Ange Leccia, “La communauté des images”, Partie 2/Le temps critique

 

                                          « le cinéma est mon écriture la plus instinctive, ma façon de raconter  […] le cinéma est ce que je suis vraiment, il est ma vie ».  Ange Leccia

 

Il est des artistes qui, d’emblée, énoncent ce qu’ils sont, comme s’ils avaient une carte d’identité mentale, estampillée. Ils disent « je suis peintre », « je suis peintre-plasticien », « je suis sculpteur »… Ange Leccia, d’abord, dit « je suis artiste ». Et comment pourrait-il en être autrement ? Mais au moment de préciser, il ajoute « je ne sais jamais comment dire, si je suis artiste plasticien, si je suis cinéaste. » Leccia, 65 ans, hésite ; il ne sait pas comment en dire plus. En revanche, il précise ceci : « Vidéaste sûrement pas. » Nous voici l’herbe bien coupée sous le pied, d’entrée de jeu ; car Leccia est — aussi — connu pour ses vidéos, et à Enghien-les-Bains, il y en a un certain nombre. Pourquoi dénie-t-il immédiatement l’appellation de vidéaste. Réponse dans l’abécédaire du (très beau) catalogue de l’exposition : « Vidéo : C’est un terme que je déteste. Tout ce qui est restrictif et qui désigne une simple technologie me déplaît. J’ai l’impression que ce que je fais est bien plus vaste. La vidéo n’a pas valeur d’oeuvre et encore moins valeur à déterminer mon travail ». On pourrait presque pointer une contradiction ici entre le discours et les faits, puisque les œuvres filmiques présentées sont titrées “arrangement vidéo”. Si Leccia détestait tant le mot « vidéo », apparaîtrait-il autant sur les cartels ? On dira, peut-être, que le mot « arrangement » est un ancêtre du mot « installation » ; mais en lui-même, il ne minore ni ne disqualifie le second terme. (Dans l’Abécédaire, Leccia confirme qu’il préfère le terme « arrangement » à celui d’ « installation ».) Alors quoi ? Contradiction, ou pas ? Mon hypothèse est celle-ci : je crois que si Leccia revendique le terme seul, notre habitus classificatoire va très vite le ranger dans la catégorie du « vidéaste ». Or, si tel est le cas, Leccia se verra subsumer sous un substantif : « vidéaste » ! En effet, « substantif » provient de la racine latine substare : « être dessous ». Leccia ne veut pas se voir subsumer sous une seule catégorie. Nous avons donc affaire à un artiste qui utilise différents supports, qui sont autant de médias. Je reprends ici l’appellation proposée par Hans Belting ; L’artiste use d’un medium, ou de media, termes qui n’ont rien à voir avec, par exemple, l’expression de mass-media, ou encore de médiatique. Le medium est le “support” à partir duquel l’artiste soumet les images (en l’occurrence) qu’il veut montrer. Car il est bien évident qu’une image doit être supportée (du latin sub, sous, et portare : porter), car il n’existe pas d’image sans support. (On pourrait bien évidemment proposer ici un développement sur l’ « image mentale » seule, dont le “support global” demeure une question éminemment métaphysique, mais cela nous entraînerait trop loin.)

