Lucia di Luciano, 93 ans ; dipingere sempre !

Je “découvre”, aujourd’hui, la peintresse Lucia di Luciano, et suis intrigué, intéressé, admiratif, bref, toutes ces sortes de choses. Je regarde ses œuvres, lis un entretien, et me dis qu’il se “passe”, là, quelque chose (qualcosa no ?). di Luciano a commencé sa vie de peintre dans les années 1950. Elle a épousé un artiste, Giovanni Pizzo, membre du mouvement Arte Programmata, qui, dès le début des années 1960, était focalisé sur les mathématiques, la cybernétique et la “computer theory” à des fins artistiques. À consulter les œuvres de Pizzo (ici, descendez bien la page…), tout cela est devenu terriblement ennuyeux. Mais à chacun les illusions de son époque, et nous n’en sommes pas dépourvus (qui le serait ?). Pour nos deux artistes, il y avait eu aussi, dans ces années, le choc profond, déflagratoire, de la découverte de l’œuvre de Mondrian, qui les conduisit à repenser entièrement leur manière de faire de l’art. Les œuvres du couple, dans les années 1960, sont donc très normées :      

Lucia di Luciano, “Struttura ritmica data da immagini in combinatoria fra loro”, 1966, Morgan’s paint on Masonite in artist’s frame, 77.5 × 77.5 cm

En français, le titre, donne : “Structure rythmique donnée par les images combinées les unes aux autres”. En 1963, il y aussi, de temps en temps, de la chromie : 

Lucia di Luciano, “Struttura operativa n. 11”, 1963, Morgan’s paint and ink on masonite, 25.59 x 27.17 in

Chez Pizzo aussi :

Giovanni Pizzo, “Sign Gestalt N.20 I”, 1965, Morgan’s paint e china su masonite da 8 mm / Morgan’s paint and china on 8 mm masonite, 180×115 cm

Ce qui est sûr, c’est que, jusqu’en 2020, Pizzo (décédé en 2022) ne vire pas sa cuti ; géométrique toujours : 

Giovanni Pizzo, “Sign Gestalt N.70 (serie MD), La griglia con la sequenzialità di cromostrutture ritmate spazio/temporalmente”, 2020, acrilico e Fasson su mediodenso, 60 x 101 cm

En revanche, si la documentation (trouvable sur la Toile) est en accord avec la temporalité, c’est à partir de 2010 que di Luciano explose le cadre de la grille, comme ici :

Lucia di Luciano, “Ritmo”, 2010, Staedtler Pen in paper collage on paper, 20.5 × 26 cm 

Certes, si le titre semble prédiquer du “rythme”, tout cela ne semble plus très “Arte Programmata”… On dirait un croquis, le survol et son rendu par un drone artiste (cela viendra).  

Lucia di Luciano, “Minimal”, 2020, acrylic and china ink on Masonite, 70 × 70 cm 

Nous sommes toujours dans la cartographie, plutôt même, dans la chorographie, dont l’étymon donne : ωρογραφια khoros, « district, région », graphia, « écriture », qui représente un pays ou une région, mettant l’accent sur ses attributs qualitatifs, spécificités géomorphologiques, biologiques, architecturales et sa singularité. À strictement parler, la chorographie n’a rien à avec la peinture contemporaine, mais les écrivains ont toujours eu le droit de s’accorder des licences, sinon ils n’écrivent plus (simple as that). Mon idée, c’est que le drone lucianien s’est rapproché du territoire, et s’est mis à chorographier plus précisément les plis et élévations du paysage (licence) :  

Lucia di Luciano, “Minimal”, 2023, “acrylic and ink on wooden fiberboard”, 25 × 25 cm 

Je trouve cela assez fascinant qu’après tant de décennies, l’artiste continue. Mais a-t-elle le choix ? Même encore aujourd’hui, dit-elle, si elle ne crée pas au quotidien, ou, à tout le moins, tente de, elle est dans les ténèbres, comme elle l’explique dans cet entretien (ici), dont j’extrais ces paroles frappées au bon coin de la dépression (j’hyperbole à peine, pensé-je) : 

1883magazine.com: À 93 ans, beaucoup ralentiraient la cadence, mais vous semblez traverser une période d’intense créativité. Qu’est-ce qui vous passionne autant dans la création ?

