Abstrait, figuratif, description, dépiction, moderne, contemporain… Une histoire #1 pour les enfants

commence l’abstraction ? Dans la pensée. La pensée est le berceau de l’abstraction. La grande question métaphysique, c’est de se demander Comment se fait-il que la pensée puisse avoir un tel effet de réel ?  Nous savons tous que nos pensées constituent ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous disons, écrivons, etc. Un ensemble indéterminé de pensées nous sert à nous situer dans le monde, et par rapport à autrui, et à l’autre. De la même manière, un ensemble indéterminé de pensée nous sert pour penser ce “que” nous sommes, et aussi ce que l’on peut penser de nous, mais seulement en partie, car il est bien entendu impossible de savoir ni de calculer avec précision ce que les autres et autrui “retiennent” de nous, à moins d’être doté d’une très puissante capacité de dissimulation, de manipulation, etc., ce à quoi la plupart des êtres humains ne recourent pas à chaque interaction sociale. La pensée est profondément abstraite, c’est sa pure nature. Pourtant, elle a des effets bien réels, évidemment. C’est donc depuis notre capacité d’abstraction que bien souvent nous agissons réellement dans le monde, et en nous-mêmes (les désirs et pulsions, c’est encore autre chose), que nous produisons, en nous et autour de nous, du concret. L’existence humaine, ainsi, est fondamentalement axée sur un chiasme, qui, pour une part, tient d’une Nature Abstraite, et, de l’autre, d’une Nature Matériale (le corps, les corps, les objets, etc). L’art est une création abstraite. Il n’existe pas d’art au naturel. De la même manière qu’il n’existe pas de mot au naturel. On ne dit jamais :« Regarde, le mot “jaune” traverse la route !». Un paysage n’est ni beau ni laid, un corps n’est ni désirable ni repoussant, etc. Par conséquent, et par extension, on peut tout à fait dire que, ontologiquement, toute forme d’art est abstraite, et même un tableau hyperréaliste de James White est abstrait, bien entendu. 

James White, “Double Tap”, 2018, Oil and varnish on acrylic faced panel in Perspex, box 124 x 124 x 7 cm