L’exposition d’Ange Leccia est titrée “La communauté des images”. Il me semble que, dès le titre, il y ait matière à réflexion. Existe-t-il quelque chose comme une communauté ? Si oui, existe-t-il une communauté des images ? Quelle est cette communauté des images ? S’agit-il des images ressortissantes à l’univers créé par Leccia depuis qu’il est artiste ? Mais, tout d’abord et avant tout : Qu’est-ce qu’une image ? C’est une question très difficile, et on peut même considérer que c’est une question parfaitement actuelle, non pas parce que nous vivons dans un monde saturé d’imagerie, mais parce que la question a été éludée pendant des siècles, comme le montre bien Hans Belting (2004), dans son puissant livre, Pour une anthropologie des images. Belting nous rappelle cette tendance que nous avons eue durant la longue gestation de l’Occident à séparer notre corps de l’image, tendance qui nous vient, comme il le rappelle, de la philosophie platonicienne. On se souvient que pour Platon le corps n’est qu’une entrave à la vision des “Essences”, et qu’il va jusqu’à dire que c’est dans la mort que nous contemplons le mieux la “vérité” des choses en elles-mêmes (voir le dialogue Le Phédon, entre autres). Et n’oublions pas le rejet platonicien, et concomitant, de l’écriture et de toute représentation picturale, faisant par là que la meilleure réponse au statut des images, de la peinture, ne peut être résolue que par les Idées que l’on peut s’en faire ; c’est-à-dire, sans corpsNous avons donc beau avoir derrière nous quelques millénaires d’iconographie, d’iconologie, et d’iconoclastie, nous ne savons pas nécessairement ce qu’il en est du statut actuel d’une image parce qu’une certaine “tradition”, une certaine forme d’apprentissage civilisationnel nous les a rendues dé-corporées. Or, pour qu’il y ait image, il faut un corps producteur, et un corps récipient. Ce “problème”, inhérent aux images, Leccia en a parfaitement conscience ; et son questionnement à ce sujet a débuté certainement depuis qu’il a commencé à les appréhender, c’est-à-dire très tôt: « En 1971 — il a dix-neuf ans — il installe un projecteur  dans une maison face à la mer et y projette l’image d’un tableau primitif italien sur l’écume blanche des vagues qui viennent se briser le long d’une digue » (In Ange Leccia, Cercle d’Art, 2009). Cet exemple signale certainement déjà des problématiques liées à la représentation iconique ; comment projette-t-on une image, et sur quel support ? Que veut-on montrer ? Bien entendu, l’exposition d’Enghien-les-Bains atteste que ce questionnement se poursuit. Preuve aussi que ce questionnement se détermine dans le temps long, celui de la propre histoire de Leccia-artiste, ce sont les cartels qui indiquent des laps parfois assez considérables (La Mer 1991-2016). Il est en effet inhabituel, me semble-t-il, que l’on imprime sur un cartel la naissance et la datation actuelle d’une œuvre. Comme si, sur La Mer “2016” nous pouvions encore voir La Mer “1991”. Nous ne le pouvons pas. Mais alors, à quoi avons-nous affaire ? À un palimpseste mental ? De la même manière que de nombreux peintres auront peint et repeint sur la même toile tel ou tel motif, semblable ou non, Leccia revient filmer le même endroit, à la même place. Pourquoi ? Que cherche-t-il ?

La Mer est un très grand « arrangement », sur lequel nous voyons, des vagues, qui viennent s’échouer sur ce que l’on peut supposer une plage, puisque la partie supérieure, en haut de la projection, est noire dans toute la largeur. On voit très bien le flux et le reflux. Tout le monde a vu la mer, tout le monde a vu des vagues ; mais je suis enclin à croire que personne n’a jamais vu la mer telle que Leccia nous la montre. (De la même manière que personne comme Debussy n’a mis en musique La Mer.) Car il la filme à la verticale. Du coup, d’autres motifs viennent à l’esprit ; par exemple une montage ascendante et redescendante, dans un jeu de subduction et d’érosion incessant et infini. On peut aussi penser à une cascade, gigantesque, qui ne cesse de jaillir et de retomber en rouleaux, rouleaux provoqués par le reflux explosif ; rouleaux qui constitueraient peut-être une des couches de cette mer, qui en comporte peut-être trois, ou quatre. La première couche c’est cette mer qui déferle, qui a l’air très épaisse. La deuxième, c’est le reflux, presque concomitant au flux. On apprend à l’école que la mer se caractérise par un mouvement de flux et de reflux. Mais là, avec la Mer de Leccia, on dirait que, d’un seul et même mouvement, contradictoire, nous avons un flux-reflux, un reflux-flux. Qui ne cesse. Une fois que le reflux est bien dégagé, nous avons comme une mince pellicule de mer qui reste, presqu’un voile, et grisée par rapport à la mer fraîche qui arrive de nouveau, blanche qu’elle est dans son flux. Enfin, on voit une troisième couche ; noire, qui reste comme imprimée immédiatement dans le sol. Ce qui m’a très étonné, aussi, c’est que je croyais que Leccia avait ralenti les mouvement de la mer, mais il a démenti. Il n’y a pas de ralenti, c’est la vitesse réelle. Et du coup, le fait qu’il ait, in fine, simplement basculé l’angle originel de prise de vue, change notre perception de la vitesse du mouvement général. En changeant l’angle de vue, Leccia ralentit la mer. Chose impossible à faire ! On ne peut pas ralentir la mer, et Leccia le fait. Il ralentit les éléments. Encore une fois, c’est une impression ; puisque la vision que nous avons, nous ne l’avons jamais, en réalité ; parce que, pour l’avoir, il faudrait un ballon dirigeable, un drone, un objet stationnaire, qui se chargerait de filmer l’événement. Mais Leccia n’est pas au dessus de la mer, il filme au bord d’une falaise, et ce n’est qu’ensuite, au montage, qu’il a tout simplement changé l’angle de prise de vue. Mais ce « tout simplement » tient du prodige.

