Anne Truitt, l’oubliée pionnière. (Contra Donald Judd)

Anne Truitt fut une grande artiste, et avant-gardiste de l’art le plus pur mais, malheur !, fait à la main, et, qui pis est, celle d’une femme ! Soutenue par Clement Greenberg au début des années soixante, ce dernier, apparemment, d’après l’histoire, fut déçu par la suite de son parcours… Quelle tristesse. Cela n’empêcha pas Truitt de poursuivre une œuvre majeure, trop méconnue.                  

 

Anne Truitt, “Green: Five”, 1962, oil-based enamel on wood, 152.1 × 38.1 × 17.8 cm, Permanent collection San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) San Francisco

Truitt a inauguré une nouvelle manière de faire de l’art, parfois qualifiée de « minimale », mais là n’est pas la question, car Truitt ne semble pas s’être reconnue dans cette étiquette, pas plus que dans celle de « conceptuelle ». À partir du début des années 1960, elle s’est détournée de la figuration, détruisant toutes ses œuvres antérieures, pour prendre un virage radical vers l’abstraction presque pure (faute d’un mot, momentanément, meilleur, car je ne suis pas sûr qu’il convienne non plus). Les nouvelles œuvres que Truitt a produites à partir des années 1960 n’étaient pas usinées, comme le seraient bientôt celles de Judd et de Sol LeWitt : 

Une fois que j’ai compris que je pouvais utiliser la couleur métaphoriquement pour le contenu, j’ai réalisé que je pouvais aller de l’avant avec une nouvelle liberté. Ce que je faisais m’est apparu au fur et à mesure que les œuvres prenaient de l’ampleur : des objets d’apparence étrange qui sont restés là, dans l’atelier, pendant près d’un an, sans que personne ne vienne, sauf moi. (Entretien Anne Truitt / James Meyer, National Gallery of Art, November 19, 2017 – April 1, 2018) 

Mme Truitt : Et en 1962, j’ai détruit tout ce que j’avais fait de 49 à 62, à l’exception de quelques pièces — une tête en pierre et une tête en argile, deux têtes en argile.

M Bayly : C’est remarquable.

Mme Truitt : J’ai tout détruit. Et c’est de l’art tout à fait correct. Il n’y avait rien de mal à ça, c’était juste du mauvais art. C’était ce que j’appelle du mauvais art. 

M Bayly : Oui.

Mme Truitt : Et puis en 1974, lors de la rétrospective au Whitney, j’ai détruit toutes les sculptures que j’avais faites au Japon entre 64 et 67 parce que c’était un travail intelligent. L’art intelligent est extrêmement ennuyeux, et je l’ai regardé et j’ai pu voir que c’était de l’art intelligent. Mais c’était tout. C’est tout ce que c’était, alors j’ai tout détruit. 

M Bayly : Oui.  (Oral history interview with Ann Truitt, 2002, Smithsonian Archives of American Art)

Comment comprendre le courage résolu qui a conduit à la décision de détruire physiquement 13 ans de production artistique ? Se rendre compte que, pendant 13 ans, on a produit du mauvais art et, au lieu de s’en accommoder, tout anéantir et recommencer ; autrement dit, changer radicalement d’approche, repartir de zéro. C’est très impressionnant, car Truitt admet qu’il s’agissait d’un « art parfaitement bon », mais néanmoins d’un « mauvais art » [à méditer, pour plus tard, on garde cela sous le coude]. C’est une véritable leçon que Truitt s’est donnée à elle-même, et qu’il serait bon de faire entendre à beaucoup d’autres artistes, dont certains sont trop sûrs d’eux et trop vite satisfaits de ce qu’ils produisent. Mais c’est un autre sujet, très délicat, car ces choses-là ne devraient plus se dire, puisque tout le monde est potentiellement doté d’un tel talent qu’il est inconcevable de douter de la moindre pièce. Mais tout le monde n’est pas Anne Truitt… Donc, ce qui s’est passé, c’est que Truitt a produit un art à la fois exceptionnel et nouveau ; un art plus que remarquable, beau, solide, et qui interroge, comme ‘Green : Five’ ↑, qui rappelle sa première pièce révolutionnaire, bien nommée « First » :

