Ange Leccia, « La communauté des images ». Partie 1. Visite, entretiens, photos, vidéo

Pré-ambule

Emmanuel Cuisinier est Commissaire et Chargé des Expositions au Centre d’Arts d’Enghien-les-Bains. Je lui demande comment s’est faite la rencontre avec l’oeuvre d’Ange Leccia : « Tout d’abord, c’est un artiste que je suis depuis longtemps et que j’ai découvert à l’époque de l’ouverture du Musée d’Art Moderne et Contemporain, de Strasbourg où je travaillais en tant que conférencier. Plus de 20 ans après au Centre des arts d’Enghien-les-Bains, je suis responsable arts visuels et commissaire d’expositions et je propose cette collaboration avec Ange Leccia comme un clin d’œil au passé. Son approche du cinéma expérimental et son travail de l’image depuis les années 70 ont contribué à assoir le statut de l’art vidéo en France et je trouve intéressant d’intégrer à la programmation du Centre des arts, tournée vers la question des arts médias, des artistes référents et historiques dirai-je, tout comme pouvait l’être également Alain Fleischer avec l’exposition précédente dans une approche différente mais toujours cette construction du point de vue par l’image si singulier. » [À-propos de la scénographie] : « Nous voulions marquer dès l’entrée dans les espaces d’exposition une véritable rupture avec l’extérieur, en immergeant le spectateur dans l’obscurité d’un endroit dédié à la vidéo. Ces 4 stations de nature différentes en termes d’esthétique, de nombre d’écrans ou encore de taille d’image, possèdent cependant cette caractéristique commune de la boucle tant sur la forme – puisqu’Ange Leccia affirme le fait qu’il n’y ait ni début ni fin à ses films, que sur l’objet vidéo en tant que tel : toutes ces propositions sont re-filmées, re-montées, re-travaillées sans cesse et de façon presqu’obsessionnelles. En poursuivant la visite, je souhaitais mêler cette fois à ces images, des arrangements d’objets, et de photographies qui ramènent à la pratique de l’artiste dans les 90 mais qui permettent également de comprendre les questionnements d’Ange Leccia quant à l’utilisation de certains matériaux tels que le gravier, la neige télévisuelle, le grain du papier ou la résille d’un vêtement : ils deviennent plus tard autant de textures qui lui servent de sur-impressions à la surface de ses images filmées. » (Cet entretien a été relu et récrit par E. Cuisinier). 

Entretien avec Ange Leccia
Nota Bene: L’enregistrement audio fait entendre des dires qui ne sont pas forcément retranscrits. Cela faisait un moment que je n’avais mis en ligne le document audio, mais l’intérêt, ici, est que nous pouvons entendre les différentes musiques et sons qui s’associent, pour la plupart, aux oeuvres.
Léon Mychine : Donc vous êtes
Ange Leccia : Je m’appelle Ange Leccia, je suis artiste. Alors, je ne sais jamais comment dire, si je suis artiste plasticien, si je suis cinéaste. Vidéaste sûrement pas. Parce que, selon les projets, j’utilise la technologie qui correspond à ce que j’ai envie de réaliser, et par exemple, vous verrez dans cette exposition qu’il y a bien sûr des installations vidéo, mais aussi des sculptures, des photographies. En fonction des projets, mes idées se matérialisent sur les supports que je choisis.
M : D’accord, très bien. Donc pas de catégories qui enferment
L : Non, pas du tout. Je pense que le propre de l’art aujourd’hui, c’est qu’on peut dire la même chose avec un film hyper sophistiqué, et qui est fabriqué avec des technologies très lourdes, et en même temps avec une feuille blanche et un crayon. C’est le contenu qui est important […] Donc nous rentrons dans l’exposition. Il y a une pièce centrale. Quand je dis « une pièce centrale », c’est une pièce qui articule un peu toute l’exposition ; puisque là nous sommes face à une cage d’escalier. Il y a une pièce ascendante, qui nous invite à monter vers le haut de l’espace, et en même temps à la contempler depuis le rez-de-chaussée, depuis là où nous sommes.
 
