Premier entretien, 26 mars 2025
Léon Mychkine : Bonjour, comment t’appelles-tu ?
Laura Esparch : je m’appelle Laura Esparch.
LM : et nous sommes dans l’atelier de
LE : Laurent Esquerré.
LM : aux Beaux-Arts de Paris-Saint-Ouen, et là tu vas nous parler d’une sculpture… Veux-tu nous la décrire ?
LE : alors, très objectivement, c’est un assemblage de trois pieds de table, surmontée d’une petite tête faite de briques de Légo. C’est très littéral. On ne sait pas trop si c’est humain ou animal ; il y a une cambrure, et quelque chose d’assez dynamique.

LM : mais avant de parler de l’état final, peut-on te demander comment cela t’es venu de prélever ces pieds de table dans la rue
LE : je les ai trouvés dans un vide-atelier et ça m’a inspiré directement, j’ai tout de suite pensé à un animal.
LM : donc quand tu vois du mobilier, tu projettes un animal, direct ?
LE : ah souvent ! Mais ça, je pense, ce sont des habitudes d’enfance, avec le cerveau qui confond, et laisse émerger
LM : la paréidolie, presque
LE : oui oui. Enfin je ne sais pas. Mais c’est beau aussi parce que c’est le travail d’un menuisier
LM : oui, c’est une belle découpe. Et comment arrive cette tête de mort ?
LE : je l’ai faite l’année dernière. J’avais trouvé un sac de Légo, par terre.
LM : avec ton nom dessus ?
[Rires]
LE : je ne sais pas, mais je vois toujours ça comme des cadeaux de la providence.
LM : mais pourquoi pas ? [Regardant les nombreuses sculptures d’animaux ou anthropomorphiques sur l’établi] Et donc tu es aussi très intéressée par les animaux.
LE : oui, ça c’est lié au dessin, je trouve ça très expressif en fait.
LM : attends, faut que je comprenne un truc. Ça [les figurines en terre sur l’établi], c’est lié au dessin ?
LE : eh bien, tout est lié au dessin. J’adore dessiner.
LM : donc pour toi, le modelage, c’est lié au dessin.
LE : ah oui, bien sûr ! Ça [les figurines] c’est pareil que du dessin.
LM : alors voilà ! C’est ça que j’aime chez les artistes, et les jeunes artistes, c’est qu’ils disent des choses extraordinaires. Dire que ça c’est du dessin, c’est exceptionnel. Pour toi, c’est évident, mais pour quelqu’un qui n’est pas artiste, c’est un chemin à faire, entre le dessin et ça. Tu vois ce que je veux dire ?
LE : oui.
LM : tu dis à une personne lambda, « ça, c’est du dessin », il te dit « je ne comprends rien. » Donc quand tu modèles, tu as l’impression de dessiner ?
LE : oui. Avec la terre, il y a une rapidité d’exécution, que l’on sent vraiment avec les mains. Là [tu montres un pièce] il y a des lignes, on a une armature un peu à nu, que j’ai à peine habillée avec de la terre, et finalement c’étaient des lignes, en fait c’est comme si là ça avait été fait à la plume, avec des pleins et des déliés, et c’est très simple, et il suffit d’un rien, tu presses, et tu as cette forme. Après je pense qu’il y a plusieurs manières de dessiner, parce que pour ma part j’ai un dessin qui est très rapide et très instinctif.
LM : donc tu dessines aussi vite que tu sculptes.
LE : oh oui oui.
LM : D’accord. Et par exemple cette pièce, tu souhaiterais la réaliser en plus grand ?
LE : non. C’est déjà très vivant, très humain, dans le galbe des jambes et des choses comme ça. Je n’aimerais pas récréer, les questions d’échelle, ça ne m’intéresse pas tant.
LM : et ça, par exemple, c’est une étude, ou c’est terminé ?
LE : pour moi, c’est terminé.
LM : c’est de la terre ?
LE : c’est de la terre, avec un enduit que j’utilise pour les tableaux, et je l’ai fait cuire. C’est un mélange de colle de peau, de carbonate et poudre de marbre, qui crée des effets très aléatoires. Ça fait comme un lichen rose.

Sur celui-ci il y a de très belles écailles, et lui je l’aime bien parce que vraiment, c’est exactement comme si je m’amusais sur une feuille de papier.
LM : ah oui ?
LE : en fait, par exemple les chevaux, ce sont des motifs un peu récurrents. C’est amusant à faire.
LM : et ce gros animal, qu’est-ce que c’est ?
LE : un diplodocus.

