerai le tégument (l’ensemble des tissus organiques, par exemple, mais aussi les poils, cheveux, ongles et, chez les animaux, les plumes et les écailles…). Pons est très préoccupé par le tégument et par sa structure sous-jacente: l’os, avec cette partie toujours intrigante pour lui: les dents. Les dents font-elles partie du visage, et si oui, alors le visage souriant, par exemple, est-il aussi un visage qui se met en partie à nu ? En ce sens, le crâne ne serait finalement pas entièrement dissimulé, puisque les dents en font partie (pourquoi, sinon, restent-elles plantées dans la mandibule et l’os maxillaire? On peut aussi penser à ces personnes dont on décrit le visage comme « osseux »: n’est-ce pas la forme même du crâne que nous voyons sous la peau, et, d’une manière générale, la peau ne suit-elle pas la morphologie, c’est-à-dire l’ossature?Pour ainsi dire, avec le Neptune, l’histoire a livré à Pons un quasi ready-made, puisque nous sommes en présence d’une statue dont le visage a été pour partie emporté par les lessivages successifs dus aux éléments (pluie et vent), mais qui, en sus, révèle, dans le sous-épiderme, une sorte de rictus… Il suffit de regarder d’autres oeuvres de Pons pour voir l’effet-miroir que ce Neptune a pu avoir vis-à-vis de ses recherches. 

INCISE 2:  Pons reconnaît qu’il ne pouvait ignorer les éléments décoratifs de la chapelle, et il y inclue la statue du Neptune. Mais c’est lui qui a la fait installer dans la chapelle. Il est intéressant de voir comment l’artiste, à partir d’une contrainte qui au départ n’est pas présente, va en installer une nouvelle. Il aurait très bien pu ne pas installer cette contrainte supplémentaire, mais, en raison de son historique artistique, il ne pouvait pas ignorer cette dernière, qui, en sus de se retrouver incluse dans le dispositif, en devient l’élément clef. 

INCISE 3: Il peut sembler que cette épaisse peau supérieure au dessus du nez et tout autour ne soit qu’un masque… Or, le masque fait partie de la panoplie des objets qui intéressent Pons (nous retrouvons un crâne masqué sur le socle argenté). Pons, nous l’avons dit, le lisons et l’écoutons, est préoccupé, très intéressé, passionnée par le crâne, et par le tégument. Il n’est pas le premier artiste a être intéressé par le sujet du crâne. Mais il vaudrait mieux dire qu’il est intéressé par la notion de crâne-sujet: À quel moment un crâne cesse-t-il d’être humain? On dit bien une « tête de mort », pour un crâne. Or ce n’est pas cela qui intéresse Pons, la mort, comme rappelée par la longue liste historique des Vanités, à laquelle s’ajouteraient les motifs ponsiens. Non, ce qui le motive, c’est la frontière entre les matières. Examinons son crâne en faïence sur lequel il vient dessiner ce qui semble l’apparition d’un crâne. La forme évoque, nous l’avons lu, la cloche sous laquelle on  dispose des objets. Sauf que ce crâne est en forme de cloche… Il y a déjà un questionnement sur le rapport contenu/contenant, dans le sens, par exemple, où il semblerait redondant de mettre un objet sous cloche tandis qu’il est déjà doté de cette forme. Ensuite, ce thème de l’opposition se poursuit avec la division de la forme elle-même. La partie haute est lisse et vernie. Sur le “devant” on voit un dessin très léger, posé, qui évoque un crâne à partir des orbites, et l’os maxillaire. Sous le crâne proprement dit, toute la faïence a été grattée brutalement ; ce qui donne un résultat étrange, étrange parce qu’organique. On a l’impression de quelque chose de vivant et solidaire avec ce qui se trouve au dessus (le crâne apparaissant). À vrai dire, il a l’air effrayé ce visage de crâne. Effrayé par quoi? Par ce qui se retire? Par ce qui apparaît?

LÉON MYCHKINE

 

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