Cependant, il a fallu qu’un jour on inventa l’Art Abstrait. Et tout cela à cause de Kandinsky, en premier lieu. Mais il est remarquable que l’expression ait “pris”, car tout le monde intéressé s’y est engouffré, des artistes les plus pertinents aux plus nuls (il n’est pas très compliqué de fabriquer du “à la manière abstraite”). Et même le grand peintre Barnett Newman s’en est mêlé, reprochant justement à Kandinsky que ses tableaux abstraits ne l’étaient pas encore suffisamment, car on pouvait, ici et là, y reconnaître des formes issues du monde réel. Newman n’avait pas froid aux yeux, mais quand on est un peintre aussi excellent, on peut se le permettre, et, en 2021, personnellement, je vous dirais que Newman m’interpelle et m’émeut bien davantage que Kandinsky. Ce dernier, en quelque sorte, essuie les plâtres, il est le premier dans son genre, et, il faut bien le dire, avec le recul, il émane une certaine naïveté dans sa période abstraite, qui, pour ma part, et contre la doxa, commence dès 1902 (j’ai un article à finir à ce sujet). Bien. À partir du fait que, dans l’Histoire de l’Art, on a décrété qu’il y avait un moment où on avait inventé l’“art abstrait”, tout est devenu départageable entre “figuration” et “abstraction”, et, dès le début, c’était une question piégée, parce qu’il n’existe pas de peinture réaliste, puisque le réel contient quatre dimensions, et qu’il n’est pas possible d’en faire rentrer plus de deux dans un tableau. Quatre dimensions ? Oui : longueur, largeur, profondeur + le Temps. Notez que Poincaré considérait ce qu’il appelait l’“espace physiologique” comme un espace à n dimensions. Aucun peintre, si merveilleux soit-il, ne peut produire davantage que deux dimensions dans son art, tant qu’il n’échappe pas du format plat, et même les ‘tagli’ (fentes) de Fontana ne changent rien à l’affaire. Nous sommes d’accord. Toujours est-il que, la grande innovation, bien entendu, de l’art dit abstrait, c’est que, pour la première fois, dans l’Histoire de l’Art, on pouvait, sur la toile, produire des formes colorées qui n’avaient aucun rapport avec le monde réel, jusque plus ample informé. Il est en effet rarissime de s’exclamer, en plein sous-bois : “On dirait un Kandinsky”, tandis qu’il est possible de s’entendre dire :« on se croirait dans un tableau de Seurat », anecdote vécue au Nord-Est des Pays-Bas, au bord de la Mer Intérieure, en contrebas de la levée du village de Cornwerd. J’étais assis dans l’herbe, et je voulais juste rester là, ne plus bouger, et construire une petite maison, en scrèt, afin de ne jamais quitter la vue. On se rappelle aussi une montée en taxi vers Épidaure, en partant de Galatas, dans une lumière tellement extraordinaire, englobant ciel, mer et terre,  à flanc de falaise, que nous fûmes au bord des larmes, tout en ressentant l’envie très pressante de demander au chauffeur de stopper là, afin de descendre, pour ne plus quitter l’endroit, jamais, tant tout cela était divin. Bien. Après ce tournoiement émotionnel, revenons à notre sujet. Donc, à partir du moment où l’art abstrait est inventé, il va falloir, inévitablement, inexorablement, départager entre ce qui est abstrait et ce qui est figuratif, dépictif et ressemblant. Réglons la question de la ressemblance : « Un objet ressemble à lui-même au plus haut degré mais se représente rarement lui-même ; la ressemblance, à la différence de la représentation, est réflexive. Toujours à la différence de la représentation, la ressemblance est de plus symétrique : B ressemble autant à A que A ressemble à B ; mais si un tableau peut représenter le duc de Wellington, le duc ne ressemble pas à un tableau.» (Nelson Goodman, Langages de l’art [1968] trad. fran. 1990). Goodman était un philosophe nominaliste, assez à cheval sur les termes et leurs définitions, mais c’est aussi à cela que l’on reconnaît un philosophe. La citation de Goodman, je ne l’explicite que depuis la seconde phrase, sinon cela va nous emmener trop loin dans l’exégèse. Donc, pour le moment, et sous réserves de réclamations, juste ceci : le duc de Wellington (“whoever that is”) ne ressemble pas à un tableau, ni à une photographie. Réflexivement, dire : « Ce portrait peint ressemble bien au duc de Wellington » constitue un abus de langage. Rien de grave, mais il faut se le rappeler, de temps en temps. La ressemblance est une construction mentale, tout comme les masques africains, pour le dire vite. Pour couper cours à la cohorte de dénominations et de concepts, je propose de n’en garder qu’un minimum ; par exemple, le couple Dépiction/Représentation. La dépiction concerne une image, un tableau, une photographie, vis-à-vis de laquelle il est impossible d’identifier quoi que ce soit de vicinal. Exemple :

Ellsworth Kelly, “Cité”, 1951, huile sur bois, Ripolin, ajustement de 20 panneaux, 143.51 x 179.71 x 4.45 cm,  San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA)

Si, voyant cette image, vous vous dites : « ça me rappelle mes vacances en Norvège !», je vous inviterais, très cordialement, à aller consulter un ophtalmologue. Tout cela pour dire que ce tableau de Kelly ne “ressemble” à rien de connu, de reconnaissable, dans le monde réel. En revanche, il peut évoquer, provoquer, des sortes d’idées ou de ressentis spécifiques, qui permettront d’ouvrir à. Et c’est bien là que fonctionne la dépiction, elle oblige de chercher en nous-mêmes ce qu’évoque (ou non), tel tableau non-représentationnel, non ressemblant à. Ce “chercher en nous-mêmes” peut parfois prendre un raccourci émotionnel; exemple, pourquoi se sentir mal à l’aise en contemplant  “Number 14”, de Pollock ? Pourquoi être ému et sentir les vibrations chromatiques face à “Black on Maroon”, de Rothko ? C’est aussi l’effet de la dépiction, qui, une fois le processus enclenché de “recherche mentale”, cognitif ou métacognitif, emploie les sentiers qu’elle trouve les plus expéditifs, soit mentaux, soit physico-mentaux, i.e., hylémorphiques, soit physiques. On retrouve ainsi, et ici, d’une certaine manière, les trois “feelings” principaux que l’on a dans la très vaste et complexe théorie du sentir chez A.N. Whitehead, à savoir : feelings physiques, feelings impurs (physico-mentaux), feelings conceptuels. Disons que la dépiction peut faire jouer souvent en priorité les feelings impurs, tandis que la Représentation va souvent jouer d’abord sur le feeling conceptuel. On peut supposer que, face à un tableau représentationnel, on ne se demande pas indéfiniment de quoi il est question.  Quand on fait face, par exemple, à ce tableau de Freud