LM : il y a un côté gag, avec ce très grand cou et tout à coup cette petite tête. Et qu’est-ce que c’est comme matière ? C’est un linge ?
LE : oui, c’est du tissu plâtré, posé sur une armature en acier.
Pendant que je retranscrivais cet entretien, Laura Espach m’a écrit pour me dire que, puisque le temps passé à discuter avait été écourté dû à des préparatifs d’exposition, et qu’elle eut souhaité parler davantage de telles et telles choses, elle m’a adressé un petit texte dans lequel on trouve des idées intéressantes, et même belles. Je lui ai donc proposé soit 1) de développer ce texte, soit 2) de poursuivre un second entretien. Et c’est donc cette seconde proposition choisie par la jeune artiste que nous allons lire maintenant. En me basant sur ce texte, court mais dense, je pose, via le téléphone, en ce samedi 05 avril, ma première question.
LM : tu parlais de la « providence » dans le premier entretien, et tu y reviens dans le texte qui sert de base à ces questions. Donc, que signifie, pour toi, la providence ?
LE : c’est un terme que j’ai appris à Paris, car j’habite dans un foyer tenu par des sœurs, Passage de la Providence. C’est le mot que je trouve assez beau, qui implique la chance, et un chemin qui s’ouvre sur quelque chose d’autre.
LM : oui, c’est un très joli mot.
LE : et la lecture des Nourritures Terrestres [André Gide] m’a tellement inspirée…savoir se contenter de tout ce qui est autour, des apparitions, d’en retenir une joie, et de voir ça comme de la chance, l’errance, et la collecte des choses, de les réemployer, de les remettre un peu en liberté.
LM : très bien. Dans ton texte tu parles de « l’imagination qui dérive du réel ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
LE : en fait, c’est souvent les formes existantes qui m’inspirent des choses, par exemple voir du vivant dans des objets trouvés, ou depuis des choses inertes qui sont souvent aussi passées par la main de l’homme. J’aime bien non pas m’approprier les choses, mais y mettre un peu la poésie que j’ai captée en elles, et y apporter quelques modifications, tout en gardant la traçabilité de l’objet. Je trouve que ça ouvre des frontières entre eux mondes, entre ce qui est vraiment mental, avec ce qui est vraiment terrestre, de l’ordre du tangible. Il y a une poétique de la forme, dans cet objet qui a existé, et quelque chose qui n’est plus du tout utilitaire. Fantastique. Je trouve qu’il faut qu’il y ait un peu de fantastique dans mon travail. C’est ce que je retrouve par exemple dans ma lecture de La Tentation de Saint-Antoine [Flaubert]. Toutes ces visions qui lui arrivent, alors qu’il est ermite au désert. Et je trouvais magnifique ce paradoxe entre la vraie vie et tout ce qu’il se passe dans sa tête. Et je vois quelques unes des mes créations comme des apparitions.
LM : d’accord. Et dans ton texte tu reviens sur le « cartoonesque », et certes tu en avais un peu parlé. Peux-tu développer ?
LE : c’est le rapport au dessin. C’est dans ma manière de dessiner, qui est très “bande-dessinée”, parce que j’aime bien faire des histoires ; et ça se retrouve dans les figures en terre. Et ça rejoint aussi l’humour, il je pense qu’il y en a en beaucoup dans mon travail.
LM : parfait. Et dans ton texte, tu parles aussi de « la parole de l’objet », très jolie expression, et je te cite :
« En écho avec leurs origines, il est toujours important pour moi de garder la traçabilité de l’objet que je réemploie ou la matière brute d’un objet que je crée, je trouve que l’intégrité et la parole de l’objet est d’autant plus touchante lorsque l’on sait d’où il provient. J’aimerais créer des espaces qui abolissent la hiérarchie entre les œuvres ; entre dessin, sculpture, ready made, pour créer un tout communicant, instable et surtout modulable! »
LE : quand je collecte des objets dans la rue, des choses comme ça, c’est parce qu’il m’a “parlé” ; je l’ai vu, il m’a touchée, il y a une aura, une essence que je capte à l’intérieur, et qui est préservée, parce que je ne vais pas le modifier entièrement, je vais garder sa nature brute.
LM : dans ton texte tu écris aussi : « J’aimerais créer des espaces qui abolissent la hiérarchie entre les œuvres ;entre dessin, sculpture, ready made, pour créer un tout communicant, instable et surtout modulable ! Il y a un vrai plaisir de faire, de disposer, de raconter ». Tu trouves qu’il y a encore des hiérarchies entre ces disciplines ?
LE : Énormément. Je le vois avec les autres élèves, il y a énormément d’a-priori et de choses comme ça ; alors que pour moi, ce n’est pas une question de “domaine”, c’est l’impulsion, l’intention qui compte. Et pendant toute ma scolarité j’ai été un peu écartelée entre ces pôles. J’étais fan de dessin, de bande dessinée, et je ne pouvais faire ça que dans mon atelier, mais je ne pouvais pas faire cela à l’atelier Eitel [Tim Eitel, chef d’atelier Peinture, Beaux-Arts, Paris] en peinture très classique. On a quand même une majorité de peintres qui ne font que de la peinture. Mais c’est en train de changer, un peu. Pour ma part, tout cela est un peu plus complexe, et je trouve un équilibre avec tout.
Bonus track (du 26 mars) :
En Une : Laura Esparch, “Diplodocus”, 2024, plâtre, linge, terre cuite.