Anya Belyat-Giunta. Une introspection (Partie 1)

 Pour moi la réalité est trompeuse, je veux ouvrir le champ de la vision, laisser surgir l’invisible, dévoiler l’étrangeté d’être.

Anya Belyat-Giunta

 

Hyper-bizarres, les dessins d’Anya Belyat-Giunta (née en 1975 à Sankt-Peterbourg, Rossiïskaïa Federatsiïa). Si l’on disait juste “bizarre”, cela ne suffirait pas; pour cause de galvaudisation. Originellement, « hyper » signifie au-dessus. On se souvient, dans nos lectures, des Hyperboréens, notamment dans l’Odyssée, avec sa cohorte de monstres, de choses donc prodigieuses, incroyables, ces Méduse — car combien de versions ? Tel que nous l’entendons, le terme « bizarre » provient d’un croisement entre bigarrer, i.e., de plusieurs couleurs; avec celui de bigarré, “singulier” (source CNRTL). Les dessins de Belyat-Guinta sont hyper-singuliers. (Tout ça pour ça). Comme un souvenir en miroir, passeur d’outre-monde, chez Orphée (Cocteau), et/ou de Freaks (Browning). Mais, comme on dit, comparaison est-il raison ? Oublions tout de suite les illustres, et examinons un dessin, par exemple ce numéro #4, de la série “Louchers” et “Loucheurs”.

Anya Belyat-Giunta, série Louchers (#4), crayon liquide et graphite, image courtesy de l’artiste

Louchers #4. Je rétière la dénomination. Observons. Retenons notre attention. Ad-mirons ce personnage au premier plan. Extraordinaire; totalement. Décrivons. Un corps, fait de… choses diverses. Des pieds de lièvre à pompons. Des jambes nues. Côté gauche, un étui pénien prolongé d’une tige courbe extravagante. Côté droit, une plante (?) dans l’anus, et juste au dessus une tête de cheval terminée par un visage à l’envers qui expulse une liane de lierre (?). Au dessus, une “matière” équivoque fait office de tronc surdimensionné, prolongé de longs cils vibratiles à droite, et d’on ne sait quel empilement mammaire (?) ou d’un visage descendu ? On dira, “bon, oui, un monstre. Et alors ?” Et alors, il y a quelque chose . Et je n’ai même pas besoin de tenter de décrire le “reste” du dessin, envahi en partie de comètes, ou d’étoiles filantes, ou bien encore d’yeux propulsés. Et cette espèce de corps qui tombe, sorte de pachyderme anthropomorphe. Et ce genre de plante à cils vibratiles. Et cette figure siamoise; et… cette tête renversée issue (?) du corps pachyderme (?) Autant de point d’interrogations, comme disent les enquêteurs, dans une investigation graphique. Il y a quelque chose de complètement spontané chez Belyat-Guinta; elle ne semble pas, comment dire ?, passer des heures à adoucir ses traits, à les polir, « les points ne sont pas comme liés ensemble », comme dirait Pernety; ce qui donne aux dessins cet indiscutable caractère infantile. Et c’est ce qui est troublant, aussi. Tout le monde voit comment les enfants colorient. À l’instar d’une enfant, Belyat-Guinta sait ce qu’elle veut, mais elle ne s’attarde pas; il y a un côté ”¡ ya basta“ dans l’exécution. Rien à voir avec le bâclé; plutôt, comme si la charge émotionnelle avait atteint son acmée.

Ainsi donc, en sus, quelque chose de l’épuisement : des couleurs : C’est à croire qu’elle manque d’encre pour ses feutres, et c’est bien à cause de ce colorié inachevé que nous pensons à une présence de l’enfance; tout autant qu’avec ces traits de crayon non-homogènes et comme non-finis en tant que fond. C’est cette facture qui nous fait penser à. Les dessins d’Anya sont, a minima, équivoques (empr. au b. lat. tardif aequivocus “à double sens”, nous dit le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRTL, décidément site richissime, bien qu’austère dans sa présentation).

