À bâtons rompus avec Élise Beaucousin (+ bonus)

Nous avons commencé peu formellement, et puis Élise s’est rapprochée de mon expression “art modéré”, en s’y reconnaissant parfaitement, et soulignant la pertinence de cette appellation, y voyant une aire de recherche ; qui a à voir aussi avec la discrétion. À ce moment, j’active mon Tascam DR-05 :

Léon Mychkine : C’est ce qui m’intéresse dans ton travail ; c’est cette façon, à la fois, d’occuper l’espace, de rentrer dedans, et pas de s’imposer.

Élise Beaucousin : Cette discrétion, c’est quelque chose qui est inhérent à ce que je voulais exprimer aussi. Et, je m’en souviens, quand je suis sortie des Beaux-Arts, j’avais envie d’exprimer des choses qui soient fortes avec vraiment le moins de signe, le moins de chose possible. Et, en ce moment, l’image qui m’inspire, c’est celle de la flèche. Parce que la flèche, c’est un objet à la fois fin et fort dans sa puissance. Et la flèche, on ne l’envisage pas comme un objet plein, mais toujours comme un objet qui va transpercer quelque chose. Donc, sa finesse contient en elle-même l’idée de l’espace autour ; que ce soit l’air, le corps, la matière. On ne peut prendre en compte la flèche que par ce qu’il y a autour ; et ça c’est quelque chose, de plus en plus, que je voudrais affirmer dans mon travail : que mes œuvres soient à la fois une présence, et en même temps, qu’elles puissent simplement donner la possibilité de regarder ce qu’il y a autour, de souligner ce qu’il y a autour. Et avec les “dessins d’acier”, des épingles d’acier dont j’ai coupé la tête, qui sont des réceptacles de lumière, ouverts sur l’architecture. Et la qualité plastique de cette installation, c’est vraiment la lumière, la lumière naturelle, qui vient se mêler dedans.

LM : Oui, j’avais bien repéré ça.

EB : Et, dans ce que tu as écris sur mon travail, j’ai beaucoup aimé que tu ouvres, comme ça, à une nouvelle catégorie d’artistes… « modérés » 

LM : Oui.

EB : Et, dans le contexte actuel, puisque un artiste s’inscrit toujours dans un contexte, cette expression prend encore plus son sens. Parce qu’il y a aussi une manière d’être artiste comme étant un consommateur. Et le fait d’être dans la modération, c’est aussi un positionnement éthique, politique, de geste de consommateur, en fait.

LM : Pourquoi « consommateur » ? L’artiste, il est producteur, il n’est pas consommateur, non ?

EB : Oui, et c’est pour cela que je voulais en parler avec toi, ça m’intéresse en ce moment de réfléchir à la place de l’œuvre. L’artiste modéré, ce n’est pas la même chose que l’artiste minimal

LM : Non

EB : Au sujet de l’artiste minimal, on va parler d’une économie de moyen.

LM : Oui.

EB : Donc pour moi, c’est le même geste, le même mécanisme d’une logique de consommation, de positionnement, face à ta manière d’utiliser les choses.

LM : D’accord.

EB : Et puis, par rapport aux matières que j’utilise, comme c’est toujours les mêmes, il y a presque une écologie du matériau, tu vois ? Mais, après, c’est la première fois que je parle de « consommation », c’est peut-être pas le terme.

LM : tu veux dire dans le sens où tu utilises la matière, c’est la consommation de matière ?

EB : Non, c’est plutôt le sens du geste artistique, qui étend une manière humaine d’être au monde. C’est un engagement politique, un engagement social. Et du coup, j’envisage aussi cette modération, cet art modéré, maintenant, par rapport à la situation actuelle, où j’ai l’impression que les gens se posent plus la question de la manière de consommer. Mais je me demandais, toi, comment tu envisages cette expression d’« art modéré » ?

LM : Déjà, je suis ravi que cela retienne ton attention. Après, c’est nouveau, j’ai proposé ça il y a peu, donc j’expérimente l’art modéré avec Lalanne, avec toi, on verra bien ce que ça donne. Alors oui, j’avais pensé à « art modeste », mais c’est déjà pris ; et puis, « art modeste », qu’est-ce que ça veut dire ? Être artiste, ce n’est pas être modeste.

