Laurent Verrier et Azara San à la Corroirie

Laurent Verrier et Azara San exposent au Château Monastère de la Corroirie (XIIIe siècle), situé à Chemillé-Sur-Indrois, entre Loches et Montrésor (Indre-et-Loire), du 1er juillet au 30 septembre.

On distingue quatre types de sculptures sur place. Une partie est, dirions-nous, hors-contexte, tandis que l’autre est ultra-référencée, puisqu’il s’agit d’un chemin de croix. Verrier a installé trois ensembles de croix, qui, au fur et à mesure des « stations », s’affaissent considérablement, tandis que ce chemin aboutit à une feuille de polycarbonate posée au sol et tachée de rouge, rouge provenant d’une « cascade écarlate », peinte par Azara San, et qui descend du plafond.
Dès la première station, les croix ne sont pas rigides, elles sont amollies ; et se dégage alors une étrange densité de la matière elle-même, et du rythme, que Verrier impose à ses sculptures ; rythme qui a tout d’une nature liquide. Verrier est un jeune sculpteur. Cela fait quatre ans qu’il s’est lancé dans la sculpture. Ces œuvres sont en acier doux, qu’il achète brut, et travaille à froid, ou au chalumeau, notamment.

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Cependant, il a déjà une manière propre de traiter l’acier ; car l’un des effets qu’il arrive à obtenir est donc cette fluidité, qui fait justement opposition à l’acier lui-même qui, bien entendu, ne renvoie pas à l’idée de souplesse, mais à la dureté. On a donc la perception paradoxale d’un acier en position de liquéfaction figée, pour ainsi dire ; et c’est un effet saisissant.
On retrouve cette légèreté dans les œuvres suspendues, qui ne sont pas référençables (cependant que Verrier explique que ces suspensions sont des « plongeons horizontaux », qui évoquent donc ce qui va arriver plus bas), elles sont, pour certaines, énigmatiques (le concept d’énigme est un concept qui me semble opératoire, et j’y reviendrai dans de prochains articles). Dans l’église, une sculpture monte assez haut et retombe de l’autre côté d’une barre transversale. L’idée de tissu vient à l’esprit ; mais aussi celle de dynamique.
Enfin, une autre sculpture, tout à fait indépendante des deux séries (croix, suspensions) et de la “retombée”  (le tissu), est nichée dans une pièce, faisant face à un coffrage de bois soutenant une voûte. Cette dernière est unique en son genre, car elle évoque les croisillons du coffrage, et devient un jambage articulé, presque organique.

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Azara San peint sur des feuilles de polycarbonate. Mais elle appose sur sa peinture une seconde feuille. Je lui demande « quelle est sa technique ? — Alors la technique c’est une technique d’inclusion… Il y a deux feuilles. La matière est enfermée à l’intérieur. Je peins, et ensuite j’enferme la peinture à l’intérieur de deux feuilles, et ça crée une distorsion. Après je continue de modeler ; je fais un travail plus lié au mouvement… à la manière dont la matière va se positionner de manière naturelle… sa propre nature va se mettre en place. Quand j’ai fait la première feuille, le visage était parfait. Mais quand je l’ai piluxé —Tu peux expliquer ça, le pilux ? — Alors le pilux c’est de l’inclusion de matière, je convoque des matières à l’intérieur d’une feuille, puis ensuite je l’enferme, emprisonne, et je la travaille. — Et alors, c’est quoi, donc, “pilux” ? — Pilux c’est une contraction des mots « peinture » et de « lumière ».
Depuis quinze ans, Azara San « collectionne les images de la Nouvelle République, des images locales ». Elle travaille à partir de ces photos, qu’elle agrandit à la peinture.

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De loin, on voit les motifs, et on reconnaît des visages, des bras, des corps, des sourires. Mais de près, on ne distingue plus rien. J’en fais part à Azara San : « il y a un rapport de distorsion à la vision, qui est assez étrange… que je ne m’explique pas. Je prends ce que je vois, et je travaille avec, je ne me l’explique pas… Il y a toujours deux visions. Il y a toujours deux visions possibles. »
Ce sont des photos d’écoliers, qui attendaient, en plein soleil dans la cour, qu’on les prenne en photo. Mais le traitement qu’impose Azara San à ces photographies transforme complètement l’origine du médium, soit son ontologie, c’est-à-dire que l’origine journalistique est transformée en objet tout à fait différent. Azara San considère que récits et photographies, dans les médias, sont déréalisés ; ce qui leur enlève toute émotion. Par sa manière de peindre, et d’emprisonner la peinture, Azara San réussit aussi à emprisonner l’émotion, emprisonnement souligné par le fait que la peinture est matériellement incluse. Et c’est aussi dans ce rapport à l’émotion restituée, initialement arasée par les médias, qu’Azara San réussit un geste de peintre. Et on pense, et sans vouloir écraser notre artiste, à certaines œuvres de Polke ou à certaines images de Boltanski. Il y a une façon de faire vibrer la présence et l’émotion contenues qui est patente.

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Le site tel qu’il est, brut, à nu, ancien, dégradé, peut poser problème pour l’exposition des oeuvres. Il est chargé et très imposant. Clairement, il pose moins de problèmes pour la sculpture que pour la peinture. En ce cas précis, la peinture d’Azara San, qui est très délicate, contrastée, et en même temps saturée, demanderait un éclairage tout à fait différent, et un support beaucoup plus neutre. À ce titre, dans le cellier, la seule peinture en position d’enseigne, fixée au mur, réussit à prendre la lumière comme semblent le vouloir les autres peintures, trop absorbées par le lieu et son manque de lumière.

Note sur le titre : L. Verrier explique que le titre, ‘horizontal dive’, vient « d’un titre donné à un tableau, qui représentait une plongeuse horizontale, coupée en deux, séparée par un pointillé, avec deux milieux… Donc la plongée, c’était passer d’un milieu à un autre… cet instant où en fait l’intellect ne fonctionne plus… où on est dans un rapport uniquement corporel, avec le milieu… avec le changement … on est dans le mouvement ; on n’est plus dans la réflexion, on est dans le mouvement. Donc l’idée… c’était que ce tableau puisse trouver une transcription en sculpture. Donc je cherchais des moyens, par la sculpture, d’exprimer l’horizontal ».

Les artistes se racontent des histoires, et en font part. Ils établissent des fictions. Apparaît alors une porosité entre la fiction élaborée, et notre réception de l’oeuvre exposée. Mais cette porosité livre passage à un écart entre la fiction entendue ou lue et notre interprétation. Et cela est intéressant. (On aura compris que j’entends faire, dans ce blog, usage de mots en apparence anodin, des concepts opératoires. J’en retiens deux pour ce premier article: “énigme”, et “intéressant”. Mon intention est d’en faire des concepts performatifs; c’est-à-dire, d’après le philosophe J.L. Austin (1911-1960), des concepts qui agissent, qui engagent une action. Dire “je déclare ouvert la cérémonie”, c’est faire un usage performatif du verbe “ouvert”, à partir de l’annonce “je déclare”, par exemple. Tirant le fil austinien, les concepts sus-mentionnés s’installent entre l’oeuvre et le regardant. Cela nous conduira à la notion d’énactivité de l’oeuvre d’art. Nous en reparlerons.)