Sara Heinämaa. “Phénoménologie de l’orgasme et la Dynamique du Désir”

NB. J’ai connu Sara Heinämaa lors d’un Colloque Husserl, à Tampere, Finlande, en 2009, où j’avais donné une communication. Des années plus tard, je lis un texte d’elle sur l’orgasme. Le trouvant curieux, je le traduis, et la contacte, pour savoir si cela l’intéresse. Elle me répond par l’absolue affirmative. Une fois fait, elle me demande du temps pour relire la traduction française, langue qu’elle pratique. Passé un certain nombre de moins, sans nouvelle, je décide de mettre en ligne ce texte. Je ne suis pas d’obédience phénoménologiste, mais je trouve intéressant ce texte. On en jugera par soi-même.

 

 

Sara Heinämaa

The Phenomenology of Desire and Orgasm

Dans les films et la télévision au XXe siècle, l’expérience de l’orgasme est presque toujours dépeinte par des images de chutes d’eau et de feux d’artifice. L’exemple classique est probablement la scène dans “La Main au Collet” (1955) d’Alfred Hitchcock, dans lequel un dialogue romantique entre les deux principaux personnages, joués par Grace Kelly et Cary Grant, est entrecoupée d’images de feux d’artifice multicolore. De nombreuses productions récentes présentes des images analogues. Dans “N’oublie jamais” (2004), de Nick Cassavettes, les deux amants tombent dans les bras sous une pluie torrentielle ; et des chutes d’eau massives encadrent les rencontres romantiques cruciales dans plusieurs films populaires, tel “Cocktail”, de Roger Donaldson (1988), “Le Dernier des Mohicans”, de Michael Mann, et “Avatar” (2009), de James Cameron. Ces images étincelantes et ruisselantes font allusion au climax sexuel, qui apparaît ainsi comme un événement explosif ou débordant qui nous tombe dessus comme des bouleversements naturels ou des éruptions mécaniques.

Cette imagerie fait écho à la représentation de l’orgasme en tant qu’‘extase” ou “ex-stase” dans ses registres divers — esthétiques, religieux-spirituels et existentiels. Les figures de débordement et d’explosion offrent une interprétation naturaliste de l’idée centrale de faire un pas en dehors de soi-même et de transcender ses propres limites qui a fasciné la culture occidentale depuis l’antiquité.

Un genre d’expérience extatique de transcendance de soi est visuellement capturé par le sculpteur baroque Gian Lorenzo Bernini avec sa statue “L’extase de Sainte-Thérèse” (1647-1652), nichée dans la Chapelle Cornaro de Santa Maria Vittoria, à Rome. Emballée dans le tissu de sa propre robe, Theresa s’effondre, jetant en arrière sa tête et fermant ses yeux. Un cupidon la soutient doucement par le coin de sa robe pendant qu’il lance une flèche dorée vers son cœur. Le tissu dynamiquement plié de la propre robe de Theresa qui l’entoure de tout côté et les rayons de bronze qui pleuvent sur elle depuis une source invisible au dessus communiquent l’expérience de l’extase. Le cadre religieux ne compromet pas les qualités sensuelles de la scène mais au contraire attire l’attention sur le fait que la transcendance est impliquée dans toutes les formes d’extase — religieuse, artistique, érotique et sexuelle. Une image très similaire de tourbillon dynamique de passion est présentée dans la forme plus prosaïque “Le Secret de Brodeback Mountain” (2005), d’Ang Lee : dans une nuit glaciale deux amants sont enveloppés de plusieurs couches de tissus remuants, issus de leurs vêtements, couvertures, sac de couchage, toile de tente. 

En termes philosophiques, ces imageries verbales et picturales peuvent être comprises en analysant le phénomène du flot. Dans sa Phénoménologie de la Perception, le philosophe français Maurice Merleau-Ponty a attiré l’attention sur les pouvoir duals des éléments fluides. Il remarque que, d’un côté, les flot ont tendance à se répandre sans borne, dans plusieurs directions, mais, d’un autre côté, ils ont aussi la capacité de se porter d’eux-mêmes comme un courant dans une direction, cependant sans limite. Le fait crucial de l’orgasme c’est qu’il implique à la fois des formes d’étendue sensuelle et peut donc être caractérisé comme un flot multidirectionnel.

Ainsi les deux aspects des flots sont cruciaux pour toutes les expériences d’extase et de climax. Le plaisir orgasmique de la femme en particulier n’est pas une excitation locale qui demeure dans l’aire de stimulation, quoique intense il puisse être ; c’est une éruption d’enjouement qui se répand à travers l’entier corps expérientiel. Le plaisir jaillit des sources voluptueuses mais traverse alors d’une manière cumulative ou explosive de la la tête aux pieds. De plus, quand le plaisir sensuel rejoint le pic de la jouissance, la vague de l’orgasme se supporte elle-même en avant sans stimulus ou catalyseur additionnel.