Anne Truitt, “First” [vue “devant” et “derrière”], 1961, latex émail semi-brillant sur bois de peuplier, 111,8 x 43,2 x 17,8 cm

On dirait un morceau de clôture. Sauf que ce n’en est pas un. Même si Truitt l’appelle une « clôture de poteaux parfaitement droits ». D’abord, une clôture, c’est plus consistant que trois poteaux dont chacun est différent en largeur, et donc en pointes. De plus, on ne pose pas trois poteaux sur un socle… Ce n’est donc pas une clôture, c’est une sculpture. Il est clair qu’au début des années 1960, aux Etats-Unis, une sorte de « Denkollektive » (pour reprendre l’expression de Ludwik Fleck, qui se traduit en anglais par  ‘Tought colllective’, ou en français par « esprit collectif ») a commencé à s’imposer, tendant à dépsychologiser l’art en général et la sculpture en particulier, conduisant à une sorte de désindividualisation : « le contexte social infecte même les caractéristiques proprement mentales des attributions mentales » (Tyler Burge, philosophe). La remarque de Burge est pertinente car, comme nous le savons, certaines idées apparaissent en fonction du contexte social, de l’épistémologie sociale, et disparaissent parfois lorsque le contexte a radicalement changé, mais pas nécessairement non plus. Une autre façon de poser la question est la suivante : « Qui est propriétaire d’une idée ? Si l’on pense aux sculptures de Tony Smith, telles que « Cigarette », « For Marjorie », « Light Box », « Marriage », toutes de 1961, ajoutées à celles de Truitt, Judd, Flavin, par exemple, et bientôt Robert Morris, il est clair que ce mouvement de désindividualisation prenait de lampleur. 

Revenant à “First”, on remarque tout de suite de quoi il s’agit, avec ce modulo de la différence de largeur entre les trois piquets et le socle. Mais qu’arrive-t-il un an plus tard avec “Green: Five”? Les piquets se sont rapprochés, et ont fusionné, laissant trace de leur union dans les rainures. Et la sculpture est titrée “Green: Five”, parce qu’elle est verte et qu’elle compte cinq piquets fusionnés, ajouté au fait que les pointes ont disparu, alignant le sommet. Cela ne ressemble plus du tout à une clôture, mais à quelque chose de presque solennel, monumental.   

 

Mais il ne faudrait pas conclure trop vite à la nature unique de la pièce, c’est-à-dire à sa seule description en tant que sculpture ; il s’agit aussi de peinture, visible en surface. Truitt eut pu masquer ses traces, mais elle n’y a pas tenu, puisque nous les voyons. C’est donc intentionnel. 

En 1968, Clement Greenberg écrit :

Mais si une artiste a lancé ou anticipé l’art minimal, c’est bien elle [i.e., Truitt], avec les objets de bois ou d’aluminium en forme de clôture puis de boîte qu’elle a commencé à fabriquer, le premier en 1961 et le second en 1962. . . .

Donald Judd reprend cette citation et son contexte dans son article “Complaints” (1969), critiquant et moquant Greenberg et un autre critique, Leider, pour ce jugement, qu’il juge erroné :

À présent, il [Greenberg] est ignorant et hystérique. Un exemple en est un article risible paru dans Vogue en mai dernier, ostensiblement sur Anne Truitt mais surtout sur les échecs de l’« art minimal », dont je fais partie. C’est le nadir des échecs :

Et avec l’aide du monochrome, l’artiste aurait pu dissimuler sa sensibilité féminine derrière un look plus agressif, plus éloigné de l’art, comme tant de Minimalistes masculins ont leurs sensibilités plutôt féminines. (italiques de Greenberg).

