Antony Gormley. Vraiment ? (Avec Lipchitz, Derain, et Zoubek)

Je regarde les sculptures de Gormley. Puis je regarde de nouveau. Je me demande ce que l’on y trouve de si extraordinaire. Je me fais la réflexion que l’on peut départager en deux familles, 1) celles de l’évidement post-cubiste, et 2) celles mannequinées, toutes deux visibles en ce moment au Musée Rodin. Je recherche dans mes mémoires inconscientes des répertoires de formes et, sur qui tombé-je ? Jacques Lipchitz, né Chaim Jacob Lipchitz en 1891 à Druskininkai (Lituanie), décédé en mai 1973 à Capri, naturalisé français (en 1924) puis étasunien (en 1958). Tout de suite une image :                              

et puis une deuxième : 

Jacques Lipchitz, “Baigneur”, 1915, bronze et patine noire, 79,2 cm, cette version en bronze, 1968,  Christie’s

On pourrait presque dire, dans un raccourci audacieux (n’est-ce pas ?), que tout Gormley (ou presque) se joue dans ce détail structurant : 

Jacques Lipchitz, “Baigneur”, 1915 [Détail]

Les structures quasi cubiques empilés-décalées et l’évidement, nous y sommes. Voilà pour la première “famille”. Pour le reste, la seconde famille, il semble que Gormley ait juste fait maigrir des Maillol et les ai réduits façon pneumatique (ça y ressemble), mais c’est en fonte.  

Antony Gormley, “Critical Mass II”, 1995, fonte, 60 éléments grandeur nature, dimensions variables (détail), Musée Rodin, Paris, France, 2023–24. Photograph by Oak Taylor-Smith

“Personnellement”, comme on dit idiotiquement, je trouve cela consternant. C’est consternant. Toute l’histoire de la sculpture au XXe et en ce jeune XXIe réduite à quoi ? Des espèces de mannequins en fonte. J’écris « mannequin », car c’est ce que cela m’évoque, des mannequins plombés, en fonte, comme le canot de sauvetage (en bronze) de Koons. Il s’agit là de corps très lourds (600 kg chacun); « lourds » comme le disait Céline. Des corps en fonte, sans aucun apport esthétique spécifique, sans “patte”, presque sans main. Pour être honnête, il faut donner une image d’une sculpture évidée (“première famille”), de Gormley :  

Antony Gormley, “Burst”, © agence photographique du musée Rodin, Jérôme Manoukian

On a lu quelque part qu’il s’agit là ↑ d’un homme qui s’effondre… Soit. Mais Gormley ne fait que reprendre la dialectique (rien de pompeux ici) du plein et du vide, argumenté formellement par Lipchitz, entre autres sculpteurs… Et donc, on peut se dire : Tout ça pour ça ?

Pouvez-vous, lecteur, m’expliquer la filiation entre Lipchitz et Rodin, ou celle entre Derain et Rodin ? 

André Derain, “Homme accroupi”, 1907, grès, 33 x 28 x 26 cm, Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien, Vienne

Le corps recroquevillé est aussi une constante chez Gormley, mais elle est bizarrement non-émotionnelle ; ce qui n’est pas le cas ici chez Derain. Il est “mal”, ce personnage, il a honte, il se cache, et voudrait disparaître sous terre. Nous aurions presque de la compassion pour lui. Reposons la question (modifiée) : Pouvez-vous, lecteur, m’expliquer la filiation entre Gormley et Rodin ?

Question inane. Il n’y en a aucune. Le dire de Gormley est, au choix, 1) un propos issu d’une personne bien gentille qui croit encore que l’art va soigner les plaies du monde, 2) un argument “fashionable”, comme on disait au XIXe chez les poëtes. Cependant, pour ceux qui ne verraient pas le lien avec Rodin, et en guise d’alternative interprétative, il y a à disposition ce discours pseudo-mémoriel sur les victimes de la guerre et des génocides… Tout cela est bien vague, mais ça ne mange pas de pain. Quel mal y a-t-il à dire que soixantes sculptures de formes humaines en fonte, bien noires, comme brûlées mais intactes, font références aux « soixante millions de morts de la Seconde guerre mondiale et des nombreuses victimes tombées depuis lors » (voir citation plus bas dans le “florilège”)? Certes, le propos est fort grandiloquent, un tantinet mégalomane, voire, inversement grotesque. Car comment voulez-vous, matériellement, évoquer soixante millions de morts ? La seule manière, sous réserve, c’est de sublimer. Or l’empilement visuel de ces mannequins de fonte n’est en rien sublime ni l’œuvre de la sublimation. À ce titre, le Mémorial aux Victimes du Communisme, à Prague, est davantage “parlant” que le propos plastique de Gormley : 

Abraham Zoubek (sculpteur), Jan Kerel et Zdeněk Holzel (architectes), Monument en Mémoire des Victimes du Communisme (“Pomník obětem komunismu”), Prague, mai 2022 (L’escalier se réduisant n’est pas une illusion).