Merleau-Ponty dit que, toutefois, que ce ne sont pas toutes les expériences particulières qui ont ce caractère de “flot”. Plutôt, ce qui flotte est temporairement en soi une structure commune à tout expériençant. L’expérience est constamment dans la dynamique d’un état de formation et de génération, et à chaque moment elles se presse elle-même devant le moment prochain et encore plus loin vers un futur ouvert. Elle procède constamment, sans complètement tenir compte de ses contenus spécifiques, en tant que flot. Ainsi, additionné à ce flot sensuel de plaisir à travers le corps culminant, les caractéristiques de l’orgasme, il y a le flot du temps lui-même, partagé par toutes les expériences.

Cet argument nous permet de tenir compte d’un autre aspect de l’enjouement orgasmique : il a la capacité d’interrompre le cours ordinaire de la vie et de nous jeter en dehors du temps. La plupart des autres expériences exhibent clairement un ordre temporel triple de passé, présent et futur, portant des traces d’une vie expérientielle précédente et renvoyant à un futur anticipé. Mais l’expérience orgasmique ne manifeste pas la structure triple du temps expériencé, ni ne s’établit dans l’ordre temporel de nos vies quotidiennes. Elle disloque le sujet expériençant provisoirement et semble l’élever au dessus du temps ou le presser sous sa surface.

À cet égard, l’orgasme est en parallèle avec l’évanouissement, la perte de conscience, le sommeil sans rêve, et ultimement, la mort. Le français utilise le terme « la petite mort » pour cela, renvoyant à cet état de prise de conscience faiblissant, ou d’une présence s’effaçant qui implique essentiellement la perturbation du flot temporel de la conscience. L’inspiration artistique, l’illumination divine et certaines formes d’insanité ou de folie offrent certains états analogues. Dans de tels états d’esprits, nous dévions l’ordre temporel de nos vies normales, de leurs engagements pratiques et sociaux, et transcendons ou submergeons — pas simplement notre propre personnalité —, mais le temps lui-même.

Les phénoménologues ont souvent attiré l’attention sur une autre structure caractéristique de l’érotisme humain. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir dit que nos expressions pour l’excitation sexuelle sont ambigües et multiples. Le désir humain n’est pas une envie irrépressible unidirectionnelle ou stagnante, ou fixée sur son objet, mais plutôt fluctue d’une manière cyclique et spiralée, s’élevant ou tombant constamment, refluant et fluant. Le désir ne vise pas son objet comme la faim ou la soif, et ne cherche pas la satisfaction de la manière dont les objets usuels servent nos buts. Plutôt que de procéder directement d’un point à un autre, le désir érotique est capable de rester ou de languir dans un état d’expectation et d’anticipation et se développer, croître et s’intensifier dans une position entre-deux.

De plus, la satisfaction sexuelle est un état instable. Elle n’est pas opposée au désir qui le recherche mais porte le désir en son noyau. Cela tient aussi pour l’état de gratification totale. À cet égard, la satisfaction sexuelle ressemble à un feu encore chaud : il peut être enflammé par une seule étincelle, que ce soit un regard, un toucher, une odeur, un mot, une image, une mémoire.

Beauvoir ajoute une autre ambivalence à son tableau général en disant que nous pouvons distinguer entre deux formes de désir humain. Elles les appelle « masculin » et « féminin ». Tandis que la forme masculine répond aux objets qui paraissent simplement attirants, la forme féminine répond aux objets qui autant attirent vivement qu’en même temps ils suggèrent que nous gardions nos distances. Ainsi compris, le désir féminin implique une dualité additionnelle. C’est comme si l’objet désiré envoyait un double message au sujet désirant : approche mais garde-toi. Ainsi, l’objet n’apparaît pas simplement positif mais aussi suspect. Si cela est ainsi, alors des formes de désir humain sont aussi ambigües dans la valuation de leurs objets.

L’intentionnalité du désir féminin, ainsi définie, est structurellement analogue à l’expérience du dégoût. Les deux expériences sont bien sûr très différentes dans leurs valeurs et fonctions, mais ce qui est similaire c’est que toute deux impliquent, dans des proportions différentes, deux momentum contraires : d’un côté l’impetus à aller vers l’objet et, d’un autre côté, de rester éloigné. Tandis que le dégoût nous commande de garder nos distances mais en faisant attention, le désir féminin nous commande de nous approcher mais avec prudence.

