Il est intéressant de voir comment une artiste, à partir du territoire le plus proche — son corps —, va, au fil des années, conquérir ou bien plutôt en chercher d’autres à exprimer, à expurger, à dessiner, à envahir. Ainsi, quelle distance entre les autoportraits et la récente série “Tourmente” ! Pour le dire vite, on part du corps, pour aboutir à une sorte de topologie interlope, mystérieuse, menaçante, étrange…

Le corps est, quelque part, toujours présent, mais il n’est plus tellement identifiable (animal non-humain, cependant). Et là encore, on se dit : « mais comment fait-elle cela ?» C’est une question qui peut paraître d’une naïveté confondante, ou bien, plus sérieusement, qui interroge, justement, les processus de création propre à la technè de grootienne. Tout artiste est doté ou doué d’une technè (je le rappelle, qui est un concept issu de la philosophe grecque de l’Art Antique, et qui mêle technique avec le faire artistique). Nous n’en sommes pas sortis, de cette composition du mixte propre au faire-artistique : technique, savoir-faire, et poïétique (à ne pas confondre avec la poétique ; le poïen, c’est le faire, la fabrication artefactuelle ou non, dans la matière). Maintenant, il est des artistes chez qui nous voyons tout de suite la technè, elle est à nu, sans fard, elle se présente. Il en est d’autres chez qui la technè résiste, d’entrée de jeu. On ne sait pas, on ne comprend pas, comment c’est fait. Et nous ne le saurons peut-être jamais, car même l’artiste parfois se refuse à le dire (il en a le loisir). Ainsi, et par exemple, l’artiste Julie Navarro se refuse à dire comment elle produit telle ou telle peinture ; ce sont des secrets, des secrets de fabrication. Elle en a bien le droit. Et je trouve cela intéressant, piquant, de ne pas savoir ou comprendre comment tel ou telle artiste a procédé pour produire. Pour revenir à Irène de Groot, je l’ai dit, nous avons quelque chose qui se refuse, à mon avis assez vite, à l’explication, au dévoilement ; ce que j’appelle la résistance. Résistance au pré-mâché, au consommable, à l’emballé-c’est-pesé. Et c’est une des raisons pour laquelle ces photographies sont très vite complexes, particulièrement les Polaroids, dont on se demande, et j’insiste, comment elle a pu obtenir un tel résultat. La complexité plastique fait partie des protocoles de création, mais aussi de résistance, et c’est, après tout, ce que l’on pourrait aussi appeler l’exigence artistique, qui n’est pas si répandue qu’on le croit, si on en juge par la tonne d’œuvres exposées qui n’ont que fort peu d’intérêt, voire aucun. Et je pourrais ici aligner quelques noms de personnes dont l’“art” démontre l’indigence patente, mais, dans ma ‘Bio express’, j’ai dit que je n’aurais pas recours à ce type de pratique. Ça ne sert pas à grand’chose, et peut s’avérer très cruel. Or, “faire mal” n’est pas ce qui m’anime, et je ne suis pas non plus le justicier de l’art…
Une fois que nous avons dit cela, revenons à cette image (ci-dessus), et nous voyons quelque chose qui fait penser à : une tête animale sur un lit de feuilles de chou. Oui. Mais même une fois pensé cela, et si tant est que ceci soit cela, reste une vision en propre qui ne résout rien.

Autre exemple. Ci-dessus. Ici, la question n’est pas « qu’est-ce que c’est ? », ou bien « qu’est-ce que cela représente ? », mais, plutôt : « est-ce intéressant ? ». C’est la seule question qui vaille, à ce point d’indistinction. Encore une fois, j’apprécie qu’une artiste (en l’occurrence), nous laisse à gué, face à sa navigation. Hypothèses. Conjectures. Donc, réponse ? Oui, c’est intéressant. Pourquoi ? Je ne sais pas. Après un temps de pause (quelques jours), j’ai envie de faire l’hypothèse qu’à partir probablement d’un détail, Irène de Groot transforme ce dernier en paysage.

