Aristote et la mimesis, ou comment est-on toujours “après” ? (Via Rembrandt)

L’épopée et le poème tragique, comme aussi la comédie, le dithyrambe, et pour la plus grande partie, le jeu de flûte et le jeu de la cithare,  sont  tous d’une manière générale des imitations (mimesis), mais ils diffèrent entre eux de trois façons : ou ils imitent par des moyens différents, ou ils imitent des choses différentes ou ils imitent d’une manière différente et non de la même manière. Car, de même que certains (les uns grâce à l’art [technès] et les autres grâce à l’habitude) imitent par les couleurs et le dessin bien des choses dont ils nous tracent l’image, de même que d’autres imitent par la  voix ; ainsi en est-il des arts précités : tous réalisent l’imitation par le rythme, le langage et la mélodie, combinés ou non. (Aristote, Poétique, Chapitre I).     

On conviendra que l’attribution de la mimesis par Aristote aux différentes formes de représentations a de quoi donner le tournis : 

Mimesis ⇒ épopée (écriture) ∧ poème tragique (écriture) ∧ comédie (écriture) ∧ dithyrambe (écriture) ∧ musique ∧ dessin ∧ danse       

(Est utilisé ici le signe logique ∧, qui signifie la conjonction ; il y a une conjonction mimétique, d’après Aristote, dans l’ensemble de ces disciplines et caractéristiques.)

Mais, avec tout le (colossal) respect que l’on doit au Stagirite, on demandera humblement ce que l’écriture peut imiter. À proprement parler, l’écriture n’imite rien du tout, car rien, à l’état naturel, ne correspond à quoi que ce soit de symbolique, disons, en tant que signe, ni vocal ni écrit. Ce dernier énoncé est très certainement discutable, si l’on pense à la “culture naturelle”, telle que développée par certaines hypothèses, suite à de nombreuses expérimentations et recueils d’informations dans le monde naturel, mais je ne vais pas développer davantage, car il est tout de même assez probable qu’aucun animal non-humain ne se livre à une activité pouvant s’approcher de ce que, chez les humains, nous appelons l’art.

Les peintres aussi imitent, ainsi « Polygnote par exemple peignait les hommes en plus beau, Pauson en moins beau et Dionysos tels qu’ils sont » (Poétique, 1448 a). Il semble donc que, pour Aristote, la beauté naturelle (un bel homme) peut être imitée par un medium tel que la peinture : il y a une adéquation. Si un esprit aussi puissant que celui d’Aristote peut adhérer sans difficulté à une telle translation (le réel en trois dimensions peut être “copié”, imité, dans deux), et 1) sachant le poids super-historique de cet homme né au IVe BC, et 2) l’extraordinaire impact de sa pensée dans tout l’Occident, comment ne pas succomber sous l’argument d’autorité ? Doit-on s’étonner du réalisme naïf, en quelque sorte, d’Aristote ? À quel moment a-t-on fait un pas de côté par rapport à la mimesis telle qu’Aristote l’expose ? Soit cet extrait du fameux livre de Pierre Aubenque (1962), Le problème de l’Être chez Aristote, communiqué aimablement par le philosophe Jacques Darriula à votre serviteur, que j’avais questionné sur la mimesis :

La nature sublunaire imite la Nature subsistante des corps célestes, de la même façon que le mouvement circulaire du Premier Ciel imite l’immobilité du Premier Moteur. Le cycle des saisons imite le mouvement des sphères célestes. La génération circulaire des êtres vivants imite le retour éternel des saisons. Enfin, aux derniers degrés de la série, “l’art imite la nature” et la parole poétique des hommes est une “imitation” de leur action.

