En 1870, Monet poursuit son lent processus parallèle à la production de “bonne peinture”, à savoir le dépouillement de la mimêsis. On dit souvent qu’apprendre c’est désapprendre, et l’on crédite Bachelard de cette formule, qui est introuvable, par ailleurs. Mais peu importe, la formule existe, et elle est pertinente. Spécialement pour Monet. En 1870, il y a déjà longtemps que Monet sait peindre, et “peindre comme il faut”. Seulement, cela, depuis quelques temps, commence de l’ennuyer. D’une certaine manière, il y a un risque à bien savoir faire quelque chose, c’est de toujours réitérer cette même façon de faire. Autrement dit, de ne jamais se remettre en question. Or l’inventivité, pour un artiste, c’est vital, et la répétition, à haute dose et à long terme, c’est mortel. Prenez ce pauvre Toroni. Pendant soixante ans il n’aura peint que des carrés de peinture… Moralité : Qu’a inventé en peinture Toroni ? Rien. Sur quel tableau de Toroni pourrions-nous passer des heures à nous étonner de la fabrique ? Aucun. Le premier carré en peinture, c’est Malévitch 1915 ; et la période suprématiste a duré un an ! Point. Bref. Notre Monet donc, s’ennuie ; il cherche à peindre autrement. Ce qui est remarquable, c’est que, pour peindre autrement, il a besoin de la Réalité, celle du monde réel, dans lequel les chaises ne sont pas des touches de peinture, mais de vraies structures, et ce n’est qu’à partir de cette réalité indéniable qu’il va faire dériver la représentation. Un exemple patent est “La plage à Trouville”. Monet peint dehors, il n’est pas à l’atelier. C’est du direct. Donc il peint vite. Il peint vite, mais il pourrait peindre différemment (regardez ici , en cherchant les dates alentour, pour comparer). Disons qu’il s’agit là du chemin du désapprentissage, qui va de pair avec le dépouillement de la mimêsis. Rappelons que ce dépouillement ne veut pas dire pillage, mais plutôt mise à nu. D’où vient l’histoire de la mimêsis, et que vise-t-elle ? À cette question s’opposent deux réponses : Platon ou Aristote. Soit on imite la nature (Platon, qui, soit dit en passant, méprisait les artistes), soit on la dépasse (Aristote, qui les respectait). Généralement, un artiste concerné par la mimêsis choisit l’une ou l’autre voie, rarement les deux en même temps (excepté Monet et ses amis, et d’autres artistes depuis, bien évidemment). Il y a donc des artistes platoniciens ou aristotéliciens même sans le savoir ! Ce n’est pas une régression que de le pointer, c’est un clin d’œil à l’origine de l’art, pour nous, en Occident, car, quoique nous fassions, nous sommes toujours, d’une manière ou d’une autre, confrontés à l’origine, ce qui n’a rien à voir avec l’ontologie, précisons-le. Bien. Donc, après ce petit rappel, on voit donc que Monet, à date, court encore les deux lièvres et, ce fameux jour de printemps (ou d’été) à Trouville, Monet chasse le lièvre d’Aristote ; dépassant la mimêsis. Car, disons-le, rien ne ressemble vraiment à, il s’agit plutôt d’adapter l’art à la vision réelle, ou bien l’inverse. Dans sa Préface à la seconde édition de la Critique de la Raison Pure, Kant écrit :
Que l’on essaie donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité d’une connaissance a priori de ces objets, qui doit établir quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de l’idée première de Copernic : voyant qui’l ne pouvait venir à bout de l’explication des mouvements du ciel en admettant que tout l’armée des astres tournait autour du spectateur, il essaya de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur, et en laissant en revanche les astres au repos. On peut faire un essai du même genre en métaphysique, au sujet de l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir quelque chose a priori ; que si, au contraire, l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté d’intuition, je puis très bien alors me représenter cette possibilité.
J’ai donné cet extrait pour deux raisons. La première, c’est que j’ai toujours été impressionné par le début de la première phrase (jusqu’à la deuxième virgule). La seconde, c’est que j’ai l’intuition que ces éléments kantiens peuvent servir à identifier davantage le processus créatif chez Monet. Je ne sais pas si Monet a lu Kant, mais ce qu’il pratique en peinture, dans la veine d’Aristote “sur”-mimétique, correspond à ce que je comprends du début de la phrase suscitée, à savoir qu’à sa manière, Monet
règle les objets du monde extérieur sur (l)sa connaissance processuelle de la peinture.
Autrement dit, Monet fait partie de ces peintres qui, durant le XIXe siècle, nous ont fait réagir en nous indiquant de nouvelles pistes, des propositions, qui auront fait dire — et cela continue —, que
Nous ne savions pas que l’on pouvait peindre ainsi. (Kant : le génie donne des règles à ce qui n’en a pas.)