Ange Leccia, La Mer, arrangement vidéo 4K, 45 mn, 2016  (Photo : Mychkine) (visionnable  ici)
 
M : Une pièce bien magnifique.
L : C’est une pièce qui s’appelle « La Mer ». C’est un point de vue, depuis une falaise, sur la mer. Et ce qui m’intéresse dans cette vidéo, c’est qu’elle parle du temps. Elle parle de la rencontre de la mer avec le rivage, et que par exemple, la zone de contact, la zone d’arrimage, la zone du toucher entre la mer et le sol, est une zone blanche, qui se réinvente tout le temps, qui explose, qui n’est jamais la même. Et pour moi, c’est symboliquement, l’espace de l’art, c’est l’espace de l’artiste. C’est cet espace à investir, que l’artiste investit. En même temps, c’est un peu une machine à mesurer le temps. C’est une espèce de sablier. Et ça nous renvoie aussi à la peinture chinoise, aux calligraphies. Il y a cette idée de picturalité, par rapport à cette image.
M : Il y a un léger ralenti non ?
L : Pas du tout. C’est vraiment la vitesse réelle. Le fait que l’image soit inversée, fait que l’on perd un peu nos repères.
M : C’est hypnotique, et oui, on perd ses repères au niveau de la perception. On ne sait pas très bien où l’artiste s’est placé pour faire ça.  
[…]
L : Alors ça c’est une pièce qui s’appelle “Palmyre”. J’ai eu la chance, il y a une quinzaine d’années, de séjourner à Palmyre. Palmyre qui a été complètement rasée. Tout le film parle
un peu du Moyen-Orient.
 Ange Leccia, Palmyre, arrangement vidéo, 2017 (capture d’écran) visionnable ici  et ici
 
Là, on a un personnage, qui est issu de la statuaire gréco-romaine, qui contemple un peu tout ça, en face. C’est un peu le temps qui passe, c’est aussi une espèce de fantôme, mais qui se réinvente.
Ange LecciaArchénor, arrangement vidéo, 1982-2017 (photo : Mychkine), visionnable ici  
 
L : Là, on voit bien Damas, on voit bien Bachar, le père. Vous voyez, les jeunes sont habillés en militaire. Et quand j’ai tourné ce film, elles étaient déjà un peu voilées, mais pas complètement ; il y avait encore cette beauté
M : Parce que c’était un pays laïc la Syrie
L : Complètement, oui.
 
 
Ange Leccia, Palmyre 2017 (trois captures d’écran)
 
[…]
 
L : Ici, des images qui datent du tout début des années 80, des images que j’ai tournées lorsque j’étais résident à la Villa Médicis. En 81, quand je suis nommé comme pensionnaire à l’Académie de France à Rome, mon travail est plutôt dans le cinéma expérimental, dans l’urbanisation, dans le noir et blanc, dans le nocturne. Quand j’arrive à Rome, à la Villa Médicis, moi en tant que Corse, j’ai retrouvé le soleil, la mer, le farniente, ou la dolce vita… Tout ce que j’avais fui, pour me construire. Je me suis retrouvé dans un lieu qui ne correspondait pas du tout à ce que je voulais y faire. C’était une ambiance qui, pour moi, ne correspondait pas à une motivation artistique. En plus, la statuaire gréco-romaine, ça correspondait à un espace néo-classique qui n’était pas du tout le mien. Et la seule façon, que j’ai trouvée, pour cohabiter, quand même, pour vivre avec, pour le regarder, ça a été d’utiliser la caméra
M : des filtres ?
L : Ce n’étaient pas des filtres. Je filmais en cinéma super 8. Le film super 8, je le projetais, et le refilmais avec une caméra vidéo. Je faisais plein de couches, de passages entre le super 8 et la vidéo, ce qui donnait cette dématérialisation. Et du coup, mon environnement, ce que je filmais, était plongé dans quelque chose d’aquatique.
M : De moins classique, de moins conventionnel
 
