Jeudi 03 Octobre 2024
LM : Nous sommes devant tes pièces. Ont-elles un titre ?
ST : Sans titre. C’est la série des calques, qui a été amorcée en 2021, comme plusieurs autres séries, avec ce même matériau. Ce sont des plans d’architecture que j’ai récupéré chez un architecte du Patrimoine, qui allait les jeter.
LM : Donc, ces plans d’architecte, comment te viens l’idée de les rouler ?
SM : C’est un accident. Un accident d’atelier, comme à peu près 50 % de mes œuvres. Je suis parti d’un truc qui n’a aucun rapport. À une époque je pratiquais la spéléologie, avec une équipe qui faisait de l’exploration. Ils allaient dans des cavités qui n’avaient jamais été explorées. Et en spéléo, à certains endroits, on doit franchir des étroitures ou des boyaux,des passages serrés où l’on doit se faufiler. Et parfois, ça ne passe pas, mais il y a un souffle. Soit un souffle soit une aspiration. Et quand il y a ça, ça veut dire qu’il y a forcément une sortie, voire un espace beaucoup plus grand derrière. Alors pour passer, ils font du minage sous-terrain.
LM : Ah oui ?
ST : Ils utilisent de la poudre noire. Alors ce sont tous des spécialistes, soit professeurs de physique, soit géologues, soit ingénieurs, ils ont donc de très bonnes connaissances. Et je me suis retrouvé avec eux dans les Pyrénées, dans une cabane, où ils préparaient les charges explosives.
LM : Je ne savais pas qu’on utilisait des charges en spéléo…
ST : On ne le sait pas parce que c’est totalement interdit.
LM : [Rire] Ah d’accord ! Enfin, ce n’est pas surprenant.
ST : En fait, ils roulent des pailles de papier calque, qu’ils remplissent de poudre et qu’ils bouchent avec du papier toilette et de la colle à chaud.
LM : Mais ça doit faire un bruit de dingue.
ST : Ça fait un bruit énorme. Et en fait, je leur ai demandé pourquoi ils utilisaient du papier calque. Parce que j’ai fait mes études en Génie Civil, j’ai dessiné sur des calques au Rotring, mon grand-père était dessinateur dans un cabinet d’architecture, et j’avais cet imaginaire de l’architecture, et eux, ils dynamitent des cavités et finalement ils créent des espaces.
LM : Oui, c’est à la sauvage quoi !
ST : Et en fait ils me disaient qu’ils ont essayé avec du papier ordinaire mais l’humidité déchirait totalement le papier, et le calque y résiste.
LM : Donc ensuite ?
ST : J’ai commencé à faire des structures, inspirées par celle des cristaux, parce que les grottes, c’est là où se forment les cristaux. Alors je me suis mis à récupérer des plans d’architecte, à rouler du calque. J’y insérais parfois de la poudre de brique ou du charbon, et tout cela teintait le calque. Et en fait, il m’a fallu du temps pour me rendre compte que la pièce, ce n’était pas la spéléologie, c’était ça. En roulant le calque, le plan disparaissait, il y avait un effacement.
LM : C’est un très bel objet.
ST : Merci.
LM : Et comment t’es venue l’idée de faire cet objet-là ?
ST : Au départ, les premières séries de calques, c’était juste deux tiges, enfoncées dans le mur. Et en les regardant, je me suis demandé si ces deux piques ne pouvaient pas devenir une sorte de structure qui viendrait tenir le calque. Et la matière que j’aime travailler, c’est le métal. C’est une matière que je travaille depuis les Beaux-Arts et qui me sert à tenir d’autres matériaux, que je connais moins. Et je me suis rendu compte que la ligne créée par la structure en métal, c’est une sorte de prolongement de ce qui se passe ici, à la surface du calque.
Et en 2021 j’ai commencé à en faire une série en acier brut. Mais qui n’était pas du tout comme ça. Et je me suis vite confronté à des problèmes techniques. Le calque, c’est de la cellulose, et ça se dilate avec la chaleur et l’humidité. Ça fait 42 centimètres, et dans un endroit humide, ça peut prendre 5 millimètres. Donc au départ j’ai fait des structures totalement fixes, qui ne bougeaient pas, et je me retrouvais avec des calques déchirés, ou des bouchons qui dépassaient du calque de plusieurs millimètres. Donc je ne pouvais pas les exposer. Il fallait que je trouve une solution. J’ai donc pensé à une technique qui “suit” la matière.
