On dit, parfois, que pour être artiste, il faut être “fou”. D’un autre côté, on dit d’untel qu’il est « fou de musique », « fou de jeux », « fou de sa femme », etc. Et autant pour l’article féminin, bien entendu. Bref. Pour être artiste, faut-il être fou ? Dans le sens strict du terme, bien sûr que non. Et même “l’art des malades mentaux” (merci Prinzhorn !, i.e., 1922, ‘Bildnerei der Geisteskranken’, Expression des malades mentaux), n’a pas fait vaciller cette certitude que, pour faire de l’art, il vaut mieux ne pas être totalement dément, car, jusque preuve du contraire, le pure folie ne conduit pas à produire de l’art. Mais la pure normativité non plus. L’artiste, où se trouve-t-il, dans cet entre-deux (qui n’en est pas un, c’est une simplification) ? Eh bien je n’en sais rien. Il y a tellement de façons de vivre la vie, d’exister, de rêver, de construire des châteaux hispaniques ou en pierre de taille (mais le tuffeau prend l’eau, pas le granit)… Ce que je crois, et ce n’est pas une révélation mondiale, c’est qu’un certain nombre d’artistes sont, ont été, “fous” de leur medium. Et Édouard Vuillard en fit — en fait — partie prenante. Cela fait des années que j’étudie le “cas Vuillard” (sic), et ce jour je me trouve encore comme un rond de flan en regardant de nouveau cette image de tableau — que j’avais déjà vue, mais il y a “un certain temps”, comme eut dit Fernand Raynaud. Aussi, ce soir, là, je suis (encore) stupéfait. Qu’on en juge :

Ce tableau est “fou”. On dira, peut-être pour niveler la réception, qu’il s’agit d’impressionnisme, de “nabisme”, enfin, tout ce que vous voulez de disponible dans le Répertoire à Poncifs (le RàP, d’où l’expression « c’est râpé »). Avant de tenter de caractériser, on peut déjà dire : C’est de la peinture. Ce qui est un bon début. C’est de la peinture, et de la bonne ! Maintenant, et c’est toujours pareil, la même limonade en limousine, la même question-constat : Comment c’est peint. En 1898, Vuillard a 30 ans. On pourrait croire qu’il a “trouvé” son style, mais Vuillard est imprévisible, versatile ; la même année, il peut produire des tableaux très différents, certains proches de la représentation, et d’autres en totale dépiction. Avec ce “Repas au jardin”, où nous trouvons-nous ? C’est une question difficile. Chacun reconnaîtra un sol, une table, des personnages, du lierre, une maison. Soit. Maintenant, rapprochons-nous. Comme ici :