Chez Zoubek, il y a bien sublimation ; six fois le même homme qui se fragmente au fur et à mesure qu’il pénètre, tout autant qu’il est pénétré, dans la profondeur du régime soviétique psychopathe. Le soviétisme est un acide dans lequel l’humanité se dissout. Gormley a exposé en Chine son “Critical Mass II”. A-t-il, là-bas, évoqué les soixante dix millions de morts chinois sous le long règne paranoïaque et sanguinaire du Président Mao ? Je vous parie bien que non. Tout cela, et on ne s’y attendait à vrai dire pas, fait resurgir le spectre de la communication culturelle qui, sous couvert de manquer d’un postulat génial, se raccroche à des fixe-thèmes majeurs, afin de signaler au badaud que l’on se sent très concerné par les événements traumatiques de l’Histoire. Bon !, mais une fois chassés (momentanément) ces fantômes, que reste-t-il du travail de Gormley ? Alors là, je me le demande bien. Qu’a-t-il donc inventé, Gormley ? 

Florilège : « Pourquoi ce titre “Critical Mass” ? — Le XXe siècle est celui où la croissance démographique a été la plus rapide ; mais aussi celui qui a vu le plus grand nombre d’humains succomber sous la main d’autres humains. L’œuvre porte témoignage du génocide, des soixante millions de morts de la Seconde guerre mondiale et des nombreuses victimes tombées depuis lors, explique Antony Gormley.» (Connaisance des arts). 

« Avez-vous un lien particulier avec Rodin ? — Vous ne pouvez pas être un sculpteur, aujourd’hui, qui travaille sur le corps, et ne pas avoir quelque chose à voir avec Rodin! Le fait de mettre, en travers de la cour, une ligne de ces figures pleines, dont chaque position est différente et dit quelque chose de différent, contredit d’emblée la formalité du lieu. C’est bien sûr une référence au darwinisme et aux principes de l’évolution. » (Le Figaro).

« Son répertoire se limite, comme chez Rodin, à prendre pour sujet des silhouettes humaines. Mais c’est, là, le seul point commun avec le père du “Penseur” ». (Les Échos)

« En fait, tout est parfait mais il y manque justement ce pas de côté, cette minuscule imperfection, cette infime “maladresse” qui dérange, mais qui fait mouche. » (Le Journal des Arts)

Revenons à Jacques Lipchitz, sculpteur trop méconnu, mais plus puissant que Gormley, il suffit de voir cette tête :  

Jacques Lipchitz, “Tête”, 1915, plâtre patiné, 62 x 27 x 22,5 cm, Centre Pompidou, Paris

Voyez, dans ces deux détails, on voit la main. Il n’est pas rédhibitoire de ne pas la voir, mais, à mon sens, cela ajoute à la force du travail sur la matière, ici du plâtre, travaillé comme du bois à la gouge et aux ciseaux. 

La “Tête” a été d’une importance capitale pour clarifier mes idées sur le sujet et la forme en 1915. Elle a été réalisée après le moment de ma crise émotionnelle, lorsque j’ai senti que dans mon exploration des formes abstraites, j’avais perdu de vue l’élément humain, la relation avec la nature qui m’a toujours été si nécessaire. En fait, cette œuvre était probablement plus que tout autre le moyen de me sortir d’un moment de désespoir. Il s’agit en fait d’une structure très simple, manifestement de la même veine que les œuvres architecturales abstraites qui l’ont précédées et suivies. Il s’agit d’une grande masse verticale-rectangulaire qui monte à l’arrière de la tête et redescend devant le front et le nez. Ce plan rectangulaire est coupé presque à angle droit par un autre plan qui suggère le visage en diminuant en bas pour former le cou et en remontant dans une courbe frontale pour suggérer la ligne saillante des sourcils. Il y a même une implication des yeux dans les ombres créées sous cette arête saillante. Il s’agit donc clairement d’une tête humaine, avec même un sentiment de dignité monumentale. Pourtant, l’ensemble de l’effet est obtenu essentiellement par deux plans sculpturaux imbriqués l’un dans l’autre. (Jacques Lipchitz, My life in sculpture, 1972). 

Jacques Lipchitz, “Personnage debout”, 1916, plâtre, 109,2 x 27,4 x 20,2 cm, Centre Pompidou, Paris

Le “Personnage debout” incarne beaucoup des idées qui m’animait alors. Comme toutes ces œuvres, celle-ci a été entièrement réalisée en ronde-bosse, en tant qu’objet tridimensionnel existant dans un espace tridimensionnel. Il est donc impossible de comprendre pleinement l’œuvre lorsqu’on la voit sur une photographie. La base architecturale verticale de la structure est apparente. Elle se dresse comme un groupe de tours de gratte-ciel, un peu comme au Rockfeller Center, à New York. Les arcs pointus et courbés et les échancrures lui donnent un peu l’impression d’une tour gothique. […] Si cette sculpture est, dans un sens, une construction architecturale, elle est aussi clairement une ou plusieurs figures. Les courbes en forme de V qui s’élèvent à partir de la verticale aiguë de la partie centrale supérieure rappellent les sourcils et le nez de la “Tête”, et les éléments angulaires du bas peuvent être soit les contreforts qui soutiennent une voûte gothique, soit les jambes d’un personnage assis. (Jacques Lipchitz, op.cit).  

