Adolph Gottlieb (via Spinoza)

Pour H.P.

 

Je péruse sur Twitter et tombe sur une exposition de dessins d’Adolph Gottlieb. Je suis le lien, et me voici chez Pace Gallery, avec des œuvres, qui m’évoquent le divin. Exemple (il faut oublier cet étrange encadrement, ce gigantesque vide autour, qui nuit à l’œuvre, et ce d’autant plus que Gottlieb avait déjà en quelque sorte encadré, à main levé, son monotype) :        

Adolph Gottlieb, “Untitled”, 1973, monotype in ink on paper, paper, 29-5/8″ × 22″ plate 23-7/8″ × 17-3/4″, Pace Gallery, New York

Quant au divin, le voyez-vous ? Rapprochons-nous :

Ça, c’est divin. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que ça l’est. Il n’y a rien à expliquer, c’est ainsi.

Le divin, ça tient à parfois peu de choses. Sinon, quoi d’autre ? Un œuf au plat dans la nuit noire au dessus d’un champ venté ? Mais ce n’est pas ça. Le divin, c’est la morsure façon dents de scie circulaire dans le noir, en haut, et en bas, et tout autour pour le haut. Le divin, se dira le lecteur, n’est-ce pas recourir à un terme superfétatoire, et pour tout dire, aveuglant ?  Pour calmer les esprits déjà  échaudés, il est bon de se tourner vers notre adorable Baruch Spinoza (Traité théologicopolitique), qui écrivit :

« Mérite le nom de sacré et de divin ce qui est destiné à l’exercice de la piété et de la religion et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps seulement que les hommes s’en serviront religieusement ».

Comprenez-vous ? Si l’on insère un peu de William Butler Yeats dans cette citation, on admettra sans grande difficulté que l’Art est une religion, voire, comme Yeats l’écrit lui-même, dans plusieurs occurrences dans son œuvre, qu’il a supplanté la religion elle-même. À partir de là, le sacré, sous forme de jeu de mot, se “démosacrise”. Tout cela est trop vite dit. Nous ne pouvons pas citer Spinoza, comme ça, sans rien ajouter.

On peut remarquer que les êtres humains, du moins ceux qui sont “touchés”, attribuent à l’art une valeur exceptionnelle ; on peut rester très longtemps, et récurremment, face à une œuvre d’art, et ce, tout le long de sa propre existence. On peut donc dire que l’art est lié à une croyance, mais pas à un type de croyance du genre “je crois qu’il va pleuvoir”, ou “je crois que ma femme me trompe”, il s’agit d’une croyance d’un ordre bien entendu supérieur, ne serait-ce que parce cet ordre dépasse la propre temporalité d’une vie humaine : on “croit” indéniablement en la valeur artistique d’un tableau de Rembrandt comme on “croit” indéniablement en la valeur artistique d’un tableau de Pollock (ceci dit, pas tous, seuls certains sont touchés par la grâce). Personne n’est obligé de croire en ces deux exemplations, mais il se trouve toujours, dans chaque génération, un nombre x conséquent, qui perpétue ce phénomène “fidéiste” : il “faut” croire pour perpétuer le phénomène. On pourrait faire une incise et pointer cette catégorie des croyances éphémères, soit ces œuvres dont la foi n’aura duré que le temps de l’existence même de l’artiste, des expositions, des louanges de la presse et autres spécialistes, mais il s’agit d’un sujet annexe, que nous pourrons traiter ultérieurement. De fait, à partir du moment où une croyance se perpétue à travers les siècles — appelons cela le critère d’indéniabilité ; on peut caractériser ce phénomène d’une manière qui, à vrai dire, peut évoquer celui de la religion. Redonnons la citation de Baruch :

« Mérite le nom de sacré et de divin ce qui est destiné à l’exercice de la piété et de la religion et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps seulement que les hommes s’en serviront religieusement ».