De quoi s’agit-il ? Si vous me dites : « C’est le lierre », je me permettrai de vous répondre que vous surdéterminez, comme on disait du temps d’Althusser. Ce détail n’est pas exagérément agrandi, il n’est pas microscopique. Par conséquent, on pourrait s’attendre à ce qu’il “corresponde”. Mais à quoi ? À l’idée iconique. Qu’est-ce que l’ « idée iconique » ? En formant cette expression, je pense au philosophe Charles Sanders Peirce, qui écrit :
[…] on a constaté qu’il existe trois types de signes indispensables à tout raisonnement ; le premier est le signe diagrammatique ou icône, qui présente une similitude ou une analogie avec le sujet du discours ; le deuxième est l’indice [‘index’], qui, comme un pronom démonstratif ou relatif, attire l’attention sur l’objet particulier visé sans le décrire ; le troisième est le nom général ou la description qui signifie son objet au moyen d’une association d’idées ou d’un lien habituel entre le nom et le caractère signifié. (Charles Sanders Peirce, 1885)
Un signe est soit une icône, soit un indice, soit un symbole. Une icône est un signe qui conserverait sa signification même si son objet n’existait pas ; par exemple, la trace d’un crayon à mine représentant une ligne géométrique. Un indice est un signe qui perdrait immédiatement sa signification si son objet était supprimé, mais la conserverait en l’absence d’interprétant. Tel est, par exemple, un morceau de moule percé d’un trou de balle, signe d’un tir ; sans le tir, il n’y aurait pas de trou ; or, il y a un trou, que l’on ait ou non l’intuition de l’attribuer à un tir. Un symbole est un signe qui perdrait sa signification en l’absence d’interprétant. Tel est tout énoncé qui signifie ce qu’il signifie uniquement parce qu’il est compris comme ayant cette signification. (Charles Sanders Peirce, “Sign” [1901-05] 1991).
Retenons cette magnifique phrase de Peirce : Une icône est un signe qui conserverait sa signification même si son objet n’existait pas. Cela s’applique particulièrement aux arts plastiques (et aux objets fictionnels). Depuis les travaux de Peirce, de très nombreux spécialiste et lecteurs se sont penchés sur les écrits de ce véritable polymathe, peut-être le dernier des siècles XIXe et XXe, car cet homme-là avait des intérêts, des passions, et des connaissances à tout le moins diverses : philosophe, géomètre, logicien, expert en philosophie médiévale, fondateur du Pragmatisme, qu’il renomma “¨Pragmaticism” passé 1905, afin de se différencier des Dewey et W. James, entre autres et, last but not least, inventeur de la sémiotique (excusez du peu.) Parmi les nombreux avatars peirciens, il fallait bien que, tôt ou tard, la “triade” de Peirce se retrouvât dans le champ de l’art, et en particulier dans les domaines de la peinture et de la photographie. Et c’est par exemple Rosalind Krauss qui écrit :
Dans sa théorisation des différences entre les types de signes – symbole, icône et indice –, C. S. Peirce distingue les photographies des icônes, bien que les icônes (signes qui établissent le sens par l’effet de ressemblance) forment une classe à laquelle on supposerait que la photographie appartient. « Les photographies, dit Peirce, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives, car nous savons qu’elles sont, à certains égards, exactement semblables aux objets qu’elles représentent. » (Krauss, 1986).
On ne comprend pas très bien ce que veut dire ici Krauss. Mais si l’idée est de dire qu’une photographie, pour Peirce, est une “icône”, vu la seconde citation de Peirce ci-avant, on voit bien que Krauss fait fausse route. Car au tout début du XXe siècle, la photographie est intrinsèquement représentationnelle, autrement dit, elle n’est pas encore dans le registre abstrait qui ferait, justement en accord avec la définition de l’icône, qu’elle serait déjà à même de conserver sa signification même si son objet n’existait pas. À cette époque, nous sommes encore dans la plus pure représentation du réel, et la plus véridique possible.
Maintenant, Vuillard peint-il des icônes (au sens peircien) ? Je veux dire : Vuillard a-t-il imaginé la scène du “Repas au jardin” ? Certainement pas. Elle a eu lieu. Maintenant, est-ce que le tableau, — son image, pour ce qui nous concerne ici — conserve sa signification longtemps après l’existence de la scène ? Oui. C’est donc une icône (au sens peircien). Le plus extraordinaire, chez Vuillard, mais comme d’autres peintres dans les années (et je pense au Monet d’“Intérieur, après dîner”, 1868 (article ici), tableau dans lequel Monet déconstruit le réel d’une manière extraordinaire. Mais à la réflexion, que signifie encore ce verbe transitif, s’il a jamais signifié quoi que ce fût, autant qu’une baudruche se faisant Zeppelin ? Et puis ce n’est pas même de déconstruction (je ne vais pas changer le titre de mon article) dont il s’agit, mais de dépiction, toujours et encore ; dépiction qui, chez Vuillard, va très loin, puisqu’il gomme littéralement les traits anthropomorphes des personnages, comme dans ces deux “non-visages” :

On pourrait s’interroger non seulement sur la disparition, l’aplatissement des visages, mais aussi sur leur chromie. C’est très étrange. Y a-t-il ici quelque chose de “drekkologique” ? (allez voir du côté de chez Freud…). Tout est aplati, cependant qu’on note un effet de perspective (la médiane séparant le sol de la maison, voyez ?). Et c’est grâce à cette médiane qu’il demeure un semblant d’illusionnisme. Et bien sûr que c’est intentionnel chez Vuillard. Il est, comme disait Arletty, un peu du bâtiment. Si les deux (non-)visages sont merdiques, que dire des deux apparitions solaire dans l’escalier ?

Il faudra m’expliquer ce qu’est la plus grande forme en haut de l’escalier et, s’il vous plaît, en son milieu ? Vu, encore une fois, le dissolu anthropique au premier plan, l’homothétie dissolvante serait logique. Après, la seconde forme dans l’escalier est très proche du mur de lierre, et ce n’est peut-être pas une personne, mais alors comment expliquer cette redondance, certes inversée, du blanc-beige ? Mon idée, c’est que, au plus bas de l’escalier, c’est un enfant, et au dessus, un ou une adulte. Acta est fabula
Refs. Charles Sanders Peirce, “One, Two, Three: Fundamental Categories of Thought and Nature” [1885], In (Ed.) James Hoopes, Writings on Semiotic, The University of North Carolina Press, Chapel Hill and London, 1991 /// Rosalind Krauss, The Originality of the Avant-garde and Other Modernists Myths, The MIT Press, 1986
