Monet 1868-69, la déconstruction du peint (via la notion friedienne d’“absorption”)

J‘aimerais que le lecteur pondère son regard sur ce détail :     

Là, normalement, vous vous demandez : « De quoi s’agit-il ?» À première vue, et je dis bien première, il peut s’agir de quelque chose qui ressemblerait, vu le contexte (bientôt dévoilé) à un sucrier ? Oui, il s’agit d’un sucrier. Ce sucrier, c’est un point focal du tableau, presque juste en dessous du lustre. En 1868, Monet n’a pas encore de problème de vue, alors il faut se dire que tout ce travail de déconstruction (oui, on peut employer ce mot sans faire explicitement référence aux “déconstructeurs” d’opérette) n’est fait que depuis une seule autorité, celle du peintre, qui peint comme il veut, mais pas n’importe comment. Ce “comme il veut”, c’est la somme d’un geste, d’une gestuelle dans la matière ; cela va loin, très loin, bien plus que de 1868-9. Il provient d’une certaine profondeur,  

ce geste détachant le réel de sa structure solide.

C’est quelque chose de vraiment stupéfiant. On a beau vite recouvrir ces aventures du peint sous la triste appellation “Impressionnisme”, sortie de l’esprit bien mesquin et rétrograde du critique L. Vauxcelles (de son vrai nom Louis Mayer), cela ne nous avance guère, voire pas du tout. À quel moment, dans votre préhension visuelle d’un sucrier, posé à une distance d’à-peu-près 2,50 mètres (au grand maxium), vous obtenez une telle vision ? Cela ne fait guère sens. Mais pas pour Monet. C’est Monet qui décide, qui tient le jeu de la représentation en main. Il défait, par là-même, l’illusionnisme, comme il avait commencé de le faire dans cette l’étude ↓, comme cet aperçu de végétation, totalement improbable, mais vrai : 

Claude Monet, “Bazille et Camille (Étude pour Le Déjeuner sur l’herbe), [Détail], 1865, huile sur toile, 93 x 68.9 cm, National Gallery of Art, Washington DC
Et que dire de ce détail montrant manteau et chemise ?  

Claude Monet, “Bazille et Camille (Étude pour Le Déjeuner sur l’herbe), [Détail], 1865, huile sur toile, 93 x 68.9 cm, National Gallery of Art, Washington DC
Encore une fois, on dira :« C’est une étude ». Oui, mais ce qui alors est qualifié d’étude est devenu (à quelle date ?) la réalité, pour Monet ; de la même manière, en quelque sorte que, pour Fragonard, une esquisse valait tableau : « Cette distinction, Fragonard l’abolissait. Il élevait l’esquisse au rang de tableau achevé, lui donnait ses lettres de noblesse. » (Pierre Rosenberg, 1987).           

Bien, revenons à notre premier détail, ici recalibré :  

On peut se demander ce que signifie ce dégradé, presque par marches, à partir du sucrier. Mais on ne se le demande pas longtemps ; il s’agit d’abord, et de haut en bas, de la soucoupe, ensuite, celui de l’ombre, tout comme pour les tasses (bientôt sur votre écran). Ce que l’on peut constater, c’est que Monet, dans un geste (certes) absolument inédit (supposé-je), considère l’informe autant que les formes — en prenant garde de ne pas échanger les mots comme des fourre-tout ; il s’agit, avant tout, de que j’ai appelé le détachement de la structure solide. En quelque sorte, Monet dissout la matière, pour ne faire apparaître, par contre-coup, que la matérialité de la peinture, car qu’est-ce qui, après tout, fait exister le réel ? C’est la peinture (je parle ici pour Monet, pas en général, bien entendu). Et voyez, dans le détail ci-dessus, cette dernière touche de jaune soufre, empâtée, comme pour donner une touche finale à cette ombre et dire : “Tu existes, et tu es matérielle !” Et rien que ce détail pourrait faire un tableau à lui seul, et on penserait bien à un Tàpies par exemple. Voici les tasses :

Monet prend aussi soin d’indiquer les ombres sur les tasses (gris du côté moins éclairé). Les tasses, en tant que fait matériel, sont destructurées au possible, et cela ne tient que par la “volonté” des touches, et notre aimable participation au miracle plastique. En son temps, Michael Fried parla d’« absorption », dans la peinture française du XVIIIe, pour caractériser cette faculté, pour le spectateur, de “rentrer” dans la scène, le tableau, au point de s’oublier lui-même, au profit d’une vision alors quasiment immersive.  

« L’absorption est manifeste pour celui qui regarde, surtout en distinguant dans chaque image au moins un détail saillant qui fonctionne comme un signe de l’oubli du personnage par rapport à tout ce qui n’est pas l’opération qu’il est en train de réaliser.» (Fried, 1980).  