Greenberg a fait une tentative confuse pour attribuer à Anne Truitt l’invention de « l’art minimal », bien qu’il ne vaille pas la peine d’être inventé :

Mais si une artiste a lancé ou anticipé l’art minimal, c’est bien elle, avec les objets en bois ou en aluminium en forme de clôture puis de boîte qu’elle a commencé à fabriquer, les premiers en 1961 et les seconds en 1962… La première exposition de Truitt à New York, à la galerie André Emmerich en février 1963, suscita l’incompréhension (entre autres de Donald Judd, aujourd’hui chef de file de l’art minimal, qui fit la critique de l’exposition pour Arts)…. S’ils avaient été monochromes, les « objets » de l’exposition de Truitt en 1963 auraient été considérés comme les premiers exemples de l’art minimal orthodoxe.

Admettons que s’il existait bien, au début des années 1960, un zeitgeist évoqué plus haut (Denkollektive) qui tendait à une désindividualisation de la sculpture, alors Judd, au-delà de son sexisme, était peut-être de bonne foi. En 1963, lors de sa première exposition (de groupe), il expose trois pièces : 

La même année, Truitt expose celles-ci :

Anne Truitt, Sculpture Exhibition, 12 February – 2 March 1963, André Emmerich Gallery, 17 East 64th Street, New York, NY. From left: “Thirtieth”, “Hardcastle”, “Ship-Lap”, “Platte”, “Tribute”. 

Le travail de Truitt est imposant, cohérent. À l’inverse, celui de Judd est hétéroclite, et peu pertinent ; il suffit de voir en couleurs, avec cette pièce que j’ai légendé plus haut en tant que “n°3” :

Judd, qui a également eu une carrière prolifique en tant que critique d’art, a écrit dans Arts Magazine à propos de l’exposition de Truitt en 1963 que « l’œuvre semble sérieuse sans être sérieuse », ce qui est un jugement très stupide. Curieusement, cet article n’est pas reproduit dans l’édition complète de ses Écrits… Judd ne voulait pas voir une œuvre impeccable dont le « sérieux » ne pouvait être mis en doute par un simple coup d’œil. En fait, si l’on compare ‘Untitled’ (ci-dessus) de Judd avec l’une des œuvres de Truitt de 1963, il s’agit bien d’un bricolage. Cette sorte de tuyau de fer, enchâssé dans les deux panneaux, ressemble à un fragment de mur, d’habitation, à une maquette d’appartement, où passe le tuyau du gaz. La couleur trahit un manque de goût, ce qui n’est pas si étonnant quand on regarde les anciennes peintures de Judd. En revanche, le travail de Truitt en 1963 relève le niveau, comme on peut le voir avec ces quatre tableaux colorés :

Ann Truitt, “Thirtieth”, 1962, acrylic on wood, 84 x 15 x 13 inches
Ann Truitt, “Hardcastle”, 1962, acrylic on wood, 99 ¾ x 42 x 16 inches
Ann Truitt, “Platte”, 1962–71, acrylic on wood, 71 ⅝ x 10 x 10 inches

C’est élégant, minutieux, parfaitement réalisé et, surtout, c’est unifié, ça ne s’ouvre pas sur l’hétérogène. S’il y a un « concept » à trouver, il est là (je ne veux pas dire que Truitt se considérait comme « conceptuelle », bien sûr que non). Ce que Truitt produit, c’est de la cohérence, une structure fermée et autosuffisante ; autotélique, pourrions-nous dire, dans le lexique aristotélicien. C’est (assez) mystérieux et intrigant. Par contraste, et pour comparer avec Judd 1963, et cette fois en couleur :

Donald Judd, Untitled, 1963, cadmium red light and black oil on wood with galvanized iron and aluminum, 127 x 106.68 x 13.97 cm

Là encore, on dirait un fragment de quelque chose, d’une architecture, d’une toiture…. Ainsi, en raison de ce manque de cohérence et de maîtrise dans la fabrique, comme les autres pièces juddiennes, cela ressemble plus à un travail d’étudiant qu’à celui d’un artiste professionnel, l’une des raisons étant probablement qu’à cette époque (début des années 60), Judd ne « sait » pas “où” il se trouve, alors que Truitt le sait.