Iconographie négative (parler de l’humain sans le montrer)
André Mérian, tel que le rapportent quelques propos dans le Dossier de Presse, s’est très vite senti déplacé dans la Jungle. Il a été choqué, il a eu honte, et il a jugé qu’il y avait trop de media, trop d’appareils, trop de braquages d’objectifs. Il a donc décidé de prendre le problème de la représentation par la bande, la perspective, l’errance, le fortuit. Et c’est pour cela qu’il est parti se promener, se perdre même, dit-il, au hasard du périmètre de la “jungle”. Que découvre-t-il, au hasard de ses errances ? Des traces de passage, des déchets, du bâti défensif. Ainsi, ce qui est remarquable, et tandis que la mission photographique entend bien étudier la situation des réfugiés de Calais, c’est qu’aucune figure humaine n’est présente dans ses photographies, tandis que son activité — trace, ou structure — est bien indiquée. En procédant ainsi, Mérian dresse un portrait fantomatique de la Jungle calaisienne ; ce qu’elle est aussi, en quelque sorte, car qui sont ces personnes réfugiées, migrantes, sinon, pour la plupart, des ombres de ce qu’ils ont été ? Ils ne sont pas morts, mais c’est tout comme ; ils vivent dans un purgatoire administratif, qui, pour certains, les rend fous, littéralement, au sens clinique du terme. Dans les photographie de Mérian, les choses sont mises en suspens, en trois temps : passé, présent, devenir ; et on a le sentiment que cela pourrait durer indéfiniment. Comme au Purgatoire, qui, inventé au Moyen-Âge, signifie exactement une salle d’attente avant l’entré définitive au Paradis ou dans les Enfers. Et justement, nous savons que dans l’imaginaire des migrants et des réfugiés — et ce n’est pas nouveau —, nombreux sont ceux qui, quittant un des enfers sur Terre : la guerre en Syrie, la guerre en Afghanistan, la guerre au Soudan, pensaient sincèrement trouver à l’arrivée quelque chose de l’ordre du paradis, d’un pays où l’on pourrait être heureux. Las !
À regarder ces images, telle ci-dessus, on a l’impression que l’on veut enfermer, resserrer l’espace ; le confiner dans une résille, faite de béton, de barbelés, de grillage. On a l’impression qu’il n’y aura jamais assez de construction résiliaire. Ainsi, aujourd’hui encore, la résille s’étend toujours : un kilomètre de grilles va être installé route de Gravelines (La Voix du Nord, du 24 10 19), afin d’empêcher les réfugiés de pénétrer le bois. Pourquoi les réfugiés ne doivent-ils pas pénétrer le bois ? Parce que c’est plus pénible d’aller les traquer ? … L’absurdité de la conception résiliaire est bien suggérée ci-dessus. On se demande quelle est la différence de nature entre le côté gauche du bois et le côté droit, départagé par ce barbelé étendu. Probablement du “concertina plat”, qui, annonce un prestataire, « est constitué de spires plates qui peuvent s’agrafer sur une clôture en partie haute ou basse du grillage. Cet obstacle permet de dissuader le franchissement et retarde les tentatives d’intrusions, il protège tout en s’intégrant parfaitement dans le paysage urbain. ». Au début, on ne croit voir que ce barbelé, et on pense à un abandon, un oubli, voire à un gag sordide. Mais nous voyons finalement les piquets et le grillage. Une clôture. Une de plus. Qui y a-t-il de l’autre côté ? Pourquoi est-elle ici ? Jusqu’où faudra-t-il claquemurer l’espace ?
Nous avons tous en tête des images de la “jungle”. Un véritable bidonville, fait de tissus, de palettes, de contreplaqué, de bâches, etc., le tout dans une promiscuité extrême. Ci-dessus la photographie évoque davantage du camping sauvage, voire même une place de camping “normal”, si l’on considère le débroussaillage ; phénomène qui atteste d’une certaine volonté de confort, d’amélioration des conditions de vie. La personne qui a planté ici sa tente a, semble-t-il, envie d’être isolée, tranquille, loin du tumulte de la “jungle”. Peut-être qu’à la vérité la foule est tout prêt… Nous ne le savons pas. Nous ne pouvons que spéculer. Quelqu’un a pris du large, du recul, a bien nettoyé l’endroit avant de fixer sa tente. Comble du raffinement, il a installé une chaise. Une chaise, pas deux. Cette personne ne reçoit pas, elle est seule… On distingue en arrière-plan une cheminée d’usine. La civilisation moderne n’est pas loin (deux usines classées Seveso sont proches).
Un mur en construction, afin, certainement, de séparer toute intrusion sur l’autoroute, dont on voit le très haut panneau signalétique, au second-plan, à droite. Absurdité du bâti en train de cloisonner ce qui ne l’est pas encore. On peut encore passer. Et puis ce mur, s’il le faut, on passera dessous. Rien n’arrête les réfugiés, excepté la mer, et l’électrocution dans les caténaires ou les pantographes. Mais là, il s’agit de l’autoroute ; et on y meurt aussi par percussion, par chocs entre véhicules et corps haletants et cavalants, oubliant tous les risques, que personne ne prendrait, à part eux. La photographie signale l’enfermement superfétatoire pour ceux qui sont déjà enfermés. Il y a un côté tristement ridicule dans cette volonté de circonscription, d’indécent presque, dans cet argent dépensé, qui pourrait servir peut-être mieux a des fins humanitaires. Puisqu’ils sont là.
La marque définitive de la présence-absence : le cimetière. 230 réfugiés sont morts depuis 20 ans, en tentant de traverser la Manche. On peut supposer que ce chiffre est plus important, dans la mesure où la population réfugiée étant très volatile, on peut disparaître du jour au lendemain sans que l’on sache vraiment où est passée telle ou telle personne. Depuis deux décennies, des bénévoles s’occupent aussi des morts, tentant de retrouver les membres de la famille, quand c’est possible ; et quand il n’y a aucun lien trouvable, ou de rapatriement envisageable pour cause financière, alors le corps rejoint l’un des deux cimetières de Calais. Quand la personne n’a pas de papier, elle est inhumée sous x ; ce qui est signifié par un numéro, tel que celui visible au premier-plan sur la photographie. Les bénévoles ont crée un site Internet pour tous les morts, identifiés ou anonymes (ici). Quand un cadavre est trouvé, sans trace d’accident, par exemple, une autopsie est toujours diligentée. La photographie ici a quelque chose de terrible. Certes, on a pu en voir de ce genre (mal prise, cadrée à la va-vite, sans attention) dans la presse, mais ici nous avons un souci du cadrage, avec, en quasi effigie, au premier plan, une tombe anonyme. Une personne a mis des mois pour venir sur une terre qu’elle aurait juré hospitalière, accueillante ; meilleure pour elle. Fuyant souvent la mort, elle l’aura trouvée, improbablement, dans un endroit insoupçonnable, im-pensable même. C’est cela qui est terrible ; et j’emploie le mot “terrible” dans son vrai sens, c’est-à-dire « effrayant, épouvantable » (du latin terribilis).
PS. Photo en une : André Mérian, de la série “Les Fugitifs“, 2017, réalisée dans le cadre d’une commande publique photographique du CNAP et du PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines) intitulée « Réinventer Calais », photographie couleur, épreuve numérique sur papier Hahnemühle PhotoRag 33 x 26 cm D.S.R. – ANDRE MERIAN (signature) COMMANDE CNAP / PEROU Calais 2016. Inv. – FNAC 2017-0031, Cnap © André Mérian/Cnap
Léon Mychkine
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