Visite-guidée avec Yannick Courbès, Directeur du Musée Opale Sud, de Berck-sur-Mer, à l’occasion d’une exposition d’Hervé Ic. Partie I

Yannick Courbès: Ce qui caractérise ce Musée, à la différence des autres, c’est qu’il y a une vraie porosité avec la ville. On est à mi-chemin entre un espace clos qui s’ouvre sur la ville et une ville qui se referme sur l’espace clos. Ça contient les œuvres, mais en même temps les œuvres sont aussi dehors.

Léon Mychkine: Qu’est-ce à dire, que les œuvres sont en même temps dehors ?   

YC: Il faut aller visiter, sortir, déambuler, sans but précis, en levant les yeux. C’est prégnant au bord de la mer, quand le soleil se couche, tu verras ces choses-là apparaître. [Y. Courbès désigne les œuvres dans la salle]

Hervé Ic, essai #5 et #7, huile sur toile, 50 x 60 cm chacun, 2016 ; à droite, Charles Roussel, Sans titre (effet de crépuscule), ca. 1900, huile sur panneau, coll. part. en dépôt au Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer

C’est quelque chose qui est très présent. Et c’est aussi pour cela qu’Hervé Ic est au Musée, c’est son travail sur la lumière ; sur la peinture et sur la lumière qui m’intéresse.

Hervé Ic, vue d’exposition, « nuancier », série de pigments sur papier, chacun 60 x 55, cm  (photo H. Ic)

On parle de lumière, mais aussi de l’image ; de son apparition et de sa résistance. Et c’est justement ce qui m’importe, de montrer que le travail sur la lumière est aussi présent chez d’autres artistes, d’une autre manière. Car il y a tout une « École » qui s’est installée à Berck — plus ou moins, parce que ce n’est pas comme Barbizon par exemple —, avec des peintres qui ont travaillé dès la fin du XIXe.

LM: Il y a des artistes connus ?

YC: Édouard Manet, ou encore Eugène Boudin sont venus, mais nous ne les avons pas dans les collections, les plages de Berck sont au Musée d’Orsay. Il y a aussi Ludovic-Napoléon Lepic, qui a fait partie de la première exposition impressionniste, qui était un ami d’Edgar Degas, des aristocrates. Et puis il y a Francis Tattegrain, qui est un peu le local de l’étape, 

Ludovic Lepic, “Le déluge”, 1874, panneau de triptyque, Berck-sur-Mer
Francis Tattegrain, “Saison du merlan, le cueillage”, 1895, coll. Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer
Francis Tattegrain, “Étude de vagues”, fin XIXe début XXe, huile sur toile, Coll. Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer 

mais aussi Charles Roussel, Albert Besnard, et Jan Lavezzari. Et puis des artistes comme Eugène Trigoulet, qui est plus dans une facture expressionniste, plus tendue que les autres à mi-chemin entre naturalisme et postimpressionnisme, mais il est mort très jeune.

Charles Roussel, Sans titre (effet de crépuscule), fin XIXeme siècle, huile sur panneau, coll. Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer, inv. 2016.2.6
De gauche à droite : Hervé Ic, “Flemish Warship”, « Après la pluie », huile sur toile, 60 x 180 cm, 2022 ; « Pêcheurs, à l’aube », huile sur toile, 60 x 180 cm, 2021 ; « Différents Horizons », huile sur toile, 60 x 180 cm, 2021, Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer

Jan Lavezzari, “Remontée des cordes”, Berck, musée de France d’Opale Sud

Eugène Trigoulet, Sans titre (L’attente), ca. 1900, huile sur panneau, coll. Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer, inv. 2013.7.1