Lucia di Luciano : Si je ne peins pas, je suis triste. Inutile de me dire : « Que faites-vous ? Reposez-vous, à votre âge ! » Non, si j’arrête, je suis triste. Renoncer à la peinture, c’est comme m’embarquer pour un voyage effrayant dans les ténèbres, et je ne peux me contenter de penser au noir. Je vis pour toutes les couleurs. 

Si ce n’est pas une réponse de dépressif, je ne sais pas ce que c’est. Bien entendu que l’artiste a “besoin” de s’y mettre chaque jour, de retourner sur le métier l’ouvrage encore et encore. Mais il y a des artistes qui font des pauses, qui partent en vacances, qui ne créent que les samedi et dimanche, etc. Tandis qu’avec di Luciano (et bien d’autres), c’est vital, un vital quotidien. Si pas de peinture, rien sur le métier, alors c’est un voyage dans les ténèbres. De toutes façons, les ténèbres sont toujours là, présentes. C’est très parlant ; je veux dire : une personne salariée qui manque une journée de travail ne s’engouffre généralement pas dans les ténèbres, elle se réjouit de ne pas aller au boulot, et d’avoir du temps pour faire ce pour quoi l’on manquait justement de temps, ou bien, a contrario, elle ne fait rien, et avec joie ! La vie d’artiste, ce n’est pas le même comburant. Il faut que ça chauffe, que ça carbure, ou au moins que ça mijote, et tous les jours s’il vous plaît ! Sinon ça ne va pas bien (du tout). Il est tout à fait possible que di Luciano ne soit pas dépressive, mais vu les termes puissants qu’elle emploie, à dire vrai, on n’a guère de doute. Bien entendu qu’il existe beaucoup de personnes qui subissent la dépression et qui ne sont pas des artistes, autrement dit, ils n’ont rien, à portée de main ou d’esprit, pour sublimer, comme le disait Freud (la sublimation, ça existe). On devrait apprendre la sublimation à l’école, et peut-être que de nombreux adultes souffriraient moins.

En 2024, des vestiges (dégradés) subsistent (c’est quelque peu inévitable au vu des décennies d’application), mais à travers un décalage définitif, et c’est évidemment plus intéressant. Il s’agit toujours de marquer, d’écrire (graphia) le ou les territoires (khoros), mais dans la diversité, ce qui, finalement, est le reflet de la nature :

Lucia di Luciano, Untitled, 2024, acrylic on masonite, 60 × 60 cm 

Je ne connais pas le parcours de vie (Life Course) de Lucia di Luciano, mais je me fais cette réflexion : Qu’il en faut des années pour se libérer ! Parce que, somme toute, la collation aux mathématiques ne pouvait qu’aboutir à une impasse (oxymoron ?). En effet, s’il suffisait d’appliquer les mathématiques, ou d’ailleurs quelconque science pour “faire” de l’art, cela se saurait universellement, et depuis longtemps. Or tel ne semble toujours pas être le cas. Et cela n’arrivera pas non plus avec l’IA…

Ref. Sur l’arte programmata, un texte d’Umberto Eco (conquis), ici /// Pomponius Mela, Chorographie, texte établi, annoté et traduit par A. Silberman, Les Belles Lettres, 1988.

Note. Les termes de parcours de vie (Life Course) – employé et défini pour la première fois en 1964 sous la plume du sociologue Leonard D. Cain – et de trajectoires (Trajectories) sont des concepts clés de l’approche du parcours de vie. Si ces catégories sont parentes, elles ne recouvrent pas tout à fait la même chose. Le parcours se définit comme « un chemin pour aller d’un point à un autre ». Il est composé d’un ensemble de trajectoires scolaires, professionnelles, familiales, relationnelles, de santé et autres. Loin d’être linéaires, les trajectoires individuelles sont caractérisées par un enchaînement de séquences d’expériences, de statuts et de rôles. Elles sont marquées, tout au long de la vie, par une série d’événements (Life Events) désirés, imprévus ou subis, de transitions (Transitions) ou encore de tournants ou de bifurcations. (Extrait d’un article d’Amélie Charruault, ici).

En Une : Lucia di Luciano, Untitled [Détail], 2024, acrylic and China ink on masonite, 98 × 98 cm