EB : Oui, tu l’as évoqué, et je trouve que le terme « art modéré » est plus intéressant.

LM : Oui. Et donc, c’est en cours d’élaboration, toute cette histoire. Je me suis demandé, déjà, si ça allait “prendre”, qu’est-ce que les artistes allaient en penser. Mais çà plaît à Lalanne, à toi, donc c’est important pour moi, ce retour. Donc ça y est, ça existe, c’est pertinent. Donc, pour l’instant, l’idée, c’est ça ; d’investir un territoire matériel, papier, toile, etc., d’une manière presque Yin Yang, je dirais, le plein le vide. Et ce n’est pas le vide, comme jadis dans l’art, mystique, comme chez Malevitch, par exemple, ou chez Klein, où le bleu, c’est un vide, le vide bleu. Un monochrome, c’est vide, on est d’accord ?

EB : Hmm hmm

LM : Alors là, justement, votre vide, à vous, les artistes modérés, ce n’est pas un vide mystique, heureusement d’ailleurs ; je dirais que c’est un vide … “matérial”, conceptuel, un vide qui permet de bouger dans l’espace, mentalement. De fait, dans l’art modéré, le vide, ou l’absence de remplissage, devient participatif.

EB : Justement, à partir de 2018, j’ai commencé de moins remplir mes feuilles, et à travailler l’espace. Et je pense qu’il y a vraiment ici quelque chose à travailler. D’ailleurs, dans ma formation, j’avais beaucoup regardé les artistes “minimal” ; mais j’ai toujours senti que ce n’était pas vraiment ça non plus. Et finalement, je me sens plus proche d’artistes comme Anna-Eva Bergman, notamment dans la question du paysage. Parce que, sans doute, cette histoire du vide, c’est aussi le rapport au paysage.

LM : Et quel rapport entre vide et paysage ?

EB : Le rapport entre les deux c’est la question de l’espace. Cette sensibilité à  l’ espace, c’est aussi la pratique de la musique qui m’avait permis d’en prendre conscience.

LM : Et, ce qui m’étonne, c’est que tu dis que les dessins, les dessins en aiguilles, et le velours, c’est la même chose. Mais comment tu passes de l’un à l’autre ? Qu’est-ce qui décide ton expression ?

EB : Le velours, le dessin d’acier [i.e., avec les épingles étêtées], c’est un langage plastique que j’ai mis en place quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts. Et j’ai commencé dans ces pratiques-là avant de dessiner sur papier. Et je faisais aussi des installations avec des mèches d’archet de violon. Et c’était la question de la distance, de l’effacement du corps, c’est quelque chose qui est très important dans mon travail, et ça vient des installations que je faisais. Et dans l’installation, il faut arriver à ce que mon corps disparaisse.

LM : Disparaisse de quoi ?

EB : Qu’on ne le sente pas. Je trouve qu’il y a des artistes, où tu “sens” le corps. Par exemple, dans l’art minimal, tu ne le sens pas.

 

BONUSBONUSBONUSBONUSBONUSBO

 

Élise Beaucousin, “Dessin d’acier” (vue latérale), 2017, épingles d’acier étêtées fichées dans le mur, 240 x 172 cm, Courtesy de l’artiste

 

D’un certain point de vue, et sans exagérer, sans hypertrophie discursive, il semble que Beaucousin ait inventé ici le dessin en relief. Regardez l’angle de la prise de vue ; il s’en faut de peu encore d’angularité pour que l’on puisse imaginer qu’il ne s’agit ici que de traitsMais non, il s’agit ici d’épingles étêtées. Et veuillez noter aussi que notre artiste nomme cette structure « dessins », et plus précisément « dessins d’acier ». Imaginez une seconde des traits effectués au crayon, sur la feuille, et qui viennent à se dresser, comme des tiges florales sous la caresse des rayons matudinaux. Eh bien, le résultat, nous l’avons sous les yeux.

Léon Mychkine

 


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