Il était venu à Berck car justement il était malade. Tous sont des peintres de Salon, au départ. C’est traité de manière très personnelle, mais pas sentimentale. Il y a un supplément d’âme dans cette peinture-là parce que ça paraissait anti-moderne. Et je pense que l’on doit relire ces œuvres-là, sans affect, sans anti-modernisme, mais pour ce qu’elles ont et ont été, et comment aujourd’hui les relire et peut-être les relier. Et quand je suis arrivé, c’est ce que j’ai voulu faire, c’est-à-dire de ne pas les lire comme des images du passé qui représentaient Berck, des documents de culture, mais les lire pour ce que c’était, c’est-à-dire un travail de peintre, un travail de l’œil, de la main. Et quand on rentre dans les œuvres, si tu prends un artiste comme Tattegrain, avant de faire ses grands tableaux, il fait des études et des milliers de dessins pour chaque tableau des dessins qui se répètent, qui sont quasiment des « copies », des redites, mais ce qu’il veut, c’est saisir le geste avec une précision qui peut paraître vaine, un désir de vérité, de véracité. C’est un artiste qui agit un peu comme un reporter. Et il y a quelque chose d’assez magique et vertigineux à voir tout ce travail, pour arriver à ce point de détail précis, pour rendre compte de ce qu’il a vu. Et chez Lepic c’est différent, c’est plus impressionniste que chez Tattegrain. Du coup, l’exposition d’Hervé, c’était à la fois une confrontation et en même temps avoir l’univers d’Hervé et, quand on se retourne, il y a des “points” qui rattachent à cette peinture naturaliste. Et pendant l’accrochage nous n’avons pas arrêté de bouger les œuvres. Et ça s’est construit de manière très empirique. Pour moi il fallait “sortir du texte”, et aller sur le “travail de l’œil” [Y. Courbès fait référence au fait qu’il n’y a pas de cartel détaillé de chaque œuvre, le visiteur est invité à voir, et à prendre justement ce temps-là, qui est celui d’une autre lecture]. Ça marche, mais il faut que ce soit subtil. [Nous avançons dans les salles]

De gauche à droite : Hervé Ic, “Luminaire 2”, 2016, huile sur toile,  Albert Besnard, “Pêcheuses déchargeant les bateaux”, 1898-1901, huile sur panneau, Exposition Sunny, 2022, coll. Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer, inv. 2013.14.1 

Nous sommes dans les collections du Musée. C’est de la peinture sur la vie berckoise, tout simplement. Par exemple nous avons des tableaux, et une multitude de dessins, de Francis Tattegrain.

Francis Tattegrain, dessin
Francis Tattegrain, dessin
Francis Tattegrain, études

Tout est étudié, c’est au cordeau, chaque détail est pesé. Mais c’est fascinant, parce que généralement, ici, les peintres ont de l’argent ; ce n’est pas une classe laborieuse. Ils peuvent vivre sans travailler, tout simplement. Donc lui s’installe à Berck, tombe amoureux, il rencontre Lepic, qui devient un peu le maître de tout le monde, la figure tutélaire des peintres qui vont s’installer à Berck, rejoindre les mondanités, et notamment avec les Rothschild, qui lui permettaient de rentrer dans les réseaux parisiens. Et ce qui est un peu fou, c’est qu’il vient installer un atelier en plein milieu des dunes, où il fait ses grandes tartines pour les Salons. Et c’est absurde aussi, surréel, parce qu’il veut être au cœur du sujet, mais il fait une peinture d’atelier. 

Hervé Ic, à gauche à droire, “Highlander”, 2012, huile sur toile 190 x 280 cm ; à droite, “Le Crépuscule des Moissonneurs” #9, #10, #8, #7, 2023, huile sur toile, 60 x 91 cm

[Nous voici dans une petite salle où sont accrochés des petits portraits]

YC: Alors là c’est assez fascinant, ce sont les portraits peints par Tattegrain des pensionnaires de l’Asile Maritime.

LM: C’est dingue, c’est du Boltanski avant l’heure.

YC: Complètement.

Francis Tattegrain, Série de Portraits des résidents de l’Asile Maritime de Berck-sur-Mer, photographie, Frank Boucourt, Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer

Quand j’ai vu ça la première fois, je me suis dit « c’est Les Monomanes », de Géricault. Mais au-delà de ça, c’est vrai qu’on a là quelque chose d’ultra-contemporain, d’ultra-moderne, pour le coup, quelque chose en série, sur un même format.

