« À Montrouge, Rosa la Rouge”. Sur Toulouse-Lautrec et les manières de peindre (via Mallarmé et Manet)

Dès que l’on dit “Toulouse-Lautrec”, on pense aux affiches, au cabarets, au Chat Noir, aux vendeuses de printemps, mais les caractéristiques masquent aussi tout simplement ce qu’on appelle les “gens du peuple”, comme Rosa la Rouge. Son vrai nom était Carmen Gaudin. Ainsi donc, ce surnom attribué par Toulouse-Lautrec provient d’une chanson du fameux Aristide Bruant, dont voici l’extrait incriminé :

“C’est Rosa, j’sais pas d’ou qu’a vient,             

Ell a l’poil roux, eun tet’de chien.     

Quand a pass, on dit: v’la la Rouge à Montrouge…”

On ne jurerait pas que Carmen Gaudin eût une tête de chien, vu le tableau de Toulouse-Lautrec.

Henri Toulouse-Lautrec, “À Montrouge, Rosa la Rouge”, 1886-67, huile sur toile, 72,4 x 48, cm, The Barnes Foundation, Philadeplphia, Pennsylvania

Vérifions    

Pas plus d’t’ête de chien que d’beurre en branches. Elle semblait même jolie, Carmen. Nous allons revenir à elle. En attendant, tentons de tirer quelque chose de ce tableau. J’aimerais m’intéresser à la chemise.  

Toulouse-Lautrec (par la suite TL) fut un brillant illustrateur, original, inventif ; mais fut-il un grand peintre ? Rien n’est  moins sûr. Notez bien, je ne ne jette pas la pierre à Henri, ce n’est pas grave. Et vous me direz :« Si vous considérez TL comme un peintre peu abouti, pourquoi s’intéresser à lui ?, et je vous répondrai : —  mais justement, on ne peut pas toujours passer son temps auprès des génies, car sinon, on encourt le risque d’être saisi dans les rets de l’idéalisme, toujours dangereux pour la santé, quand ce n’est pas pour celle des États… Ainsi, en m’intéressant à ces tableaux de TL dépeignant Carmen Gaudin, je laisse la porte ouverte à la tolérance, à la compassion, qui veut qu’un artiste du talent de TL a bien le droit de s’aventurer dans la peinture, même s’il n’y excelle pas ; et, notez bien, cette tolérance n’est spontanément actualisée et énactée qu’en regard de la sincérité avec laquelle TL se donne du mal pour peindre son sujet. C’est bien cette sincérité qui me touche, car elle est non dissimulée. Il en va, bien entendu autrement de cette sorte d’individus qui se prennent pour des artistes, pondent avec forfanterie et sans pudeur des abominations qu’elle appelle “peinture”. En ce sens, je préfère 1000 fois la sincérité d’un TL que les croûtes immondes doublées d’une prétention stratosphérique chez un Hirst. En sus, ce tableau m’intéresse d’autant plus que TL a dépeint “la Rouge” de nombreuses fois, et dessiné une.» Il a certes dessiné plusieurs fois la Goulue ainsi que Jeanne Avril, ou encore Yvette Guilbert. Mais c’étaient des vedettes. Il devait donc y avoir une relation particulière avec Carmen “la Rouge”. Et justement, en cherchant — encore —, à ce sujet, on découvre, sur le site du Ministère de la Culture (tout arrive !) que Carmen fut le modèle préféré de TL, et on y rapporte cette citation :« Je peins une femme qui a la tête en or absolument » (Lettre de Toulouse-Lautrec à sa mère, printemps 1984). 