Lucian Freud, ”Kate Moss”, 2002, oil on canvas, Collection particulière

on ne se demande pas immédiatement de quoi il est question ; on reconnaît à l’instant une femme nue, dans telle position, somme toute assez banale et un tantinet vulgaire. Quand on va lire sur le cartel qu’il s’agit de Kate Moss, qu’est-ce que cela ajoute à notre capacité représentationnelle ? Pas grand-chose, non ? Certes, on se demandera comment se fait-il que Kate Moss, mannequin de son état, se trouve ainsi quelque peu épaisse ? Elle est enceinte. On pourrait approfondir la description, et remarquer comment Freud peint, tant le corps, la peau, que le décor, et saisit, dans la représentation réelle, de l’abstrait, ou, à tout le moins, une certaine manière abstraite de peindre le figuratif. Mais comme Freud reste très mesuré dans son léger mixage des genres, cela reste décisivement représentationnel (a contrario, un De Kooning poussera, dans certaines périodes de sa vie, le mixage des deux genres à un point quasi indistinct.) On pourrait aussi s’étonner du biais, peint et non-peint (décidément). Ce sera pour une autre fois.

Conclusion pour la Partie #1. Quand on fait des recherches sur les termes de « représentation » et « dépiction », on peut s’engager dans des discussions infinies, et, par exemple, si l’article de Morizot sur la Dépiction (ici) est très intéressant, à un moment donné, on y perd son latin, comme on disait jadis. Il en va de même avec le terme de Représentation. Pour le moment, je trouve plus simple, plus net en quelque sorte, de diviser, en ce qui concerne la peinture, entre « représentation » et « dépiction » ; il me semble qu’avec cela, nous avons une sorte de base, qui nous permet d’avancer, si besoin. En résumé : un tableau est dépictif (↑↑ Kelly), ou représentationnel (Freud). Mais on bien compris que tout tableau est dépictif, fondamentalement, mais, “à cause” ou “grâce à” l’émergence de l’art abstrait, nous sommes obligés d’affiner les appellations, ce qui, encore une fois, avec deux termes de base, permet d’y voir plus clair, du moins, nous l’espérons.

PS. En lisant le début de cet article, on aura pu croire que j’oubliais que la pensée, comme il est dit familièrement, est permise par les neurones, entre autres, et toute une partie de la philosophie anglo-saxonne aura martelé cet énoncé réductionniste, énoncé que l’on retrouve dans de nombreuses théories dites “cognitives” ou “neuro-scientifiques”. Je mets là des guillemets parce qu’aucune de ces théories, ou aucun de ces théoriciens ne saura vous expliquer comment il est possible de produire de la pensée (abstraite) à partir d’entités concrètes (neurones, axones, cellules gliales, dendrites, sodium, etc.), et ce n’est certainement pas moi qui vais vous l’expliquer, car, comme tout le monde sur Terre, je n’en sais rien ; mais, comme quelques autres philosophes, je suppose que la pensée, comme d’autres créations du cerveau humain, ne peut pas s’expliquer par la seule “matière” disponible. Concrètement, avec tout l’appareillage technologique du monde, vous ne pouvez pas “‘voir” la pensée, ni les souvenirs, ni la mémoire, ni rien de ce qui est mental, et, pourtant, tout “cela” est bien “là”. Donc, pour ma part, bien modeste avant d’écrire le nom que je vais citer, je défends la théorie d’Aristote, à savoir l’hylémorphisme, théorie trop méconnue, peu reprise dans l’Histoire de la Philosophie, mais néanmoins par votre serviteur, parmi quelques autres… La théorie hylémorphique revient à dire qu’il existe (au moins) deux états fondamentaux, pour le dire ainsi : mentalité et physicalité (eidos/hylè). Ces deux états sont irréductibles, mais, et notamment, parmi les organismes vivants, complémentaires. Il ne s’agit donc pas non plus ici d’un dualisme.

Léon Mychkine