Je trouve bien étrangement amusant ces sourcils, en me demandant déjà Qui aura su les reconnaître, mais pourquoi pas. 

 

Jacques Lipchitz, “Seated Man (Meditation)”, bronze, 34.3 × 29.2 × 24.8 cm, The Met, New York

L’étape suivante en termes de simplification abstraite est l’“Homme Assis Méditation”, qui découle des versions de 1922 des “Homme Assis“, mais maintenant, peut-être en raison de réflexions intermédiaires sur la question de la personnalité et de l’humeur, ou d’un sujet spécifique ou d’une attitude identifiable ou individuelle, est beaucoup plus forte. En tant que forme, nous avons simplement le bloc de la tête avec la suggestion d’un œil mi-clos, la courbe en S qui est  le torse incliné et la jambe, la courbe contrastée et les diagonales du bras, et la masse verticale de l’autre jambe. Le tout se traduit par un homme fatigué, affalé sur une chaise, son bras soutenant sa tête pensive et assoupie. La personnification comporte un élément d’humour délibéré. Je me souviens d’un homme d’affaires que je connaissais et qui, lorsqu’il a vu cette œuvre, s’est exclamé : “Mon Dieu, c’est exactement ce que je ressens à la fin de la journée”. En termes de forme, il y a finalement un départ très significatif, l’ouverture des espaces au point que non seulement les intervalles entre les jambes et les bras sont complètement interpénétrés, mais que le torse est en fait un vide englobé par la courbe en S de la pierre solide ou du bronze. Nous voyons ici la première étape du concept de “transparents”, de la sculpture en tant qu’espace, en tant qu’air ou esprit [‘spirit’] plutôt qu’en tant que masse solide. (Jacques Lipchitz, op.cit).  

Lipchitz mentionne ici le concept des “transparents”, ouvrant une nouvelle voie à la sculpture, telle celle-ci : 

Jacques Lipchtiz, “Melancholy”, 1928/30, bronze with brown patina, 29.2 x 22.2 x 16.5 cm, photo Marc Vaux, 1930

Voyez, le dire de Lipchitz est très précis, on y distingue, nettement séparées, entre interprétation figurale et formalité technique. On ne se perd pas en conjectures vagues et adaptatives, comme c’est le cas chez Gormley qui, lors d’un entretien avec Hans Ulrich Obrist (2018, trouvable sur le site Internet de l’artiste), déclare :

“Critical Mass” joue sur les tensions entre l’individu et la masse à travers une méditation sur la posture du corps. La variabilité de la lecture de la posture du corps élimine toute singularité et l’aura qui l’accompagne de l’objet. L’œuvre comporte de nombreux thèmes et est très adaptable ; elle est ouverte à de multiples arrangements et interprétations. Fondamentalement, elle pose la question suivante : “Qu’est-ce qu’une sculpture, qu’est-ce qu’un être humain ?” Ce faisant, l’œuvre interjette dans sa structure une dialectique entre l’idée utopique de la perfectibilité humaine et notre attachement à la violence et, par conséquent, à la dystopie.

Ce qui est assez extraordinaire ici, c’est de lire, depuis le dire même de l’artiste, que “Critical Mass” « comporte de nombreux thèmes et est très adaptable ». On croirait lire une notice de meuble modulable ! Plus sérieusement, on voit bien, c’est même lumineux, comment le travail de Gormley peut effectivement s’adapter à Rodin ; soixante millions de morts ; ou encore, et pourquoi pas, à l’existentielle lourdeur des mannequins en fonte. Tout cela traduit bien ce “collectif de pensée” (Denkkollektiv, Ludwik Fleck, 1935) d’une époque en regard de tel fait sociologique, ici alors le “milieu artistique contemporain international” qui, doté d’une souplesse conceptuelle exceptionnelle, inédite dans l’Histoire de l’art, se prête à de multiples propositions collaboratives toujours autant pertinentes qu’acrobatiques ; et l’on pourrait citer de bien nombreux exemples. 

PS. J’aurais pu, dans cet article, aborder la question de l’évidement avec Henry Moore, par exemple “Upright Internal/External Form, 1952-3 ; ou encore avec le “Prophète” (1933), de Pablo Gargallo ; entre autres possibilités, mais Lipchitz, pour ainsi dire, m’est tombé dessus, et je n’ai pas pu faire autrement que de m’en rapprocher.

PPS. Je n’ignore pas que les corps de Gormley sont universalisés à partir de son propre corps, en tant que schéma-patron, ce qui rappellerait presque le dire de Protagoras : « L’homme est mesure de toutes les choses, pour celles qui sont, il est mesure qu’elles sont, pour celles qui ne sont pas, il est mesure qu’elles ne sont pas.» Mais justement, en quoi le corps d’un seul homme serait-il mesure de toutes choses ? Et, dans ce cas précis, que nous dit, depuis l’extérieur, sur l’homme, le corps de fonte, sur l’« être humain »? (Gormley). À peu près rien.

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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