Le dire iconique de Leccia est muet ; le moindre son que l’on entend est un ajout musical au matériau filmique, qui, éventuellement, n’a rien à voir avec les images. Il y a donc ici, aussi, de quoi interroger. La seule bande-son réelle est dénuée d’image (Le Mépris), on entend les dialogues ; ne reste qu’à mentalement convoquer les images.

Dans l’entretien (Dossier de Presse) qu’il a donné à Emmanuel Cuisinier, les premiers mots descriptifs que prononce Ange Leccia ont trait à « des personnages fantomatiques puis d’autres encore, en rapport à “La mer” ». Pour Leccia, la mer est un personnage, tout comme un corps en mouvement, ou statique. On remarque que la mer n’est pas caractérisée, tandis que les personnages le sont. Cet adjectif nous renvoie immédiatement à la fameuse dichotomie présence/absence de ce qui, vivant, est représenté, mais n’est pas là physiquement, et, bien sûr, à la mort… C’est peut-être un marronnier, mais, comme nous le rappelle, ou le soumet comme hypothèse Hans Belting, la première fonction de l’image est de nous rappeler notre condition mortelle ; rendre présent ce qui ne l’est plus, garder l’image du défunt, faire vivre , par la représentation, ce qui n’est pas ici. Et justement, Leccia ne parle pas de mort, mais de « fantômes ». Or le fantôme, c’est ce qui n’est ni vivant, ni mort, puisqu’on peut le voir, qu’il se déplace d’une manière magique ; il est incorporel, comme une image vidéo. La question, alors, est de savoir de quel côté Leccia tire ces fantômes ? Les rapproche-t-il de nous, ou les éloigne-t-il ? Je dirais qu’il les rapproche. Il a une tendance à les faire davantage exister, ce me semble. Et dans l’Abécédaire, Leccia confirme cette hypothèse. Il dit en effet, interrogé sur la « mort » : « j’ai des personnages qui sont endormis et dont on ne sait pas trop s’il ferment les yeux ou s’ils sont morts… Je dirai qu’ils sont dans un état intermédiaire » Il ajoute (pour le « désir ») : « dans mon travail, les corps sont décharnés, mutiques, intériorisés. Ils ne sont ni érotisés ni ne convoquent désir ou pulsion ». Je crois que l’ « état intermédiaire » vaut pour la plupart des “arrangements vidéo” de Leccia. Je dis bien la plupart, car on pourrait avoir l’impression que l’on décrit ici l’oeuvre d’un type d’artiste qui n’a d’intérêt que pour l’éthéré, le monde spectral — et cela n’aurait, en soi, absolument rien de rédhibitoire. Mais il y a plusieurs Leccia ; le peintre (à l’origine)1, le photographe, le sculpteur, le cinéaste, l’arrangeur-vidéo ; et, à l’intérieur de ces pratiques, on trouve plusieurs visées ; à savoir, esthétiques, corporelles, sociologiques, documentaires, et politiques. Les deux dernières catégories sont illustrées par exemple avec le film “Nuit bleue” ou encore l’arrangement vidéo “Palmyre”. Tout le monde, en France, connaît l’expression « nuit bleue ». Dans le cas contraire, rappelons qu’une nuit bleue a lieu généralement en Corse, que cela se passe la nuit, pendant laquelle, et dans un temps donné, sont commis plusieurs attentats à l’explosif. Le second nous montre des images de la Syrie du temps d’Hafez-el-Assad, le père de celui qui annihile son peuple depuis 2011 ; et jamais nous n’oublierons que les premières victimes furent des enfants, qu’il a fait torturer… Déjà, à l’époque, les “Grandes Puissances” fermaient les yeux. Mais à l’époque d’Hafez-el-Assad, Palmyre est encore une extraordinaire citée antique, et si, à Damas, on voit des jeunes filles en uniformes, on voit aussi  une belle jeunesse, des jeunes femmes très belles, à peine quelques voiles… Voir cette jeunesse insouciante, comme toutes les jeunesses, voir ces sourires, ces regards, provoque une émotion particulière chez le spectateur ; car on se demande : qui, aujourd’hui, dans ce pays massacré, sourit encore ?  