Ne tournons pas au autour du pot : je pense qu’il y a un lien entre visage, chevelure, chemise, et décor, comme un déclinaison vers l’abstrait. Exactement. Et la chemise est le lien entre carnation, mur et fenêtre. Prenez donc cette chemise. Elle est bien plate, mais animée de tons dont on se demande d’où ils viennent. Et ce sont ces tons qui peuvent donner l’idée du mouvement, sauf qu’il n’y en a pas. Carmen est immobile. Pour preuve, elle pose. Dans quoi pose-t-elle ? Dans un studio ? Probable. Devant une fenêtre, couverte en parties pour recevoir moins de lumière ? Et notez ces deux pans de murs roux, comme la chevelure : 

Elle semble tendue, la Rouge. Attend-elle quelque chose ? Elle paraît presque en colère. Bref. Venons-en au décor. Premier essayage :

Et là, vous vous demandez :« Quelle est cette matière, derrière la modèle ? Et je vous réponds : — C’est de la peinture ! Mais j’ajoute : — Mur et fenêtres sont suggérés, car, TL, en bon lecteur et ami de Mallarmé, applique ici la leçon, celle qui veut que la suggestion vaut bien mieux que le cru réalisme.» En quelque sorte, pris à la lettre, le réalisme peut en devenir obscène (justement, c’est ce qui fait son succès. — «  Regardez comme je souffre », « admirez mes exploits », « enfant, j’ai été traumatisée », etc.). Ainsi donc, TL, qui, paraît-il, fut très peiné par la mort du prince des (soi-disant) Hermétiques, suggère mur et fenêtres. Et plus je regarde ce fond, ce décor, et plus je suis attiré et intrigué. Ce décor, est étrange. Et je me demande si TL n’aurait pas cherché à produire comme une encoignure sur le côté droit de la fenêtre, car il y a comme un retrait oblique à droite du poignet gauche. Ou bien c’est la partie d’un meuble…  

« Décadente, Mystique, les Écoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d’information, adoptent, comme rencontre, le point d’un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant; pour ne garder de rien que la suggestion.» (Stéphane Mallarmé, “Variations sur un Sujet”) 1895)

« Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion… » (id).

« Et voici que vers cet homme en vint un autre — et, avec le temps, d’autres — de pareille nature, choisis par les dieux — et ils travaillèrent ensemble, — et ils façonnèrent bientôt, avec la terre humectée, des formes ressemblantes à la gourde; et selon un pouvoir de création, patrimoine de l’artiste, voici qu’ils dépassèrent la suggestion paresseuse de la nature, et que naquit le premier vase, beau dans sa proportion.» (ib).

Notez qu’il n’est pas sûr que l’idéalisme, comme l’écrit Mallarmé, puisse se satisfaire de la suggestion, cela semble tout de même, justement, pas assez affirmé. Or l’idéalisme a besoin d’affirmation, et même d’ânonnement, ce qui montre sa face niaise. Notez encore que la nature, chez Mallarmé, en accord avec une vision naïve de la mimêsis, effectivement, “suggère” des “formes”. Mais justement, ces suggestions naturelles, il faut, dit Mallarmé, en bon lecteur d’Aristote et de ces exégètes, les dépasser. 

Henri de Toulouse-Lautrec, “Carmen Gaudin”, c 1885, huile sur bois, : 23.8 x 14.9 cm, National Gallery of Art, Washington DC

C’est encore ici le décor qui m’intéresse davantage, car, décidément, ce portrait, ce n’est pas encore ça. Vous en doutez ? Rendez-vous donc à cette adresse, ici, et agrandissez l’image, vous en aurez pour votre temps. Et si vous n’y “allez”, voici le visage de près :  

Comme dit aujourd’hui : « C’est juste pas possible. » (Ça sent l’anglicisme “it’s not just possible”). Comment TL peut-il peindre pareillement, et un visage d’autant plus ? A-t-il quelqu’un en tête quand il peint ? Cherche-t-il, inconsciemment ou non, à “rivaliser avec”? Qui cela peut bien être ? Il n’est pas nouveau, en 1886-67, de dépeindre un visage à grands traits, c’est-à-dire à la touche saccadée dirait-on, et pas au lissé — partons du principe qu’une touche à la saccade est différente du lissé. Alors, TL pense-t-il à Manet ? Regardez le visage de Suzon, la barmaid dans “Un bar aux Folies Bergères”: 

Édouard Manet, “Un bar aux Folies Bergères” [Détail], 1881-82, peinture à l’huile, 130 x 96 cm, Institut Courteauld, Londres  

On n’est pas chez Ingres ; l’œil est perturbé par la représentation & la dépiction, i.e., ce qui est représenté et comment cela est représenté, ou encore, dans la taxonomie, la différence entre de re (la chose), et de dicto (ce qu’on en dit), ou, alors plus précisément, “comment c’est peint” (quomodo picta ?). Avec son pinceau, Manet, dit quelque chose. Dire c’est peindre, comme aurait pu dire le philosophe J.L. Austin.

