À la recherche d’indices du postmodernisme (Pilot 0)

J’ai découvert, il y a quelques décennies, la notion de postmodernisme. C’est une notion fascinante. Mystérieuse. On a pu croire qu’elle n’était compréhensible que depuis quelques cercles d’initiés. Et puis, peu à peu, elle s’est propagée jusque dans l’art. Il y a longtemps, j’avais lu le livre de Lyotard La Condition Postmoderne. Rapport sur le savoir, paru en 1979 ; et je l’ai re-parcouru afin de d’actualiser de nouveau mes idées et impressions. C’est une expérience décevante. Rappelons qu’au départ, il s’agit bien d’un Rapport, commandé par le Gouvernement du Québec. Je me demande ce que ledit Gouvernement aura pu bien faire de ce rapport. Dans l’édition parue la même année aux Éditions de Minuit, l’ordre d’entrée est modifiée, et quelques phrases du Rapport n’apparaissent plus, notamment celle-ci :« Il est douteux que ce rapport satisfasse aux règles du genre. Il est trop long, il est rarement écrit d’une manière informationnelle, c’est-à-dire aisément exploitable par son destinataire. Il y a deux raisons à cela. La première est que son auteur n’est pas exactement un expert; c’est un philosophe. Un expert sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, par ce qu’il sait ce qu’est savoir dans sa partie. On n’est un philosophe que si l’on ne sait pas tout cela. En me faisant l’honneur d’adresser sa demande au philosophe que je suis, le Président du Conseil des Universités auprès du Gouvernement du Québec savait évidemment que je ne savais pas ce qu’est le savoir dans les sociétés industrielles les plus développées. Il souhaitait simplement que je m’interroge à son sujet. Ce que j’ai fait, aussi clairement, mais aussi loin que j’ai pu.» La première phrase soulignée a disparu de l’édition française. Effectivement, ce n’est pas un argument très vendeur. Voici donc un rapport dont on nous annonce qu’il n’est pas satisfaisant quant aux règles afférentes, qu’il est trop long, et qu’il est rarement informatif… et donc peu exploitable. Mais alors, pourquoi Lyotard l’a-t-il écrit ? Quel est son intérêt ? On peut se le demander. Est-ce un geste punk ? À vrai dire, cette phrase, écrite dans le tout début de ce que Lyotard a appelé un Avertissement ; sonne comme un glas adventiste.


Commençons par le mot, largement phantasmatique, de postmoderne. Lyotard nous dit que le mot postmoderne « désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle.» Cet état, dit-il, est un état de crise, de la crise des récits. Lyotard suppose que le récit, en premier, c’est la philosophie qui l’a instauré, pour légitimer le discours de la science. C’est tout à fait discutable, voire complètement faux. Les premiers philosophes sont à l’origine de la science, et ils sont même les premiers scientifiques empiriques, puisque la preuve, à l’époque, n’est bien souvent que spéculative. Ceci dit, le discours scientifique va très vite se légitimer depuis lui-même, et c’est par exemple Ptolémée qui, dès le IIe siècle, écrit que la science astronomique doit se baser sur les mathématiques (Almageste). La crise des récits intervient après la prépondérance des discours de légitimation, qu’il estime aussi issu de la philosophie, telles que dialectique de l’esprit, herméneutique du sens, émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, développement de la richesse, récits des Lumières, paix universelleCes six expressions, historiales d’après lui, font partie de ce que Lyotard appelle le métadiscours moderne. La force de ces récits et métarécits, c’est qu’ils engrainent la croyance ; et cette foi renforce leur supposée véridicité. On doit supposer que depuis l’Antiquité — puisque l’auteur affirme que c’est Platon qui, pour l’éternité, a déterminé le discours de la science [!] —, c’est donc la philosophie qui, en partie, a instrumentalisé le discours qui allait régler la Normativité européenne pendant deux milléraires…, ce qui est un constat pour le moins grossier. Mais arrivons au point principal du moment postmoderne : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits » (7). Cependant, il a déjà été établi que la (M)odernité, quant à la littérature et aux mouvements artistiques, signale un état de rébellion contre tout ce qui est normatif. Et si l’on prend effectivement l’art moderne, peut-on dire qu’il est mû par une adhésion à des métarécits transhistoriques ? Non. Ce que l’on peut dire, en un mot, c’est que les mouvements artistiques issus de la Modernité ont cru à leurs propres nouveaux récits, sans qu’aucun besoin supplémentaire de légitimation ne fut nécessaire. Ainsi, il est bien évident que les artistes qui ont adhéré, par exemple, à la théorie de Malevitch, n’ont pas dû dépasser la dizaine, quand on peut se demander si celle de Kandinsky n’a pas fait qu’un émule, lui-même, tant elle était personnelle et intime ? De fait, les théories artistiques ne sont jamais devenues ce que Durkheim aurait appelé un Fait Social (là où le Romantisme, le Réalisme, le Symbolisme, semblent l’avoir été). Mais revenons à Lyotard. Le problème, c’est qu’on ne sait pas très bien ce qui déclenche cette incrédulité (i.e., face aux “métarécits”). On a envie de demander à l’auteur : Que s’est-il passé pour que nous ayons un sursaut d’incrédulité ? Je crains, si j’ai bien lu, que Lyotard ne le sache pas, puisqu’il ne répond pas à cette question dans son texte. Toujours est-il que la condition postmoderne apparaît dans le domaine du savoir, tandis que les sociétés entrent dans un régime post-industriel, à partir de la fin des années 50. Ce double moment signale, pour Lyotard, deux régimes de discours : le « savoir scientifique », et le « savoir narratif ». Un des phénomènes de lecture stupéfiants dans le court ouvrage de Lyotard, c’est de se rendre compte qu’il oppose à la légitimité du savoir scientifique, arbitraire, comptable, informatique, mercantile, celle des récits issus du savoir narratif, marques de stabilité, et liés historiquement à ce qu’il appelle le peuple, tant celui qui a recours aux jeux de langage de Wittgenstein tout autant que les Cashinahua d’Amazonie ! Comme le remarque aussi Richard Shusterman, Lyotard « lui-même explique le postmoderne en termes de récits, même s’il s’agit d’un récit de la crise de certains récits. » Autrement dit, mais pourquoi écrire autrement dit ? Nous avons perdu le soldat Lyotard.

Refs : Claude Ptolémée, Composition Mathématique, chez Henri Grand, libraire, rue Saint-André-des-Arts, 1813 /// Richard Shusterman, ‘Philosophical Theories of Postmodernism’, In Levinson J. (Ed.), The Oxford Handbook of Aesthetics, 2003 // Jean-François Lyotard, La Condition Postmoderne. Rapport sur le savoir, éditions de Minuit, 1979

Léon Mychkine

 

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