Dessins de satire, ici, en lien historique avec la tradition, comme nous le rappelle Hans Belting (2002), depuis les descriptions de Pline l’Ancien, à travers Antiphilos, en passant par… Hieronymus Bosch.  Il est certain qu’il y a des monstres. Mais où sont-ils ? Nous les cachons. Sebastien Brant écrit en 1496 que « les monstres sont devenus si fréquents. Plutôt qu’une merveille [miraculum] ils m’apparaissent représenter la source commune de la nature en notre temps » (In Daston & Park). Daston et Park remarquent qu’au Moyen-Âge, la géographie des “merveilles naturelles” était situés aux frontières des mondes civilisés. Durant la Renaissance, cette géographie migre vers la Méditerranée et l’Europe. Dans notre époque, on ne croise quasiment jamais de monstres. Où sont-ils ? J’en ai croisé. Il mesurait pas loin de deux mètres; sa tête, surdimensionné, était bien davantage ronde qu’ovoïde, et, surtout, il avait un œil complètement excentré, qui partait sur le côté droit du visage, loin au dessus de l’arrête du nez. J’avais été stupéfié.

Anya Belyat-Giunta, Loucheurs #2 verso

Loucheurs #2 verso est plus sobre que Louchers #4. Mais pour autant, est-il moins étrange ? Non. Mais, davantage qu’étrange, il serait inquiétant (qui ne laisse pas quiet). Qui ne laisse pas d’intri gué; le laissé à guet de l’intrus. Cette longue chevelure (?) parfaitement bizarre si l’on estime le rapport haut du crâne/volume; et, bien sûr, ce débordement de la tête, ovoïde, pas du tout canonique. Je trouve ce dos très inquiétant, je me répète, mais aucun autre adjectif ne se présente à mon esprit, vaine chapelle. “Intriguant” irait bien aussi. Après observation de mes idées, comme dirait John Locke. On voit très bien les coups de feutre, pas du tout raccord. Nous les poursuivons mentalement, nous faisons les liens. Et puis carrément, arrivés au crâne, des traits horizontaux. Pardon ? Belyat-Giunta plaisante, mais sérieusement, pas comme une enfant. Je n’ai pas du tout envie que cette tête se retourne. C’est pour cela qu’elle est dessinée de dos, d’arrière. Notez encore bien que c’est le regard éduqué qui veut voir là une chevelure fixée sur une tête. Peut-être ne s’agit-il aucunement de cela…

Anya Belyat-Guinta, Loucheurs #5, image courtesy de l’artiste

Anya, un autre. Loucheurs #5. Petite ruse d’enfant. Anya Belyat-Giunta montre son dessin à l’envers. J’aime beaucoup ce dessin. Les critiques, me semble-t-il, disent rarement « j’aime ». Moi, je le dis. Il faut dire « j’aime ». Enfin, “il faut”, ce n’est tout de même pas une déontique, c’est la vie. Bref. Alors, à l’endroit, si j’ose dire, nous avons un œil droit anthropomorphe, qui a l’air un peu terrifié. L’organe est parcouru par, à défaut, ce que j’appellerais un “truc” montant et redescendant. Je recommence : Il s’agit d’un corps vue de profil : jambe, buste, bras penchés et tête rentrée. Donc, revenons-y : À hauteur des reins, si je ne me trompe pas, un œil, mais grand. Au niveau du nez qui s’écrase dans l’eau (?) un tourbillon ? Ensuite, sur la gauche, nous avons comme… je ne sais quoi. Encore à gauche, un oiseau macrocéphale, je dirais, de type égyptien (la pratique du bandage de crâne était très répandue dans l’Antiquité. Source : Spieser et Sprumont). Des sortes de pattes sous son corps, et des petites tentacules sur sa tête (?). Derrière ces deux figures, une espèce de fantôme, avec des lunettes de soleil. Au dessus, un rideau de théâtre. J’ai supposé que l’artiste présentait son dessin à l’envers. Mais après tout, qu’est-ce que cela veut dire ? Peut-Être que Ce Dessin n’est Pas à l’Envers pour elle ?

Tout ce que je viens d’écrire est-il vrai ?

 

PS: Il faudra questionner les lettres et chiffres visibles à l’extrême frange des dessins. Ce sera pour la prochaine Partie…

Referrances : Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure, 1757, Gallica.bnf.fr /// www.cnrtl.fr /// C. Spieser et P. Sprumont, La Construction de l’Image du Corps de l’Élite Égyptienne à l’Époque Amarnienne, Bulletin et mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 21 (3-4), 2009 /// Lorraine Daston & Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150-1750, Zone Books, 2001 /// Hans Belting, Hieronymus Bosch, Garden of Earthly Delights, Prestel, 2002

 


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