Bien entendu, Fried ne considère pas Monet dans le dispositif d’une scène, dirons-nous, classique, car, si de loin “Intérieur après dîner” (il s’agit donc bien de ce tableau) de “loin”, désigne une scène parfaitement banale, le traitement ne l’est absolument pas. La notion d’absorption, chez Fried, caractérise, dans une scène à un ou plusieurs personnages, la focalisation sur une tâche précise exécutée par un individu, et c’est dans cette focalisation que le spectateur va s’absorber de même. Bien. À partir de la notion d’“absorption” friedienne, j’opère ici un déplacement, ou un recentrement diffracté (si j’ose dire) pour l’ensemble de la scène chez Monet, à savoir un tableau qui ne cote après tout que 50.2 x 65.4 cm. Mais une question pourrait se poser : Ce tableau est-il conçu pour être vu depuis une certaine distance ou bien ausculté, passionnément, comme je le pratique ? Je ne sais pas. Mais ce que je crois, c’est que le tableau n’a pas nécessairement besoin d’être vu de très près pour que le “tremblé” général saute aux yeux. On pourrait dire que la scène se découpe en tremblé et en obscurcissement, que curieusement l’âtre ne vient d’ailleurs pas contrebalancer. Par définition (ou truisme), l’obscurcissement tend à estomper les formes, et c’est le troisième élément radical dans la toile ; l’estompé. Résumons : Tremblé, obscurcissement, estompage. On pourrait se demander si l’obscurcissement n’est pas redondant sur l’estompage. Supposément, non. Le premier tend à masquer les objets, le second adoucit voire contribue à évanouir les détails, comme cet incroyable visage de femme, absorbée dans sa couture :

Ici, le sujet est tellement estompé qu’il ne reste pas grand-chose de son visage. Là encore, si nous ne pouvons estimer que très relative la distance entre le peintre et son sujet, il paraît guère probable que le visage de cette femme soit si effacé. Mais, serait-il davantage effacé que le personnage près de la cheminée (peut-être Bazille, ami peintre de Monet, comme nous avons plus haut donné le détail du manteau dans le tableau-esquisse “Bazille et Camille”). Examinons cela :

Claude Monet, “Intérieur, après dîner”, 1868-69, huile sur toile, 50.2 x 65.4 cm, National Gallery of Art, Washington DC, États-Unis

À dire vrai, Monet n’est guère plus charitable, au point même que le visage semble se fondre dans le mur, ou bien comme son revêtement rentre dans le visage, voyez-vous ? Je vous guide : 

Voyez, que signifie ce revêtement qui provient du mur et vient courir sur toute la largeur du visage ? Et ne parlons pas des yeux… Mais vous penserez peut-être que Monet est passé vite ici, à cet endroit. Oui, peut-être. Mais peut-être pas. Peut-être que ce traitement fait partie, ce serait logique, d’un tout, qui est, justement, l’entier traitement du tableau, qui, nous nous en sommes déjà aperçus, déconstruit, dissout, désassemble les parties normalement unies, et non méréologiques, ou “fusionnelles”, comme aurait dit Lesnieswki, où, par exemple, dans le tableau de Monet, on peut dire que tel endroit du mur, soit x, fait partie du visage, soit y, on écrira donc  

x y, pour x fait partie de y.

Comme quoi la déconstruction du peint se mêlerait à une dissolution-recomposition du sujet, mais  au sens tant objectal qu’humain, Monet alors, n’opérant plus aucune différence de genre (objet/ humain). Cette déconstruction, notez, n’est pas une destruction de l’art pictural. Il faut le préciser car le terme de « déconstruction », importé par Derrida depuis le terme de “Destruktion” chez Heidegger (1921, 1927), signifia pour ce dernier rien de moins qu’une invitation programmatique à détruire l’entier héritage de la métaphysique occidentale, dont le péché originel eut été d’avoir oublié de penser l’Être, oubli que Heidegger se faisait fort d’abolir, en proposant une nouvelle ontologie, cependant que l’on sait à quel désastre, et impasse, cela l’aura conduit. Ainsi, en parlant de Déconstruction du peint, je ne sous-entend pas que Monet voulût détruire la peinture, ni dans son état présent ni dans son héritage ; je remarque seulement que Monet, dans ce tableau et un certain nombre d’autres, déconstruit donc la peinture, en acte, et cela m’interroge. Je me demande pourquoi, sans savoir si je trouverai la réponse, mais c’est bien cela qui fait l’intérêt de l’étonnement, n’est-ce pas ? Notez que c’est au moment où l’on zoome sur le tableau que l’on devient absorbé, car le rendu de l’activité de la femme cousant ne suffit pas à nous capter dans ce qui, justement, eut pu suffire à produire le phénomène d’absorption interne à la scène. Et, du fait de notre très modeste apport, et quelque peu adapté, de la théorie méréologique de Stanislas Lenieswki, nous pouvons maintenant dire que nous avons affaire, chez Monet, à une absorption méréologique, soit une fusion des parties et des touts, c’est qu’est principiellement la méréologie, soit la Théorie des parties et des touts. En quelque sorte, Monet n’a plus besoin de créer une scène d’absorption exécutée par un personnage, soit un acte performatif iconique — quelqu’un en train de “faire” quelque chose qui demande attention et concentration —, il individualise (P.F. Strawson. Sur PF. Strawson, lire ici) n’importe quel élément de la scène en le faisant fusionner, voire dissoudre, dans son immédiat entourage, voire, s’il n’y pas d’entourage immédiat, avec la peinture-matériau elle-même


Claude Monet, “Intérieur, après dîner”, 1868/1869, huile sur toile, 50.2 x 65.4 cm, National Gallery of Art, Washington DC, USA.

Refs/ Pierre Rosenberg, Fragonard, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 24 septembre 1987-4 janvier 1988, Ministère de la Culture et de la Communication, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1987 /// Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, University of Chicago Press, 1980 /// Introduction à l’œuvre de Lesnieswki. Fascicule IV: L’œuvre de jeunesse, Université de Neuchâtel, 2006  

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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