Il y a bien sûr, dans cette manière de définir le sacré et le divin chez Spinoza, une extraordinaire liberté de penser, ce qui caractérise évidemment la philosophie spinoziste, car, finalement, Spinoza prête au sacré et au divin un caractère circonstanciel : sacré et divin ne sont pas des essences immanentes, les deux notions dépendent absolument du bon vouloir, de la bonne foi, c’est le cas de le dire, des êtres disposés à croire. Là encore, et au passage, on constate à quel point Spinoza est un philosophe révolutionnaire et ô combien subversif, sans parler de son intelligence sans égale. Ramené à la temporalité circonstancielle de la simple existence humaine, il ne dépend que du bon vouloir des hommes de croire ou de ne pas croire, or il ne semble pas que, traditionnellement, la foi n’était pas une affaire de bon vouloir, et ce n’est pas pour rien que l’on parle de “religion révélée — les religions abrahamiques (le judaïsme, le christianisme et l’islam) sont des religions révélées ; Dieu à parlé à quelqu’un, tel prophète a déclaré telle chose, etc. À son tour, le récipiendaire a transmis au novice la teneur du message, etc. Et on peut aussi parler de ces croyants qui, dans telle ou telle occasion, sont persuadés, ne serait-ce que par la prière, de pouvoir s’adresser directement à Dieu. Autant de phénomènes qui, tout de même, ressortissent à la superstition, à tout le moins, voire à l’imposture (Dieu n’a jamais adressé la parole à qui que ce soit).

Bien, une fois quelque peu explicité ce point, nous pouvons redonner la définition de Spinoza et voir si elle “tient” avec ce que nous pouvons déceler dans tel éclat de Gottlieb :

« Mérite le nom de sacré et de divin ce qui est destiné à l’exercice de la piété et de la religion et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps seulement que les hommes s’en serviront religieusement ».

On peut supposer, défendre l’idée, que l’art est une chose, plutôt un Fait, sacré. Cela ne veut pas dire que tout artiste produise du sacré, cependant qu’il peut en produire un signe, des instantiations, des preuves, comme Gottlieb dans son monotype. Yeats avait pensé pouvoir prédire que l’art deviendrait une religion, mais il faut s’entendre sur cette appellation. Il n’y a pas de Dieu de l’art (peut-être Mammon pour d’aucuns et certaines places financières) cependant que l’Art est capable de divin — mais sans Dieu. Aussi, tous les croyants en l’art, à l’inverse des dévots, n’ont pas besoin de chercher des preuves de l’existence de l’art, puisqu’il est évident que l’art existe. Mais au passage, on peut remarquer que tout art circonstanciel, c’est-à-dire ne dépendant que du propre influx et de l’insistance de l’artiste, et/ou des ses thuriféraires ou spéculateurs, ne connaîtra pas nécessairement ce caractère divin. Autrement dit, l’art demeure quand plus personne — l’auteur ou ses thuriféraires —, n’est là pour avoir à le défendre, ou tout du moins à justifier sa pertinence. Certes, il peut arriver que, de son vivant, c’est-à-dire durant son  compagnonnage biologique, telle forme d’art ait besoin d’être défendue, affirmée et soutenue, mais cela arrive même aux œuvres d’art les plus médiocres ; ce n’est donc pas un critère suffisant. Il arrive aussi que l’art le plus sublime soit ignoré de son vivant ; il a fallu un siècle pour que l’on “redécouvre” le caractère exceptionnel de la musique de Johan Sebastian Bach, très ignoré en son temps et oublié sitôt sa mort venue. Ainsi, on voit par là que le caractère divin de l’art, alors de nature immanente, est parfois incapable de se connecter de lui-même à sa propre contemporanéité, et cela est bien dû au fait que, dans ce dernier cas, nul n’est capable de l’imposer aux autres, pas même son créateur. Par ailleurs, il est bien entendu que les impositions seulement communicationnelles ou mercatiques de tel ou tel artiste n’ont rien à voir avec l’immanence de l’œuvre ; on ne peut pas décréter l’immanence d’une œuvre, elle est ou elle n’est pas, et tout discours qui cherche à combler ce vide, ce manque ontologique, ne ressortit qu’à de la sophistique ; ce dont nous ne manquons pas, bien au contraire.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 


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