À partir de deux chaises, d’Alberto Giacometti

Je ne suis pas un spécialiste d’Alberto Giacometti, mais je regarde son œuvre, grâce à l’abondance d’images trouvables sur le site électronique de la Fondation Giacometti, et je péruse dans les catalogues et autres rétrospectives, mais je n’ai rien appris sur ces deux chaises ; alors, comme souvent, mon esprit actionne le curseur imagination. C’est parti.  

Alberto Giacometti, “La Chaise”, 1940, crayon, 31.5 x 23.5 cm, Collection-John-Rewald, Fondation Giacometti

 

Alberto Giacometti, “Chaise dans la chambre à coucher”, 1960, crayon lithographique sur papier report, 42 x 32,8 cm, Fondation Giacometti

20 ans séparent ces deux chaises. La première est assez quelconque. Rien de remarquable. Notez que l’illustration n’est pas très sûre, dans le sens où l’on peut se demander si l’image originelle était dégradée, ou bien si, dès l’époque, Giacometti avait comme “gommé” telles et telles parties de l’ensemble représenté. On peut se poser la question. Après quelques clics, ceci, indiciel :

Alberto Giacometti, « Poêle et chaise dans l’atelier », 1940, crayon sur papier vélin, 32,2 x 24,6 cm, Fondation Giacometti

En cherchant sur le site de la Fondation, en précisant les dates, je ne trouve aucun dessin semblable à cette chaise à moitié gommée… En revanche, le dessin ci-dessus “Poêle et chaise dans l’atelier”, de la même année — 1940 —, ressemble beaucoup au style contemporain de Giacometti. (Je pense que le site de la Fondation pourrait produire des images de bien meilleure qualité — elles font à peine 50 k pour beaucoup. Mais de quoi ont-ils peur ? Je ne sais. En tout cas, cela ne rend pas service à l’œuvre, et c’est fort dommage). 

Alberto Giacometti, “L’Atelier”, 1954, dessin, mine graphite sur papier, 50 x 32,5 cm, Fondation Giacometti

Vers 1945, on trouve déjà le style qui ne quittera plus la main, avec par exemple ce portrait :

Alberto Giacometti, “Tête d’Albert Skira”, vers 1945-1946, crayon sur papier, 32 x 24 cm, Fondation Giacometti

 

Alberto Giacometti, “Portrait de Jean-Paul Sartre”, 1949, crayon graphite et gomme sur page de carnet détachée, 29,3 x 22,5 cm, Fondation Giacometti

Le lecteur l’aura constaté, “à partir de deux chaises” on sera déjà parti dans la prolifération. La prolifération d’images favorise, par la bande, la “prolifération” (“pluralité”) des théories, comme l’écrivait (1975) pour le domaine scientifique, le grand philosophe des sciences Paul K. Feyerabend. Il en va de même en art. Ces quelques images suscitent quelque idée de la prolifération. Ce qui m’intéresse, pour le moment que j’ai commencé à regarder les deux chaises, c’est le changement de régime scriptural affecté au traitement de l’objet, qui en était déjà passé par celui, identique, par le traitement de la figure humaine. En 1952, on voit encore la dichotomie dans laquelle se situe, volontairement ou non, Giacometti, il suffit de voir ceci :

Alberto Giacometti, “Bouquet de jonquilles dans un vase”, vers 1952, plume et encre sur papier à lettre, 29,8 x 21 cm, Fondation Giacometti

En 45, Giacometti peut dessiner d’après sa technique tourbillonnante si caractéristique, comme il le fait encore en 49 ; cependant, il ne semble pas encore prêt pour le non-humain. Regardez comme ce “Bouquet de jonquilles” ne tourbillonne pas du tout… C’est édifiant. C’est même franchement médiocre. Sacrilège ! on ne peut pas dénigrer la moindre œuvre d’un grand artiste ! Si ! Et ce d’autant plus que Giacometti n’est plus là, et depuis longtemps, pour valider ce qu’il est possible, ou non, de montrer, sur le site de la Fondation, et on peut supposer qu’il n’eut pas tout validé. Bref. Maintenant, mon objet c’est la chaise 1960 tourbillonnée. En cherchant sur le site de la Fondation, je ne trouve aucune chaise semblablement troussée, toutes sont très géométriques… Que s’est-il passé pour que, ce jour de 1960, Giacometti dessinât une chaise entourbillonnée ? On ne peut (moi pas) s’empêcher de penser à ces visages tourbillonnés, et de se demander s’il n’y aurait pas eu, à un moment, une sorte de mise en application égalitaire entre sujet humain et sujet inanimé du point de vue du traitement. Il s’agit bien d’une extrapolation puisque, comme déjà dit, il ne semble pas y avoir d’autre exemplaire de chaise tourbillonnée…

Feyerabend, Against Method, 1975 : “Proliferation of theories is beneficial for science, while uniformity impairs its critical power. Uniformity also endangers the free development of the individual.” « La prolifération des théories est bénéfique pour la science, tandis que l’uniformité nuit à son pouvoir critique. L’uniformité met également en danger le libre développement de l’individu.» Le mot « Méthode » est clairement désigné en premier lieu contre Descartes, pour qu’il n’y avait, en dernier ressort, qu’une seule manière d’obtenir la vérité. D’où le sous-titre au livre de Feyerabend : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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