En Europe, et en France précisément, vu que, par hasard, les dieux des naissances Gaïa et Ouranos m’ont fait naître en cet endroit, on entend très peu parler du Mouvement Gutai. Je sais qu’il y a eu une exposition Gutai à Rodez, chez Soulages, en 2018. Que faisais-je en ce temps ? Je ne sais plus. La première exposition remonte à 1965 (Michel Tapié, Galerie Stadler). Puis nous avons 1986, 1987, 1999, 2015 et 2020 (cette dernière, bien entendu, inaccessible, car l’art, si nous avons bien saisi la “pensée” de nos dirigeants, est “non-essentiel”). Une fois que nous avons dit “Gutaï”, nous pensons que tout a commencé là, au début en 1954. Mais, en cherchant un peu (euphémisme), on se rend compte que, dès 1946, certains artistes veulent reverser la table, et notamment le peintre Matsumoto Shunsuke (1912-1948) qui distribue une lettre ouverte dans laquelle il lance un appel pour refonder entièrement la démarche artistique. Dans celle-ci, il rappelle que certains mouvements artistiques vont revenir, ou renaître, mais il est très clair à ce sujet : il s’oppose à la résurrection de tout mouvement artistique, qu’il ait été actif avant ou durant la Guerre, et il signale s’être lui-même dissocié de deux associations dont il était membre, la Second Section Society (Nika-kai) et la Painting Society of the New Man (Shinjin Gakai). Dans cette lettre, qui est un manifeste, il propose de tout remettre à plat, et de fonder une société d’artistes gouvernée par des principes démocratiques et pluralistes, et qui, on le sent bien à lire toutes les propositions, entend n’être inféodé à aucun pouvoir politique. C’est ainsi que cela commence, la révolte et les résolutions contre l’art compromis (Fujita, par exemple, avec ses peintures de guerre nationalistes), ou celui qui n’a rien compris à ce qui se passait, et à comment réagir face à une Guerre traumatique. Enfin, avant d’en venir aux Annotations, il faut aussi signaler le Mouvement Zero-kai (Groupe Zéro), fondé en 1952 par Saburo Murakami, Kazuo Shiraga, et Akira Kanayama, éphémère association dont on trouve très difficilement la trace électronique, si ce n’est sur un document du Gugenheim qui nous apprend que, pour les membres du Zero-kai, « le contenu d’une œuvre d’art est moins important que le concept.» (!) Ira-t-on supposer qu’un tel précepte nippon aura voyagé lentement jusqu’aux États-Unis afin de former plus tard la Base de l’art conceptuel chez un… Sol LeWitt, par exemple, et par hasard ?
Annotations
[1] Un manifeste est souvent radical dans ses positions. Ici, dès le début, nous y sommes. Yoshihara déclare l’art du passé comme une supercherie. Il faut bien voir que, durant la Seconde Guerre Mondiale, l’art au Japon était entièrement corseté par la propagande nationaliste, nulle possibilité d’exprimer la moindre sensibilité si elle ne s’appliquait pas à la gloire du Japon en guerre… Du coup, l’asphyxie ayant assez duré, Yoshihara entend littéralement balayer toute les productions artistiques traditionnelles, où qu’elles se trouvent (autels, palais, salons, brocanteurs, etc). La seule issue pour tous ces vestiges : le cimetière !
Dès le début, Gutaï déclare la “capacité artistique” universelle ; tout le monde peut y participer, à commencer par les enfants, qui sont la promesse de la démocratie. Ainsi, durant l’exposition organisée par Yoshihara, en 1956, titrée “Please Draw Feely”, enfants et adultes sont invités à s’exprimer sur un panneau avec des markers. En procédant ainsi, Yoshihara voulait rompre toute mainmise théorique sur la bonne “façon” de faire de l’art.
[2] Qu’apporte le mouvement Gutaï ? Il respecte la matière, au point qu’il lui « donne vie ». Se faisant, au lieu de dissocier matière et humain, il les « réconcilie », et restaure spécialement la liaison entre esprit humain et matière. La conception qu’a Yoshihara de la matière dans l’art traditionnel semble donc être celle d’un traitement brutal, irrespectueux, dénaturant. Mais voici que Gutaï arrive et entend restaurer, redonner à la matière ses droits d’expression, au point qu’elle va s’exprimer elle-même, sans aide externe. L’esprit humain, alors, participe de cette résurrection de la matière, et en tire profit : « l’introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l’élévation de celui-ci ». L’esprit humain s’élève en élevant la matière (ce qui est d’ailleurs parfaitement vrai, tel que nous l’a montré l’archéologie cognitive). Bon !, comme tout Manifeste, l’excès est de mise, et le jugement de Yoshihara sur la Renaissance est un peu court ; mais il fallait bien “exister” en son temps.
