Cela fait quelques années que je suis le travail d’Hélène Muheim. Une visite à Drawing Now m’a permis de revoir des œuvres, ainsi que l’artiste, et la sérendipité à fait, et continue de faire, le reste.
À lire ce qui s’écrit sur les dessins d’Hélène Muheim, on a l’impression qu’il n’y a que fort peu, voire pas du tout, d’écart critique entre ce qui est visible, et ce que l’artiste propose. Autrement dit, puisque l’œil a tendance à voir des paysages, il s’agit donc de paysages. CQFD. Pourtant, il faut, de temps en temps, rappeler qu’un paysage ne saurait sur un seul plan se livrer. Il s’agit, de fait, systématiquement pour le dessin, d’interpréter — dans la bidimensionnalité — le réel ; si tant est d’ailleurs qu’il le soit, réel, ce paysage muheimien. Car qui vous dit que cela existe, que ces paysages artefactuels renverraient à de “vrais” paysages , au point même que nous pourrions nous y reconnaître, à savoir nous y retrouver, minuscules voyageurs cheminants au sein des grandes surfaces investies par Muheim ? Certes.

Mais le problème, c’est que nous serions confrontés à des vides, des vides de matière dans les “paysages” (par exemple dans “Phosphene #1- His light comforted my shadows”, 2023), et conséquemment nous devrions rebrousser chemin ou bien disparaître dans le vide. Or, un paysage avec vide, cela n’existe pas (comme dirait Desnos). Et je ne parle pas de vide comme celui au bord d’une falaise, non, ce serait trop bête ; je parle du vide qu’instaure l’artiste dans la matière censément, rationnellement et longitudinalement remplie du paysage ou encore de la montagne (par exemple dans “Phosphène”, regardez de nouveau). Notez que d’aucuns, à-propos du vide, parleraient de « blanc », tel le « blanc de la feuille », ou réserve. Mais il y a deux sortes de “blanc” chez Muheim (on commence à le comprendre) : il y a le blanc manifeste (désactivé mais qui nonobstant pourrait être interrogé), qui joue un rôle somme toute assez neutre dans l’Histoire du dessin, et il y a le blanc-acteur, plutôt même actant, ici chez Muheim, blanc qui, alors et pour le coup, n’est plus neutre.

Mais comme si cela ne suffisait pas, quand ce vide ne se présente pas (ce n’est pas un oxymore), nous avons affaire à des effets d’échelle tels qu’ils interdisent à l’arpenteur de passer d’une zone à une autre (“Kaatu 2”, 2024, ici). Paysages quantiques et pluridimensionnels (licence poétique). D’une certaine manière, j’ai l’impression que Muheim nous dépicte l’impossibilité du paysage, soit cette illusion de la totalité que l’artiste, dans la Légende, a souvent tenté de saisir depuis pinceau ou graphite. Ou bien l’artiste nous fait part de ses vides et pleins, à savoir ceux des souvenirs de paysages, souvenirs qui, par nature, sont fragmentaires. Alors, la fragmentation du paysage chez Muheim proviendrait-elle de ce fil, conducteur mais alternatif ? Car s’il s’agit de “paysages”, ils sont en fragments, en même temps que saturés, et vides. Nous avons donc, confrontés aux dessins de Muheim, affaire au moins à chaque fois à trois états de la représentation du paysage. Mais nous n’avons pas encore parlé de leur beauté.

La beauté est une notion explosophore. Il s’agit donc de la manier avec précaution. Car, d’un certain côté, d’après ouï-dire, tout est “beau”, tout est “génial”, tout est “sympa”, tout est “super”. Non. Il y a quelques jours de cela, je suis au téléphone avec un ami peintre. Je lui parle du travail d’Hélène Muheim. Il ne connaît pas. Il découvre ses œuvres sur son écran. Il est impressionné ; par la finesse, le format, et d’autres choses encore. Et puis, à un moment, il me dit « C’est beau !» Et j’acquiesce. Et je me dis, plus tard, et à vrai dire maintenant, que la notion de “beau” est délicate, car, à première vue, il existe des œuvres d’art contemporain qui semblent “belles”; mais sont-elles belles parce qu’elles sont séduisantes, ou bien séduisent-elles parce qu’elles sont “belles” ? C’est une question importante, mais tout autant très difficile. Après réflexion, je dirais : La séduction est une beauté trompeuse, donc fausse ; la “vraie” beauté est un processus à infusion lente.
Il y a, chez Muheim, une manière de trancher dans la décision du réel qui est assez étonnante. J’aurais pu écrire « une manière de trancher dans la décision de la réalité », mais cela voudrait dire que l’artiste part d’une réalité existante, sauf que nous n’en savons rien, et que tout ceci, nous l’avons indiqué, peut être entièrement fictif. Mais quelle différence, alors, entre “réalité” et “réel”. En l’occurrence, celle-ci : la réalité n’est pas fictive, cependant que réel est le dessin, voyez-vous ? Une manière de comprendre cette étonnante décision de trancher dans le réel peut être illustrée par “Bunkaru stage #2”:

La séduction consisterait à poursuivre “conséquemment” le dessin au lieu de le laisser comme “inachevé”, façon commencement de puzzle, ou mystérieuse disparition, ou bien ou bien… En tout cas, “Bunkaru stage#2” est un bon exemple de fragmentation du paysage. Notez que la découpe très géométrique marquerait presque l’attente d’autres pièces du puzzle. Mais, de la même manière que l’on parle de “membre fantôme”, ne pourrait-on parler de “paysage fantôme”? Notez encore les franges (à gauche, en bas, à droite), comme si le paysage avait été déchiré, et donc effiloché. Alors, on en vient à se demander : Faut-il considérer autant les fragments paysagers que les contours et coupures de leur absence ?
En Une. Hélène Muheim, “Kaatu 2” [Détail], 2024
à suivre…