Il me semble que Leccia parvient à pourvoir ses images de ce que Walter Benjamin appelait l’aura. Je prends le terme d‘aura avec précaution, et c’est d’ailleurs la première fois que je l’utilise dans un article. « Qu’est-ce, au juste, que l’aura ? », se demande Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie (1931) : « Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la chaîne d’une montagne à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation — c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche ». d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur… D’où vient cette branche ? D’une image ? Ou bien du monde réel ? L’ombre jetée comme fantôme du lumineux sur le spectateur vivant ? On supposera qu’ici Benjamin nous parle de ce phénomène assez complexe qui fait que, quel que soit l’objet regardé, de près ou de loin, nous pouvons être en présence avec lui. Il ne s’agit pas ici de la notion de présence, qui est un mythe philosophique, mais d’une co-présence plutôt, qui, justement, se projette réversiblement dans l’espace.2 le mot « Modèle » dans l’abécédaire fait dire à Leccia qu’il n’y a pas recours ; il fait connaissance avec des « personnes » qu’il filme, s’il y a lieu, à partir d’une rencontre, « une rencontre avec laquelle, je comprends à un moment donné, qu’il y a un espace où je peux filmer cette personne et faire oeuvre ». Le lointain si proche soit-il chez Benjamin, c’est l’ « espace » chez Leccia, un espace bien mystérieux, du reste, qu’il serait trop simple de qualifier de vide, au contraire, il est plein d’un monde iconique en gestation. Dans un autre texte (“L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, 1939), Benjamin déclarera que l’aura disparaît dès que nous avons affaire à la capacité reproductible de l’oeuvre d’art (photographie, presse, cinéma, etc). Seule, d’après lui, l’oeuvre d’art unique — une statue, un tableau —, peut receler une aura. Mais Benjamin avait une vision faussée de ce qu’il appelle l’authenticité, garantie de la vraie présence d’une œuvre d’art. Quand il parle de l’art grec, par exemple, il ne sait pas encore, comme nous l’apprendra plus tard Ernst Gombrich (dans son Histoire de l’Art), que la plupart de la statuaire grecque est issue de copies. Les statues ou fragments que nous admirons au musée d’Athènes, au Louvre, ou au British Museum, par exemple, ne sont la plupart du temps que des reproductions d’éléments authentiques qui ont été détruits par les premiers fanatiques chrétiens parvenus en Grèce. Ces illuminés eurent horreur de ces corps dénudés, abrutis qu’ils étaient de la « religion », qui, comme l’a bien écrit Spinoza, « est l’asile de l’ignorance ». La notion d’aura, telle que pensée par Benjamin, repose donc sur des fondations que nous qualifierions de mythique, et de romantique (l’unicité de l’oeuvre). En 1931, il écrivait cependant ceci : « il est évident que la reproduction, telle qu’en disposent le journal illustré et les actualités filmées, se distingue de l’image. » C’est peut-être évident pour Benjamin, malheureusement, il ne nous en dira pas plus. Retour à la question : Qu’est-ce qu’une image ? Ajoutée de celle-ci : Comment une image peut être auratique ? Leccia dit que c’est nous qui mettons la beauté dans les images : « la beauté n’existe pas mais elle est plutôt une attitude du regard. C’est le regardeur qui fait d’une chose qu’elle devient belle […] La beauté est ce qui est capable d’émouvoir sans être forcément rattaché à une esthétique. Dans mon travail, s’il y a de la beauté c’est presque par hasard. Ce n’est pas fondamental » (Abécédaire : « Beauté »). Chez Leccia, aucune image n’est belle au sens classique du terme, dans le sens où il ne cherche pas à faire de “belles images animées”, telle que pourrait lui délivrer sans effort la technique, comme des millions de gens font de “belles images” mais vides de sens pour autrui. Leccia, en quelque sorte, garde l’oeil et la main sur la technique ; et c’est de cette manière qu’il obtient une certaine profondeur, et c’est par le montage, le choix du ralenti, du tremblé, de la non-stabilisation de l’image, et d’autres choses qui font le toucher iconique, qu’apparaît une densité qui permet, à certains moments, que s’établisse, ou se rétablisse, l’aura.