Le classique “Sur le Dégoût” (1929), du phénoménologue Aurel Kolnai, présente l’émotion du dégoût comme une mixture de puissante répulsion et de fascination légère. Une « allure macabre » est ce que Kolnai appelle la force duale par laquelle les choses dégoûtantes et les processus nous influencent, provoquant notre répulsion mais en même temps suggérant que nous devrions les étudier plus en détail. D’un côté, les éliciteurs du dégoût nous commandent d’éjecter, d’expulser et de nous distancier nous-même, mais concurremment ils captivent notre intérêt et nous ordonne de fixer notre attention sur eux. Nous sommes conduits à inspecter et examiner nos qualités sensibles et invités à apprendre davantage.

Le compte rendu de Beauvoir fait écho au dégoût dans sa nature mixte : de puissants courants d’attraction sont confrontés avec les faibles contre-courants. Si cela est juste, alors le désir féminin aurait la structure d’un courant déchiré qui jettent ses rafteurs dans des directions contraires. 

La dualité de l’expérience est vivement dépeinte dans la scène du bal d’“Anna Karénine” (2012) de Joe Wright : les invités de la fête, voluptueusement habillés, dansent dans la salle de bal créant un tourbillon surgissant de satin et velours ; Anna et Vronsky flottent dans le courant comme deux feuilles, l’une blanche et l’autre noire ; leurs doigts entrelacés comme des branches et se séparant de nouveau ; leurs corps pressés l’un contre l’autre et ensuite séparés, en avant et en arrière, tout en tournant. Le mouvement avance dans une constante alternance jusqu’à ce qu’il grandisse intensément et finalement inonde les amants et les élève très haut.

En effet, dans l’érotisme, la masculinité et la féminité ne sont pas des attributs distincts du sexe mâle et femelle respectivement. L’analyse originale de Beauvoir suggère une division mais ses définitions de ces deux formes de désir sont exemptes de toute référence au sexe naturel, au lieu de focaliser sur les modes et manières, et donc ne requiert pas que la masculinité s’associe avec les hommes et la féminité avec les femmes. Ce qui est jeu dans le désir « féminin » n’est pas un désir expériencé par des femmes mais un mode prudent ou hésitant de désirer ; et, parallèlement, le désir masculin n’est pas le désir expériencé par les hommes mais le désir de l’empathique ou du décisif. Les deux modes de désir peuvent être expériencés et manifestés par les hommes comme par les femmes. De plus, toute personne est capable d’expériencer le désir tant dans son mode féminin que masculin, et parfois même avec le même partenaire.

L’“Anna Karénine” de Wright offre un exemple concret du caractère modal de la féminité et de la masculinité impliqué dans le désir. La féminité n’est pas un attribut naturel d’un des amants, mais caractérise la manière dont les deux amants sont en relation l’un l’autre. Tout deux hésitent et sont prudents dans leur approche ; tout deux expériencient l’un l’autre aussi vivement l’attraction et la dissipation ; tout deux nagent dans deux directions opposées ; et toute cette ambiguïté ajoute à leur passion mutuelle. La dualité est alors interne au mode féminin du désir, et n’est pas causée par des facteurs externes, tels que des émotions contradictoires, des croyances découragées au sujet de l’autre personne ou de la désapprobation sociale. Le sens du danger et du risque impliqués dans l’attirance augmente la passion, conduisant les deux amants à maintes reprises l’un vers l’autre et simultanément les encourageant à rester à l’écart.

Les analyses phénoménologiques éclairent ainsi la complexité du désir humain et de l’orgasme. Elles montrent que le désir sexuel est souvent plus compliqué que d’autres fortes envies humaines dans ses différentes formes, tensions et contre forces.

La dynamique du désir sexuel diffère de la dynamique de tous les autres besoins humains, et de tous les projets humains, quelle que puisse être leur urgence. L’orgasme en tant qu’épanouissement du désir n’est pas le point final du désir. Plutôt que terminer le désir, il sature le désir et l’amène dans un état dormant, prêt à être éveillé de nouveau par l’objet désiré, ou sa mémoire ou sa trace.

Au bout du compte, les analyses phénoménologiques attirent l’attention sur les similarités existentielles entre l’orgasme et les formes spirituelles de l’extase. L’extase sexuelle, comme l’extase religieuse ou artistique, impliquent des possibilités de transcendance de soi et de dépassement du temps. Ce ne sont pas juste des probabilités de réactions chimiques ou de décharge neuronale. Plutôt, elles sont des possibilités humaines qui ont besoin de l’imagination pour être activées et cultivées.

 

Traduit de l’anglais par Léon Mychkine