Cécile Bart, ‘Silent show’ (CCCOD). Présentation. Partie 1

Avant de passer à l’exposition de Bart au CCCOD, je pense qu’il peut être intéressant de rappeler certains éléments propre à l’oeuvre bartienne. La peinture de Cécile Bart (née en 1958), est d’un type étonnant, hybride. À première vue, on pourrait penser à de l’art conceptuel ; des peintures impeccablement peintes — des monochromes bien souvent —, tendus sur des châssis généralement métalliques.

Peinture glycérophtalique, sur voile de Tergal « Plein Jour »,  tendu et marouflé sur châssis métallique.  Les peintures/écrans sont placées dans l’espace, fixées au sol ou suspendues. (Légende et photo, courtesy de l’artiste)

L’oeuvre bartienne ne compte pas que des monochromes, mais puisque nous retrouvons ce type de peinture au CCCOD, on peut se limiter à ce dernier pour le moment, le moment étant cet article. Les monochromes de Bart sont étonnamment disposés ; ils peuvent être posés, associés en carré, ou suspendus dans différentes postures tout à fait inattendues. De plus, ces monochromes sont transparents, d’où l’inintérêt de les placer directement contre un mur. Et c’est pourquoi Bart les installe, d’emblée, dans l’espace.

Peinture glycérophtalique, sur voile de Tergal « Plein Jour »,  tendu et marouflé sur châssis métallique (Légende et photo, courtesy de l’artiste)

De fait, c’est tout l’espace qui est convoqué et qui, pour parties, se retrouve dans la toile : murs, lumière du jour ou artificielle, passants, spectateurs, objets divers… La peinture est ouverte, perméable « qu’on peut traverser sans difficulté — (en parlant d’une substance) » du latin permeabilis, « qui peut être traversé », dérivé de permeare, « passer à travers ». Jouant ainsi des dispositifs, les monochromes bartiens s’animent, les voilà pénétrés, projetants, perturbés, là où, généralement, un tableau est autarcique, voir autotélique (dont la fin n’est à trouver qu’en soi). « Qu’on peut traverser sans difficulté (en parlant d’une substance) ». Ici, Bart transforme la substance du tableau dans son être, et rejoint ce que dit Whitehead contredisant Aristote : être, c’est être présent dans une autre entité. Les tableaux de Bart sont co-présents avec autre chose qu’eux-mêmes. Du coup, “être” devient, de fait, et dépend d’un Principe de Relativité ;1 on est présent d’autant que l’on est traversé et donc occupé par d’autres espaces, qui ne sont pas nous mais qui participent de notre être, et sans lesquels nous ne serions pas ce que nous sommes, tantôt ainsi, et autrement. Mais voici que je me suis mis à incarner l’être même des toiles ! Et puis ? N’est-ce pas Bart elle-même qui fait rentrer des personnages, des figures dans ses toiles ? Tout cela n’est-il pas, après tout, logique ?

Au CCCOD, nous faisons face à ce que Bart appelle des “peintures/écran”, composées de trois couleurs principales ; rouge, noir, ou blanc cassé. Ces peintures/écran sont installées à la verticale, on peut en faire le tour, et sur chacune d’entre elle est projeté un film, dénué de bande-son, qui reste noir et blanc, ou qui se colore de blanc cassé ou de rouge suivant les dispositions. Ce qui peut faire croire que certains films sont en couleurs. Mais il ne le sont pas. La plupart de ces films montre des gens qui dansent, depuis un couple d’hommes en studio jusqu’à un groupe de natifs indiens-américains. Et tout ce dispositif est exhibé dans la Salle Noire. Bart parle d’ « expérience » et semble très attachée à ce mot, cette fonction pour ainsi dire, car il lui semble patent qu’une œuvre doit être en mesure de transmettre une expérience, au sein même du dispositif qui a été fait pour. Et de cette expérience du spectateur et acteur du coup, de son corps impliqué dans la projection, doit sortir une « émotion ».  

NB : Le lecteur fidèle aura remarqué que je mentionne souvent Alfred North Whitehead (1861-1947), assurément l’un des plus grands philosophes du XXe siècle et l’un des plus méconnus. C’est que la philosophie de Whitehead, qui consiste aussi en un système métaphysique de l’expérience, a beaucoup à nous apprendre, et à nous apporter. C’est pour cela que, dès que je rencontre un voisinage whiteheadien, je le signale, car sa philosophie est aussi une philosophe de l’Esthétique, au sens racinaire du terme, jusqu’à la croissance dudit. Donc si je l’ai mentionné dans le texte c’est parce qu’Aristote dit qu’une substance c’est ce qui n’a besoin de rien d’autre qu’elle même pour exister. Whitehead viendra contredire cet axiome en montrant et théorisant le fait qu’une substance (passons sur l’obsolescence du terme), a besoin de bien d’autres choses qu’elle-même pour exister. D’où cette citation magnifiquement organique et poreuse de Whitehead.

1. « Le principe de relativité universel traverse directement le dictum d’Aristote, “Une substance n’est pas présente dans un sujet”. Au contraire, conformément à ce principe une entité actuelle [i.e., le plus petit dénominateur commun d’une expérience constituée] est présente dans d’autres entités actuelles. La philosophie de l’organisme [i.e., la dénomation donnée par Whitehead à son propre système philosophique] est principalement dédiée à la tâche de rendre claire la notion d’“être présent dans une autre entité” » (A.N. Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Cambridge UP, 1929 [The Free Press, 1978. Traduit seulement en 1995 en Français, sous le titre Procès et réalité. Un essai de cosmologie, Gallimard].


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