 
Ange Leccia, images de la Villa Médicis, extraites de “Niobé”, arrangement vidéo, 1982 (Photos : Mychkine) visionnable ici
 
L : de moins conventionnel, voilà. Là il y a une autre famille d’images qui arrive. Il y a une image qui vient un peut tout effacer, avec cette chanson des Beatles [i.e. The long and winding road] et ce personnage, et les autres images justement elles sont brouillées, on n’arrive pas à voir ; c’est plus qu’une matière complètement désintégrée. Ne reste plus que ce visage en suspension.
[…] 
M : Et vous disiez vous avez fui la Corse pour échapper à une tranquillité, pour être artiste, ç’est ça ?
L : Quand je dis « La Corse », c’est la famille, c’est à un moment donné devenir adulte.
M : D’accord. Et vous saviez que vouliez devenir artiste… déjà ?
L : Ah ! mais moi je le savais depuis l’âge de 7 ou 8 ans.
M : Ah oui ? 
L : Il n’y avait que ça qui m’intéressait
M : Donc pour le faire, il fallait échapper au carcan familial
L : Oui, il fallait rencontrer aussi le terrain propice à l’éclosion […] Donc là nous sommes face à trois portraits. Trois portraits, introspectifs ; là aussi très silencieux, très mutiques, une espèce de réflexion intérieure […] 
Ange Leccia, “Charlotte”, arrangement vidéo, 2014 (courtesy de l’artiste) 
 
Voyez, c’est toujours des visages en retrait, des visages qui s’éloignent, ou qui reviennent vers nous [.…] Avec toujours cette idée de palpitation. Ce sont des images qui ont un rythme sensoriel, mais aussi une espèce de battement, de vitalité, comme ça.
M : Qui raconte chacune une histoire, un peu, dans la temporalité
L : et avec le cycle, elles viennent, elles nous apparaissent, elles disparaissent, et reviennent à nous. Ça questionne la mémoire. C’est presque… chamanique. Ce qui m’intéresse, c’est toujours la même chose et jamais la même chose.
M : Cette même chose, qu’est-ce que c’est ?
L : C’est ce que l’on voit. C’est comme la vague. On sait ce que c’est qu’une vague, mais on s’aperçoit qu’elle n’est jamais la même. Et c’est cela qui est intéressant. Et chaque fois que je filme, que je fais cette vidéo, puisqu’il m’arrive, tous les trois-quatre ans, lorsqu’il y a une tempête, de la refaire ; et c’est jamais la même chose. C’est jamais la même lumière, c’est jamais la même intensité lumineuse.
 […]
L :Donc ça c’est une…comment dire ? Une sculpture, un arrangement. Ce sont des briques de ciment. Donc c’est avec ces briques qu’on construit des maisons
M : des parpaings
L : et là le tube cathodique, la neige, du téléviseur, avec laquelle aussi on construit des images, ça prend une forme, et ça donne une image. Et à un moment donné, la façon dont je fais cohabiter ces deux matières qui n’ont rien à voir ensemble, qui ne devraient avoir aucun lien ; là on a l’impression que cette neige cathodique ronge les parpaings, et devient comme une eau… Mais il y a une idée aussi sur la fusion, la pulvérisation des éléments, l’énergie…
 
Ange Leccia, “Puits”, arrangement, 1985 (Photo Mychkine) 
 […]
L : Et là nous avons une autre pièce, qui est une pièce froide, minimale, qui est faite de boîtes de films, sauf que j’ai évidé les boîtes [Leccia enlève le couvercle] et il y a la bande-son du film Le Mépris, de Jean-Luc Godard, donc ça fait que, de loin c’est froid, c’est minimal, et quand on s’approche, c’est beaucoup plus sensible, beaucoup plus suggestif
 
 Ange Leccia, “Le Mépris”, arrangement, 1985 (Photo : Mychkine)
[…]
Après il y a cette pièce, qui s’appelle “Le baiser”. Voyez, il y a ces deux projecteurs, un est alimenté par la droite, et l’autre par la gauche.
 