LM: Et qu’est-ce que l’Asile Maritime ?

YC: En fait ça a commencé avec l’accident d’un vieillard percuté par une charrette. Il y avait des grands hôpitaux à Berck, mais rien pour les vieillards. On ne savait pas où soigner ce monsieur. Et il y a un groupe qui s’est constitué, autour de la Baronne de Rothschild, pour créer cet Asile, où on a mis des bonnes sœurs pour s’occuper des vieux. Et tous les ans il y avait des tombolas, et autour de Tattegrain il y avait aussi un groupe d’artistes qui proposaient des œuvres à la tombola, et comme ça ils sont arrivés à faire vivre cet Asile. Mais il fallait quand même débourser 400 Francs par an, ce qui n’était pas rien. Tattegrain a commencé (il décède en 1915) et la série a été poursuivie par Charles Roussel.

LM: Le format est assez étonnant.

YC: Ce sont des couvercles de boîtes de cigares, en bois.

LM: D’accord. C’est quasiment conceptuel. Alors qu’on est en… 1910 ?

YC: Là on est entre 1895 et 1920. C’est repris en 1918, par Roussel.

Charles Roussel,  Série de Portraits des résidents de l’Asile Maritime de Berck-sur-Mer, photographie, Frank Boucourt, Musée Opale Sud, Berck-sur-Mer

LM: Ah oui. C’est étonnant. Toute cette pièce a un côté émouvant, du coup. 

YC: Oui. Et c’est important pour les Berckois. Et comme il y a le nom ou les surnoms sur chaque petit tableau, il y a des habitants qui retrouvent ici leurs ancêtres. Le Musée existe depuis 1979, mais l’idée remonte aux artistes, dans les années 1904-5, parce qu’il y a justement cette colonie de peintres, et beaucoup de gens se disent qu’il serait bien de rassembler toutes ces œuvres, de garder cette histoire qui est en train de se faire. C’est une assez belle histoire. C’est aussi l’histoire des portraits de dos d’Hervé. Qui dit à juste titre que lorsque l’on connaît bien quelqu’un, on le reconnaît de dos. Le corps a son importance, tout autant si ce n’est plus que le visage. Ce qui m’intéresse aussi, et peut être paradoxalement, ce sont les fonds sur lesquels apparaissent ces portraits (visages ou dos). Le fond dévoile-t-il quelque-chose, il ne peut rester abstrait, il a évidemment un rôle à jouer.

Hervé Ic, “portraits de dos”, huile sur toile, 24/27×41 cm, JF 2001, fond 2017, JT 2001, SB 2021, JP 2017, WX 2024, CML 2001, PLIH 2019, PG 2005, MC 2001, CB 2002

LM: Et l’idée d’associer art historique et art contemporain, c’est venu comment ?

YC: C’est quelque chose que j’ai toujours fait. Quand j’étais au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing on liait les œuvres d’art contemporains avec les œuvres des siècles précédents, en les liant de manière visuelle ; il n’y avait pas forcément de discours et de théorie. Tout était lié à la construction du tableau : apprendre à lire une œuvre, à lire une image, une sculpture, se déplacer, avancer, reculer, organiser une danse pour le visiteur, le regardeur… toutes ces choses-là, c’est vraiment mon moteur depuis le début. C’est aussi ce que j’ai appris. Je ne conçois pas de musée sans création contemporaine, qui vienne bousculer la collection, la réinterroger. Mais il ne faut pas que ce soit gratuit. Il ne s’agit pas d’introduire de l’art contemporain pour l’art contemporain, on ne doit pas forcer le regard, la proposition doit être naturelle. Il y a des permanences dans les thèmes, dans les constructions. C’est évident que ça doit être présent. Annette Messager, par exemple, est originaire de Berck. Il suffit de faire la laisse de mer, tu te promènes sur la plage, à la limite de la marée haute marée basse, et tous les détritus qui restent (filets, bois flotté, plumes, coquillage…), eh bien tu comprends, ou du moins tu saisis quelque-chose d’intime, une source, un vécu, une part du matériel d’où vient son travail. Par exemple tout ce qu’elle a fait avec le goudron, eh bien tu l’as, parce que les bateaux étaient calfatés.