Si l’on suit Aubenque, et je ne me risquerais pas à trop dévier d’une telle autorité, alors peut-être faut-il com/prendre la mimesis comme une sorte de protocole connectif pertinent généralisé (PCPG). La nature terrestre imite la nature des corps célestes à sa manière pertinente (rotondité, révolution). Il n’y a pas d’arbre sur Saturne, mais le fonctionnement général est semblable ; les mouvements saisonniers imitent les mouvements des sphères célestes et sont imités tout autant par la génération circulaires des êtres vivants. Enfin, bis, « aux derniers degrés de la série, “l’art imite la nature” et la parole poétique des hommes est une “imitation” de leur action.» À un certain niveau de compréhension, enfin, pour ma part, j’en viens à conclure que = est équivalent à ≠, à condition qu’il existe une possibilité de chaînage entre = et ≠ (ce que j’appelle la condition PCPG), ce que les Grecs du IVe BC appelaient encore le Kosmos (κόσμος).  Mais, encore une fois, pourquoi chercher ailleurs ce que l’on trouve chez Aristote ? L’un de ses meilleurs spécialistes, W. Tatarkiewicz, écrit :

L’idée de mimesis chez Aristote ne peut pas être prise dans le sens moderne et littéral d’imitation. Il voyait cette activité “imitative” comme une création, une invention de l’artiste. Sa compréhension de l’imitation, différente de celle des penseurs modernes, avait deux aspects : d’un côté, la mimesis est une représentation de la réalité, de l’autre, c’est une expression libre.

C’est bien pourquoi un autre exégète, G.F. Else, écrit :

Aristote a développé et changé le concept qui originellement signifiait une copie fidèle des choses préexistantes, pour lui faire signifier une création de choses qui n’ont jamais existé ou dont l’existence, si elles existaient, est accidentelle au processus poétique. Copier vient après le fait ; la μίμησις [mimesis] d’Aristote crée le fait.

Ainsi donc, la notion de mimesis n’est pas, toujours, à jeter par dessus bord, avec pertes et tracas (sic). Prenons un tableau de Rembrandt, “Aristote contemplant le buste d’Homère”:

Rembrandt, “Aristote contemplant un buste d’Homère”, 1653, huile sur toile, 136,5 x 143,5 cm, The Met, New York

Il y a quelque chose, dans ce tableau, qui dévie du PCPG, le protocole connectif pertinent généralisé. De quoi s’agit-il ? La plupart d’icelui correspond au protocole CPG, sauf à un endroit : la main gauche. La main gauche ne “va pas”.

Ce devait être un jour où Rembrandt n’était pas en forme, disons. D’abord, cette main gauche est énorme, et elle est très étrangement positionnée, on dirait une main factice, avec cet étrange auriculaire tout à fait mal proportionné en regard des autres doigts. À la limite, je serais moins surpris de voir ici une main ectrodactyle que celle dépeinte.

Reprenons du champ :

Décidément, cette main me gêne. Comparons avec d’autres mains rembrandtesques : 

La main ↑ de l’ange dans “Jacob luttant avec l’ange”, circa 1659. Ce n’est pas la même main. Évidemment !, vous exclamez vous. Mais voyons la main gauche de l’ange : 

Les mains de l’ange, même si potelées, sont moins cassées, tandis qu’en prise, et même la main droite du personnage incarnant Aristote aux Pays-Bas est dépictée différemment de la gauche. À tout prendre, ce sont deux mains différentes (d’où mon idée qu’il s’agirait d’une main factice…). Cela, décidément, est étrange. 

Et maintenant, une légère outrecuidance, cachons cette main, et voyons si le Protocole fonctionne mieux

Réponse : oui. CQFD. On pourrait croire que je viens de contredire la paroles des puissants exégètes aristotéliciens (Else : Copier vient après le fait ; la μίμησις [mimêsis] d’Aristote crée le fait) en induisant qu’ici Rembrandt n’aurait pas suffisamment “bien” dépicté la main d’Aristote, habillé en bourgeois néerlandais. Mais Rembrandt, dans d’autres tableaux, a tout à fait été capable de dépasser la “mimêsis” — il suffit de regarder un bon nombre de ses autoportraits, dans lesquels la peinture, en tant qu’acte, s’affranchit de la docile et ancillaire “mimêsis” historique, docilité, on l’a compris, non revendiquable chez Aristote. 

Refs / Aristote, Poétique, Les Belles Lettres, Paris /// Le problème de l’être chez AristoteEssai sur la problématique aristotélicienne, Puf, 2013 /// Gerald Else, Aristotle’s Poetics: the argument, 1957, Harvard University Press /// Władysław Tatarkiewicz, A History of Six Ideas. An Essay in Aesthetics, 1980

En Une: Raphaël, “L’École d’Athènes” [Détail], 1508-12, fresque, 440 x 770 cm, Musée du Vatican

 

 

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