Rappel : la distinction De Re / De Dicto remonte à Aristote mais c’est surtout Abélard qui la remet à jour, « lorsque Pierre Abélard a distingué deux types d’interprétations des phrases modales : de re, où une phrase modale porte sur une chose (re) et de sensu, où une phrase modale porte sur un état linguistique » (Keshet, Schwarz, 2019). Un tableau, une œuvre d’art, ça se res-sent (“feel”), ça se perçoit, ça se pense, ça s’interprète ; c’est multicanal. Ainsi, et a minima, toute œuvre d’art peut être d’abord approchée par cette distinction De re/de dicto, soit Qu’estce que c’est ?, et Qu’en dire ? Cela ne revient pas à proposer une théorie sémantique de l’art ; absolument pas, car il n’existe pas de théorie plus heuristique qu’une autre, cela se saurait…

Mais que dire de Suzon, derrière son bar. Voyez de nouveau ce visage. Elle est totalement blasée, Suzon, elle est au bout de sa vie, comme disent les jeunes. Voyez comment c’est peint. Ce n’est pas lisse, mais c’est beau. Et c’est fort, parce qu’il y a de la psychologie là-dedans. Manet, grand peintre psychologiste, grand peintre des états d’âme. C’est cela qui est très fort chez Manet, à la fois cette maestria technique, cette sensualité extrême de la touche, et, en même temps, de nombreux indices psychologiques, entendez, “moi, Manet, je ne fais pas que peindre des modèles, je ne peins pas des mannequins en osier, je peins la vie”, et la vie se manifeste dans les expressions. Et c’est bien pour cela que l’on peut dire des choses de ce visage… Essayez dans les autres siècles, qui, à part quelques maîtres, y parviennent ? Et encore…

PS. J’ai peur de ne pas avoir été juste avec Toulouse-Lautrec, car il existe d’autres représentations de Carmen qui sont tout à fait acceptables, telle :

 Henri de Toulouse-Lautrec, “Carmen Gaudin dans le Studio de l’artiste”, 1888, huile sur toile, 55.9 x 46.7 cm, MFABoston

C’est beaucoup plus réussi ! TL a toujours un problème avec les mains, mais bon, on ne va pas en faire une pendule. Alors ? Eh bien même les artistes connaissent des moments de difficulté, de “c’est pas ça”, etc. Les artistes ne sont pas tous des démiurges. Je suis sûr que Toulouse-Lautrec était un peu fâché, alors voici encore quelques images de réussite :

 Henri de Toulouse-Lautrec, Carmen Gaudin,  1885, huile sur toile, 53 x 41 cm The Clark Art Institute, Williamstown
Henri de Toulouse-Lautrec, “La blanchisseuse”, 1886, huile sur toile, 93 x 75 cm, Collection Privée
Henri de Toulouse-Lautrec, “Rousse (La toilette)”, 1889, huile sur carton, 67,0 x 54,0 cm, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Henri de Toulouse-Lautrec , “Femme rousse dans le jardin de M. Foret”, été 1887, huile sur carton, 71.4 x 58.1 cm, The Norton Simon Foundation, Pasaneda, Californie
Henri de Toulouse-Lautrec, “La Rousse dans une blouse blanche”, 1889, huile sur toile, 60.5 x 50.3 cm, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Et on trouve même une photographie !

Carmen Gaudin, 1886, photographe Maurice Guibert, ami de TL

 

PS. Au final, Mallarmé n’aura pas été d’un grand secours au vu de toutes ces images, mais il peut bien rester ici, car on ne lit jamais assez de Mallarmé !

Ref. Ezra Keshet, Florian Schwarz, “De Re / De Dicto”, In The Oxford Handbook of Reference, 2019 /// Pour écouter Bruant, c’est ici

En Une. Henri de Toulouse-Lautrec portant le chapeau et le boa de Jane Avril, vers 1892. Photographie de Maurice Guibert, Albi, Musée Toulouse-Lautrec.

 Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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