La qualité auratique des images chez Leccia se retrouve aussi dans les épaisseurs temporelles qu’il accumule et qu’il assemble. Et c’est par exemple le cas avec l’arrangement vidéo “Poussières d’étoiles”, composé de six écrans formant rectangle, durant 10 minutes. Ce qui est curieux, c’est que cet arrangement est découpé en séquences qui s’enchaînent mais qui toutes sont dotées d’un nom précis (“Jacno”, “Stridura” [nom éponyme du film tourné par Leccia avec Pierre Clémenti en 1979], “TV”, “Michelle”, “Brigitte”, “Orly”, “Jeanne”, “Kubrick”, “Tonie”, “Concorde”, légendes que l’on découvre dans le Catalogue). Nous voyons ces identités prenant place plus ou moins dans tout l’écran formé par les six, ou bien dans un écran précis. Nous voyons des visages de femmes et des explosions atomiques, qui ne sont pas sans évoquer certains passages de ‘Dog Star Man’ (1961-1964), fameux film de Stan Brakhage, dans lequel se chevauchent, par instants fugaces, corps féminins et explosions solaires. Globalement, ces dix minutes se partagent entre contemplation, attente ou suspend des corps, mouvement d’une femme sur un tarmac, explosions, figures humaines en action. La musique est plus forte que dans les autres « arrangements vidéo », et pour grande partie s’apparente à de la musique drone ; et puis vers la fin revoici la chanson des Beatles entendue au rez-de-chaussée, face à “Palmyre”, entre autres musiques pour cette dernière. On voit Le Concorde, la mer, des corps surexposés, et d’autres images encore. Les choses semblent exactement comme Benjamin décrit une vision perceptive ; proches et lointaines, sauf qu’il semble que ce lointain doive aussi être entendu au sens temporel : il y a déjà longtemps que Le Concorde n’assure plus de vols réguliers, et Jacno est décédé en 2009, par exemple, ainsi que Pierre Clémenti (en 1999). “Poussières d’étoiles” évoque donc certains aspects passé de Leccia. Mais c’est quasi une constante, semble-t-il, dans les œuvres de Leccia, que les images soient ou bien encadrés par une parenthèse temporelle, ou bien montre des signes qui nous indiquent des périodes identifiables. La seule, peut-être, des pièces qui nous semble relativement a/intemporelle est celle tournée à la Villa Médicis ; la photographie des images semble repousser encore bien en amont la période où Leccia y était résident ; cependant que c’est bien lui qui a filmé et retravaillé ce film. Et avec la Villa ainsi filmée, il y a quelque chose de propre à ce que nous avons compris de la réaction de Leccia, arrivé dans un lieu immédiatement opposé à ce qui bouillonnait en lui ; ce qui la conduit à repousser encore davantage dans le passé, par l’image, cette Villa désynchronisée.

Je n’ai pas traité de toutes les œuvres présentées au Centre des Arts, j’estime avoir suffisamment écrit, dans le sens où si le lecteur m’aura suivi jusqu’ici, je m’en trouverai bien satisfait, et l’en remercie de son temps. 

1. Il est assez piquant de lire dans un entretien que Leccia a été sélectionné comme pensionnaire de la Villa Médicis au vu de sa peinture seule, puisque le jury, dit-il, n’a pas voulu “voir” ses films ni ses vidéos … !

2. Là encore, les termes « présence » ou « co-présence » ne sont depuis longtemps plus pertinents pour décrire ce qui se passe quand deux entités sont en situation d’appréhension, de perception. D’un point de vue philosophique, j’invite, encore une fois, le lecteur curieux à se reporter au vocabulaire de Whitehead, qui, à ce sujet, parlerait de « corps animal », d’ « avocité du corps » (ma traduction de la notion de ‘withness of the body’), d’ « efficience causale », de « lieu présenté », d’ « immédiateté présentationnelle », etc. Je ne livre pas ces expressions pour la galerie, mais pour signaler que les choses se sont complexifiées au XXe siècle quant à la description des choses, pour le dire vite, et qu’encore une fois, si la notion de « présence » fait sens au niveau du langage familier, oral, elle est vidée de signification s’agissant du discours philosophique et scientifique tout autant.

 


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