Me vient à l’esprit, le mot « outremonde ». Pris par Don DeLillo en 1997, mais c’est pas encore la foule. Donc, outremonde. La série de grootienne “Tourmente” me fait penser à un outremonde ; quelque chose qui n’existe pas près de chez nous, mais quand même pas loin. Dans une réalité parallèle. je crois que, dans cette série, qu’elle affectionne davantage que les autres, car dernière née, Irène de Groot attaque en quelque sorte encore plus réel et réalité ; je crois qu’elle prend quelque chose du réel avec ses yeux et ses mains, et qu’elle rentre dans la matière, comme une sorte d’esthétique à vif. Elle retourne les choses, les transforme, si bien, qu’au bout du compte, nous ne savons pas vraiment, voire pas du tout, ce que nous regardons. Encore une fois, produire de l’incompréhensible, d’autres l’ont fait et le font. Mais de Groot englobe ce geste dans une esthétique bien spécifique, la sienne. Après, évidemment, on suit ou ne on ne suit pas. Pour ma part, je suis. (« Évidemment », se dit le lecteur, car sinon, pourquoi écrirais-je sur ça ?). Je suis assez fasciné par les formes qu’Irène (permettez ?) nous donne à contempler.

Le monstrueux. Tout simplement. Tout inexplicablement. Parce que le monstrueux est l’hors-norme, il ne s’explique jamais. À charge pour celui ou celle qui le mon(s)tre de nous révulser ou de nous fasciner. Les deux. Ou pas. En échangeant avec Irène de Groot, j’en ai appris un peu plus sur sa manière de procéder, mais je ne puis divulguer ces informations. Ce que je puis dire, c’était que j’étais bien loin, très loin, de la moindre hypothèse probante ! Ce qui prouve, encore une fois et s’il en était besoin, que certains artistes sont des magiciennes. Et Irène de Groot est une magicienne du Polaroid. J’avoue que, eu égard au résultat, je n’en reviens pas de ses secrets de fabrication. C’est tout à fait stupéfiant. Ci-dessus, je ne peux pas m’empêcher de voir une sorte de tête-crâne-de-poisson-gueule-béante, tandis que le processus n’est pas entendu ainsi : il y a une différence entre les étapes élaboratives — une différence radicale —, et le résultat (je crois que je puis écrire cela). Comprend-on bien ce que je veux dire ? de Groot exécute des processus, et produit une photographie. Soit. Maintenant, entre ses processus et le résultat, il y a un monde ; le monde, justement, de l’interprétation. Je ne sais pas ce que de Groot a l’intention de montrer, si tant est qu’il y ait ici une intentionnalité. Je crois que je ne suis pas encore assez clair. Prenons un exemple : un peintre produit un tableau, disons, mi-figuratif mi-hors cadre. Le spectateur a le loisir d’interpréter ce qu’il voit, comme paysage réel avec un supplément d’imaginaire, un paysage irréel, ou bien encore un paysage superposé à autre chose, une autre temporalité, ou un autre paysage, par exemple. Entre l’intentionnalité artistique du geste et le résultat, il n’y pas une différence que l’on pourrait qualifier d’ontologique (différence entre l’Être et l’étant chez Aristote, qui a ouvert à ce que Heidegger a appelé la différence ontologique) : le peintre voulait dépeindre un paysage, c’est fait. À l’inverse, en manipulant ses Polaroids, de Groot ne maîtrise pas tout le processus, et, cependant, réussit à produire quelque chose (si je puis dire), qui peut évoquer tout autre chose, probablement, que ce que vers quoi son intentionnalité artistique la dirigeait. Ou bien je me trompe, cependant qu’il importe peu de savoir à quel niveau la différence ontologique entre ce qui est et ce qui semble se situe ; de fait, elle est bien là, et c’est cela qui compte. Et j’ai parlé de ces processus avec notre photographe, et je puis confirmer qu’il y a bien une distance entre le produit de départ et le résultat, qui rejoint ce que j’appelle la différence ontologique.
Voyez ci-dessous. Ne dirait-on pas un détail d’une anatomie ? Si. Mais de quel type ? Du Troisième ? On dirait bien une anatomie alien. Admirez ces détails, la finesse du grain, les nuances de noirceur ; les giclures, les ombres dans les ombres, le néant côtoyé. N’oubliez pas, cher lecteur, qu’il s’agit toujours d’un Polaroid ; soit une très petite surface. Et il est donc remarquable de réussir tant de minutiae dans un espace restreint tel. J’ai d’ailleurs appris qu’elle souhaiterait transformer ces Polaroids sur des formats plus grands.

Un dernier, pour la route électronique. Celui-ci, comme autant de volets ferreux, sis dans un endroit de l’Outremonde de grootien, qui se ferment, ou s’ouvrent ; sur autre chose, nécessairement…

Léon Mychkine