Il est assez clair que Monet, à partir au moins de 1868 (“Chemin en Normandie”), entame un chemin parallèle que j’appelle “expérimental”, et il me semble que cet aspect “expérimental” est souvent négligé dans l’émergence de l’Art Moderne ; on a tendance à accroire que les choses sont produites au rythme d’un inflexible génie qui ne connaît jamais le doute et sait toujours où il va (le Mythe du “Grand Artiste”), ce qui relève d’une vision naïve de l’artiste face à l’Art (accordez une désuète majuscule). Et justement, “La plage de Trouville” fait partie de ces expérimentations :
Peut-être que l’on se demandera : Mais qui y a-t-il d’expérimental dans ce tableau ? Eh bien, regardez le traitement d’ensemble de la scène, comment est dépeinte la chaise, le livre lu par l’amie du couple, les chaises au deuxième-plan, le visage hachuré de Camille, et le “reste”.
Il y a une question que l’on ne pose quasiment jamais, en matière d’art, quant au rythme des productions. Beaucoup de peintres ont produit nombre de tableaux, l’exemple inverse et paradigmatique (paradigme de la parcimonie) étant Vermeer avec trente-sept tableaux recensés dans sa vie de peintre. Cette question rarement posée évite donc celle, subséquente, de l’équanime qualité des œuvres. Pour le dire ainsi, Monet a-t-il toujours produit de bons tableaux ? On serait tenté de répondre par la négative, et justement en pointant, via la logique de l’expérimentation, le risque du ratage, voire, de la croûte. Alors, “La plage de Trouville” est-il une croûte ? J’ai bien conscience que le fait d’oser dire que Monet aurait pu faire des croûtes, ou des mauvais tableaux, ou moins bien réalisés, moins intenses, n’est pas loin d’un délit quasi blasphématoire, tant les grands héros de l’art sont embaumés dans des toiles dorées à l’or fin de l’Officialité (toujours ou souvent ou fréquemment tardif ou posthume) et redorées par les phantasmes d’une foule bigarrée, composée tant de sachants que d’ignorants. Aussi, une fois momie, il ne s’agit pas de faire la fine bouche, car Tout est bon dans la momie ! N’étant pas nécrophage, je réfute l’adoration perpétuelle, et prêche à la fois pour l’enthousiasme — voire l’emprise du daîmon — tout autant pour que le relativisme en art, et en d’autres domaines, à l’évidence. Logiquement, donc, il m’est loisible de juger que, telle œuvre chez tel artiste renommé, n’est pas “bonne”, voire “mauvaise”. Cela ne changera nullement la face du monde, et m’en voilà, et vous aussi, rassuré ! Bien. Ce tableau, “La plage à Trouville”, est fort peu significatif, hormis, bien entendu, la manière dont c’est peint. L’ensemble peint est expérimental, assumé-je, mais, au sein de cet ensemble uniforme expérimental on trouve un surcroît d’expérimentation dans l’expérimentation, car comment qualifier cela ?
Ce détail, mais véritable intrusion dans le propos général, est parfaitement incroyable. Mais c’est ce qu’il y a de plus incroyable dans l’incroyable (comme on dit, dans Les Mille et une Nuit, « étonné au bord de l’étonnement », et c’est ce qui me sidère le plus dans ce tableau. Qu’est-ce qui a “pris” à Monet pour venir, en quelque sorte, briser l’unité du tableau, avec ces impossibles gros traits blancs ? Il y a bien une unité, excepté cette griffe de traits blancs, qui sont, en quelque sorte, incompréhensibles. On lit, ici et là, qu’il s’agit de la lumière du soleil… donc de l’éclairage naturel. Mais où a-t-on déjà vu un tel phénomène ? Après, il s’agit de gros traits, et l’économie du trait, dans le tableau, ne manque pas — sur le visage de Camille, sa robe, sur chapeau et livre de l’amie ; au dessus la chaise, et ne parlons même pas des nuages… Ce tableau, ce ne sont pas des touches, ce sont des traits. Il faudrait distinguer. Allons-y : La touche, c’est, pour un peintre traditionnel (huile, acrylique, etc.), le b.a.-ba du peintre, excepté certains autres qui n’apposent pas de touche, mais versent la peinture (de Fontana à Gilles Teboul, p.ex.) sur le medium. Muni d’un pinceau, d’une brosse, même d’un couteau, il “faut” apposer une touche. Mais, comme ici Monet en 1870, on fait des touches pour produire des traits. Et ces traits sont énormes, immanquables, incroyables. Je parlais de « désapprendre », et ce geste de Monet tient tout autant de l’avant-garde que du désapprendre, et, aurais-je envie de pointer, surtout du désapprendre.
Quelques traits formés avec des terres colorées, délayées dans de l’eau, & appliqués peut-être même d’abord avec le bout du doigt, auront succédé à ces traits charbonnés, & donné naissance à la Peinture (Pernety, 1757).
Bien, Monet plaque de gros traits sur la robe de Camille. D’accord !, mais d’où vient qu’ils sont si blancs ? Lacan y verrait-il autre chose ? Je n’en serais pas surpris. Mais il est injoignable. D’un certain point de vue, tout la scène est banale, sauf si l’on abonde dans le sens de Wildenstein (voir Refs) qui nous dit, qu’a contrario d’un Eugène Boudin, Monet choisit des prises de vues inattendues, c’est-à-dire autre chose que de simples vues frontales de bord de mer. Ici, à vrai dire, la mer est secondaire, voire tertiaire ; n’était la lumière.
Léon Mychkine