[3] Yoshihara fait une concession : Même s’ils ne transmettent plus d’émotion, il reconnaît que les « les arts primitifs et l’art » et « l’impressionnisme ont réussi à garder une sensation de vie », ainsi que « pointillisme et fauvisme ». Mais bon, tout cela, quand même, c’est du passé. Or on ne fait pas de l’art avec le passé, mais avec du présent. C’est l’avantage que nous avons sur les grands noms du passé ; ils sont morts, nous sommes vivants, et on en vient enfin au présent, aux noms qui, chez les Gutai, provoquent l’admiration : Pollock et Mathieu. Hoshihara dit de leurs œuvres que ce sont « des cris poussés par la matière — pigments et vernis. […] ils se mettent au service de la matière en une formidable symbiose.» Je ne suis pas certain que Pollock ni Mathieu ne l’eurent entendu de cette oreille, mais ce qui importe, c’est jutement comment Hoshihara lui, l’entend, et ce qu’il y voit.
[4] Une fois mentionné encore Tàpies, nous avons enfin quelques noms japonais : Hisao Domoto, et Sôichi Tominaga. On note que si Hoshihara reconnaît des points de convergence entre certains artistes occidentaux au sujet de l’« art informel », il pose la question de savoir si l’aspect formel (construction du tableau) rejoint les préoccupations Gutaï pour la « matière ». Il est permis d’en douter.
[5] Surprenant, peut-être, vu les exemples de peintures produites par le Mouvement Gutai et visibles dans l’article (ici), Hoshihara tient à préciser qu’il ne s’agit pas ici d’« art abstrait ». En effet, plutôt qu’ « abstrait », on emploiera le terme de « concret ». Mais, à voir les productions, qu’est-ce que cela change ? On peut se poser la question. L’une des réponses, sans doute, tient dans la démarche philosophique, c’est-à-dire mentale, soit la conception esthético-matériale. D’après Hoshihara, en effet, l’art abstrait serait prisonnier d’une « démarche centripète ». On comprendra cette expression comme un art enfermé sur lui-même, qui ramène “Tout” à quelques fondamentaux sémantiques, là où Gutaï se veut ouvert. L’abstraction, pour Hoshihara, ne consiste pas qu’en un dépôt visuel de matière sur une surface ; pour rappeler la fameuse formule de Duchamp, l’abstraction ne peut se contenter, pour Gutaï, d’être que « rétinienne » ; il s’agit de « créer une complicité entre les dispositions humaines de l’artiste et la spécificité de la matière », ce qui est logique, conformément à l’intention fondamentale du Mouvement qui est de faire vivre la matière, et de ne surtout pas la rendre passive.
[6] Pas moyen de trouver la moindre illustration électronique pour Toshiko Kinoshita. Notons la manière dont elle procède, ce qui en fait une artiste du processus (devant attendre le lendemain pour avoir un résultat).
[7] Le mouvement Gutaï, à ses débuts, rejoint le credo de nombreux artistes occidentaux qui sont en train de contribuer à faire émerger l’art contemporain dans un caractère radical qu’il n’a plus nécessairement aujourd’hui, voire plus du tout : la nouveauté. D’où la recherche de « recherches de nouvelles possibilités ». Cependant, ce qui le distingue du mouvement contemporain occidental est un trait distinctif absolument propre : la « spiritualité ». C’est bien en cet endroit que demeure le seul point vital entre le passé et le futur de Gutaï, tandis que tous les autres points ont été effacés. Or, le fait que Hoshihara convoque, à la toute fin de son manifeste, la spiritualité, ressoude de manière très détonante le passé profond, remontant aux origines même du Japon (Nihon : « là où naît le soleil »), origine indissociable d’une profonde spiritualité qui, déjà, dans sa jeune Histoire, associait très intimement le corps charnel et sentant avec les éléments naturels ; chose unique, à ma connaissance, en regard de tout autre pays. De fait, nous devrons y revenir, tant le sujet est vaste passionnant.
Léon Mychkine