LM : Tu les as rendues résilientes. [Rappel : la résilience est une notion issue du Génie civil, soit ce qui caractérise l’énergie absorbée par un corps lors d’une contrainte]
ST : C’est un tube de calque, accroché au mur. Quand je le dis ça paraît très simple, mais en fait c’est très compliqué. Dans beaucoup de mes pièces, c’est aussi l’enjeu. La sculpture, c’est aussi l’artifice, et ici il y en a un, invisible bien-sûr.
LM : C’est un sacré travail hein ?
ST : Ça fait partie de la pièce, c’est un accomplissement technique. Ça doit rester invisible mais c’est inhérent à l’œuvre. Par exemple pour la pièce “Sans titre”, datant de 2013, réalisée à Pollen à Monflanquin, j’ai fait tenir des minerais de fer, enchâssés dans des étagères métalliques standard. Le minerai de fer est un matériau très lourd, car chargé en particules de fer. Trop lourd pour tenir sur une étagère sans la déformer. J’ai dû, là aussi, penser à un système pour que la pièce tienne.
Pour revenir aux calques, j’ai mis des années, avec beaucoup de tests « ratés », pour élaborer cette solution plastique et arriver à ce résultat. C’est vraiment l’idée d’un savoir-faire, un savoir de la main, du geste ; et c’est donc aussi un travail avec le temps, qui va avec la connaissance. Par exemple je travaille avec des colles cyanoacrylates, ce sont des colles très précises, aussi utilisées dans la médecine. On est vraiment dans quelque chose de très minutieux.
LM : Et le dessin, il importe, ou c’est un peu ‘random’, comme disent les jeunes ?
ST : Il faut qu’il ait un rythme, une géométrie. J’en fait plein, puis je les sélectionne, c’est un travail graphique. Sur un calque format A3, je découpe des bandes, pour que ça fasse exactement deux tours. Après plusieurs essais, à deux tours, c’est vraiment là que la pièce se jouait. Ça permet de superposer des lignes. Donc par exemple ici tu vois des valeurs de gris qui sont derrière, et les traits plus noirs qui sont devant.
LM : Oui.
ST : Et avec deux tours, la lumière se diffuse. Et je voulais garder cette vibration. Quand je les roule, je ne sais pas ce qu’il va se passer, je ne sais pas quelle ligne va apparaître avant l’autre, ou derrière l’autre. Et c’est ça qui est excitant. Il faut que ce soit excitant pour moi. Et j’espère pour les autres. Et à force, il y a cette idée de “variation”, il y a presque des époques dans les calques.
LM : C’est bien que tu aies persévéré et réussi à franchir l’obstacle technique.
ST : Oui, exactement. Je parlais de variations, on retrouve cette idée avec les deux séries, une en acier poli et l’autre en acier bruni.
Et en fait j’utilise vraiment l’acier comme un dessin dans l’espace, qui se projette.
LM : C’est donc comme un trait qui se prolonge, de manière organique.
ST : Voilà.
Momentum addendum: À ce moment, S. Thiou m’indique que des « lignes, il y en a un peu partout », notamment avec « cette fissure au sol », située entre deux sculptures de la série. Ce qui permet, au passage, de situer l’étonnante capacité spatialisante et artefactuelle chez notre artiste. Plus je retranscrivais l’entretien et plus me venait à l’esprit ce que l’on appelle la “cognition située” (‘situated cognition’) :
L’une des caractéristiques des théories de la cognition située est la proposition selon laquelle les gens ne pensent pas avec leur seul esprit, mais avec l’aide et l’interaction d’outils. → L.B. Resnick, R. Saljo, C.Pontecorvo, B. Burge, Discourse, Tools, and Reasoning. Essays on Situated Cognition, Springer-Verlag Berlin Heidelberg, 1997. [Je reviendrai sur la “cognition située” dans un article prochain à partir des œuvres de Thiou]
PS. Je remercie Christophe, qui se reconnaitra, sans qui je n’aurais pas eu la chance de rencontrer Simon, soit une belle preuve de connexion liée par l’amitié et un esprit de non-concurrence, bien rare dans le “milieu”.
En Une: Simon Thiou, “Série sans titre”, vue d’exposition, Scroll galerie, Nantes, photo S. Thiou