Ange Leccia, Le baiser, arrangement, 1985 (Photo: Mychkine)
 
Il y a cette idée de fusion, de rencontre. Habituellement un projecteur de cinéma éclaire une scène, une situation. Et avant qu’il aille éclairer autre chose, peut-être qu’ils s’éclairent eux-mêmes, là aussi c’est un peu une idée d’introspection, c’est presque une idée philosophique.
Sophie : En même temps, ça fait disparaître la lumière
L : En même temps, oui, l’un absorbe l’autre… C’est une pièce mutique en fait.
[…] 
Et là, un film qui passe, qui dure dix minutes
M : C’est pas un ancien chanteur français ?
L : Ça c’est Jacno. Le film s’appelle  “Poussières d’étoiles” [visionnable ici ] C’est un film très fantomatique ; où les images sont derrière les images. On sent qu’il y a un filtre. On n’est pas dans la réalité, dans la réalité la plus immédiate
M : Et le choix du nombre d’écrans, ça vous vient comment ? Vous calculez ?
L : C’était une question de proportion, par rapport à l’écran
M : Et elle est récente cette pièce ?
L : Oui, ce film est daté de décembre 2017. Avec toujours ces personnages en suspension
M : Ils sont dans l’attente, on ne sait pas très bien ce qu’ils font.
L : Exactement, oui
M : Il y a un “suspend”
L : Ou alors, quand ils font une action, l’action se répète, repart à l’infini
M : Oui
L : Il y a une énergie statique, en même temps aussi
M : Vous avez essayé d’autres arts, avant de vous lancer dans la vidéo, ou vous avez vite su que vous vouliez faire des images ?
L : En fait je voulais être cinéaste, mais je pense que le cinéma est trop difficile, parce que j’ai déjà fait des longs métrages de cinéma, des documentaires, des courts-métrage. Mais lorsqu’on fait du vrai cinéma, on travaille avec des équipes, on travaille avec des intermédiaires, et votre propos se dilue… à moins d’être très très fort. Il doit y avoir des cinéastes excellents, sublimes, mais en même temps, il faut avoir une énergie, et moi je préférais faire du cinéma à ma dimension, enfin un cinéma solitaire, de manière à pouvoir tout contrôler. Dans le champ des arts plastiques, dans le champ de l’art, j’ai pu faire mon cinéma, et y être accepté et reconnu. 
[…] 
Donc il y a ces visages, ces yeux, qui sont face à ces explosions atomiques. Il y a très souvent, des éléments de féminité, de douceur, de poétique, qui sont face à des éléments de destruction, de guerre. Et à la fin il y a ce visage qui arrive, un peu en suspension, aussi de féminité, de douceur. Et il y a cette chanson, nostalgique, des Beatles qui arrive et qui lave un peu, qui contredit un peu tous ces éléments de destruction, de rupture que l’on a pu voir jusqu’à présent. Ce qui m’intéresse aussi, c’est un peu comme quand je filme la mer ; c’est de prendre des scènes les plus simples, et puis de les faire basculer ailleurs.
 
PS: Le jour du vernissage, un film fut projeté uniquement ce soir-là. J’ai demandé à Ange Leccia s’il pouvait m’envoyer ce film (visionnable ici), et j’en profite pour le remercier très chaleureusement de sa générosité, du temps accordé, et je remercie Emmanuel Cuisinier pour sa disponibilité et son écoute.  
 

Note . Je précise que l’arrangement vidéo de « Poussière d’étoiles » a subi, à la mise en ligne, une légère censure. Le logiciel a très vite repéré une musique soumise à des droits de reproductions, et ainsi donc le spectateur ne pourra pas entendre la chanson “The Long and Winding Road”, des Beatles, qui accompagne la fin dudit. 

 

Léon Mychkine

 

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