Annette Messager “Hésitation”, 2023, acrylic on paper, 50 x 43 cm, (154 x 136 cm, overall), Galerie Goodman
Vue de l’exposition Annette Messager, “Nos Chambres”, Institut Giacometti, Paris, octobre 2018 – janvier 2019

Et tout ce noir de bateau se voyait beaucoup parce qu’il n’y a pas de port à Berck, et les bateaux étaient échoués sur la plage. Ils prenaient la vague, affalaient les voiles, et fonçaient sur la plage. Et ils prenaient la marée montante pour repartir.

[Devant des photographies ↓]

Berck a été une des capitales de la photographie, avec Lourdes et Paris. Il y a eu un recensement de 12000 cartes postales qui ont été faites à Berck. Donc installation de photographes, d’ateliers et de boutiques, photographies par cerf-volants, aussi. Un cerf-volant, qui pesait déjà un certain poids, qu’il fallait faire voler, et une image à tirer… Et le déclencheur c’était un fil d’amadou, allumé d’en bas. Beaucoup d’aléatoire donc. Et pourtant ça fonctionnait, ça fonctionne encore. Comme ce Musée. Comme un musée, il doit y avoir une part d’aléatoire, d’accident… peut-être, pour ne pas le laisser se cristalliser.

Emile Wenz, datation entre 1890-1891, coll. fonds documentaire du Musée Opale Sud (donc très proche de l’invention et de la première photo aérienne par cerf volant 1888) [Légende Yannick Courbès, qui ajoute préférer cette image car on voit la pointe du cerf-volant en haut de l’image]
Emile Wenz, photographie au cerf-volant au dessus la plage de Berck-sur-plage, circa 1890-91

Un tableau d’Hervé d’ailleurs m’a interpellé, comme suggérant cette instabilité nécessaire du musée. Il s’intitule Naufrage (2019), il y plusieurs scènes qui tentent de discuter, de dialoguer. On peut les lire  séparément, les regarder dans leur ensemble ou certaines seulement. Hervé m’a expliqué que cette œuvre trouvait sa source notamment dans les nombreuses balades nocturnes qu’il faisait. Et surtout l’une d’entre elles pendant laquelle tonnait l’orage. Les éclairs projetaient une lumière intense et forcément fulgurante sur le paysage qui l’environnait puis il redevait sombre, illisible rendant ainsi sa promenade construite de flashs visuels. Il n’y a plus que des bribes, des morceaux, des fragments qu’il nous faut ramifier. Comme de la visite d’un musée, de la rencontre avec une œuvre, un objet, de la déambulation ou de la promenade sans but… Chercher la lumière ou plutôt la rencontrer lorsque l’on ne l’attend pas.

Hervé Ic, “Le Naufrage”, huile sur toile, 140 x 190 cm, 2010

Note. La photographie aérienne sous cerf-volant débute en 1888 avec Arthur Batut. L’appareil photographique, initialement accroché au cerf-volant et le déclenchement par l’aide d’une mèche, était trop tributaire des mouvements de ce dernier. Émile Wenz perfectionne la méthode en se servant de l’électricité pour le déclenchement, du bambou pour le cadre du cerf-volant et il remplace le papier par un tissu de coton. Il réalise durant le mois d’ ses premières photos aériennes par cerf-volant sur plaques de verre à Berck-Plage (Pas-de-Calais). Dès lors, de nombreux « aérophotographes » vont se succéder, faisant de Berck-Plage, le site le plus photographié des airs avant la Première Guerre mondiale.

PS. Je remercie Yannick Courbès pour son accueil et sa grande disponibilité, et Hervé Ic pour l’initiative.

 

Entretien réalisé sur site, retranscrit par Léon Mychine, et amendé par Y. Courbès. (Choix des illustations, LM, comme d’habitude)