Arp, le prince dynamique

À partir d’un matin “serendipe” (anglicisme), on scrolle (ultra vilain anglicisme) sur le site Internet du Centre Pompidou, section “arts plastiques”, 11 008 résultats, et, tout à coup, l’évidence, on savait, ou plutôt, je savais que je devais un jour m’approcher de Jean Arp (Hans Arp), et tout ça — maintenant et pour le moment —, à partir d’une sculpture simplissime (en apparence) :

Première image sur le site ↑ C’est devenu une tarte à la crème : on associe Arp au “biomorphisme”, soit cette théorie qui veut associer l’art à des transferts formels depuis le vivant, en général, et les organismes en particulier. Je sais bien, il y a une littérature abondante sur le sujet, des livres, des colloques, etc. Mais, parfois, on a juste envie de balayer toute référence, et de se retrouver seul face à l’objet, de la même manière que, face à une souche d’arbre étonnante, nous prenions le temps de regarder sans théorie (même si notre œil est “vieux” [Gombrich], chargé, ‘theory-laden’, comme on dit en sciences). Dont acte.

Ce qui est très aimable, chez Arp, c’est la simplicité de ses objets sculptés, simplicité qui n’est pas sans cacher une intention profonde et complexe. On dit souvent que, pour parvenir à la simplicité, il faut beaucoup de travail ; et c’est vrai. Mais, on pourrait se demander : Qu’est-ce qui permet de parler, ici, et pour cette sculpture, de simplicité ? Associer deux formes ensemble, ou bien, dissocier deux formes depuis une seule… Oui, ça c’est une première approche. Deuxième image sur le site ↓

 

Tout le monde vous le dira : une sculpture, c’est fait pour que l’on tourne autour, qu’elle soit vue d’en bas, d’en haut, etc. Heureusement, nous avons trois photographies pour nous donner une/ou des idées d’impressions, ou impressions d’idées. Cette œuvre est titrée “Soupir d’une fleur”, et datée de 1963, et c’est du plâtre gris (14 x 19 x 19 cm). La Notice nous apprend qu’elle provient d’une “collection” de 145 œuvres d’Arp saisies par la Direction des Douanes, en 1996… Le hasard (?), encore. Arp eut apprécié. Autrement dit, cette fleur soupirant, ou soupir tout court, a failli disparaître de nos écrans. Nous n’en parlerions pas. Moi, personnellement, comme on dit maladroitement, avec ces deux prises de vue, je suis déjà perdu. On pourrait tout à fait se dire qu’il s’agit de deux sculptures différentes. Non. Je me demande comment, alors, Arp, passe de l’image 1 à l’image 2 ? Comment fait-il cela ? Ainsi, par exemple, de la partie supérieure interne gauche sur la première image : on jurerait qu’elle est plate ; or, l’image 2 nous donne une version plus adoucie, plus bombée de cette dernière. On verra peut-être ici un effet de la prise de vue. Mais je dirais que c’est d’abord l’effet de ma propre vision — je gage que la prise de vue est fidèle, qu’elle ne “déforme” pas la réalité, le réel de l’objet. De la même manière, est inattendue la différence de perception de l’inclinaison entre le côté gauche de la face (figure 1) et celle donnée par la prise de vue en figure 3 ↓

Trois sculptures en une ! C’est ce que je vois, et peut-être que s’il y avait 4 photographies verrais-je 4 sculptures en une, et ainsi de suite. Ces trois photographies, j’y insiste, nous donnent la même sculpture prise sous trois angles différents, cependant, cette dernière est si magique, pour ainsi dire, qu’elle dévoile à chaque fois une forme nouvelle et inattendue, ce qui confine à je ne sais quoi d’extrêmement gracieux, et même, dirais-je, de miraculeux (tout artistiquement parlant, bien sûr). Et, vous pourrez essayer vous-même, j’ai cherché d’autres sculptures, d’autres artistes, pour voir si, avec plusieurs angles, on avait un effet tellement inattendu ? Et si je n’y ai pas passé la nuit, je n’ai tout de même pas trouvé, fors Arp.

Pour moi, une bonne sculpture, c’est une sculpture sur laquelle l’œil ne cesse de rebondir, sans anicroche, sans aspérité ; c’est fluide, dynamique. Exemple a contrario : “Albero di 7 metri” (1999) de Giuseppe Penone (ici). 2 fois un arbre aux branches nues, taillés dans un bloc de bois laissé apparent, comme socle et base (de travail et de forme). À part la grande dextérité de l’artiste, a tailler la dépiction d’un arbre dans du bois, eh bien, je dirais, c’est lourd, ça griffe, ça arrête l’œil, et, surtout, et, finalement : c’est statique, terrien. Or, une bonne sculpture, d’après moi, ça n’est justement pas statique ; ce qui est contradictoire avec l’objet (intentionnalité physique) même, mais justement, c’est à cela que l’on reconnaît les grands… Mais peut-être que ma comparaison est injuste, et qu’il faudrait déjà distinguer entre les formats, les tailles, le modeste et le monumental, le modeste et le plus grand. Ainsi, notre sculpture, ici, est très modeste (14 x 19 x 19 cm), tandis que celle de Penone, mesure chacune respectivement 1. 349 x 35 x 35 cm et 2. 350 x 35 x 35 cm. Peut-on comparer, à ce moment, les deux œuvres ? Finalement, je ne le crois pas. C’est comme si, du coup, on comparait les deux statues de Penone avec une de Serra, par exemple ‘Shift’ (1970-1972), consistant en murs de béton enfouis obliquement, formant une ligne brisée sur plus de 300 mètres. On le voit, la sculpture touche vite à des questions d’échelle, et, de fait, il me semble que l’on ne peut pas comparer les échelles entre elles ; à chaque fois nous passons à autre chose. Ainsi, peut-on comparer une sculpture d’atelier, par exemple “la Colonne sans fin” (603 cm) de Brancusi, avec “la Colonne sans fin” (Brancusi) de Târgu Jiu (Roumanie), de 29,33 mètres ? Non, sûrement pas.

Alors voyez ; revoyez, cette sculpture d’Arp, très modeste par sa taille, mais pas par sa forme ; je ne veux pas dire que la forme serait immodeste, ce serait grotesque, non, je veux dire que la forme de cette sculpture, justement, est multi-forme, et c’est cela

qui est si plaisant

qui rend amoureux

dans la sculpture

de ne pas pouvoir s’arrêter.

 

Note. ‘theory-laden’. On dit qu’une théorie est ‘theory-laden’ quand elle ne part pas de zéro, quand elle a été nourrie par d’autres. Par exemple : la première théorie de la relativité d’Einstein (relativité restreinte) a été nourrie par la théorie des gaz, de Von Helmholtz ; la géométrie non-euclidienne de Riemann ; et les “transformations” de Lorentz, entres autres ; et, bien entendu, par la première théorie de la relativité, de Newton. Cela ne veut pas dire que ces théories additionnées donnent celle d’Einstein, par ailleurs. Une théorie-laddened, ou “chargée”, serait un peu l’équivalent de cette équation mentale, impossible mais juste : 1 +1 + 1 + 1 = 5, mais un 5 très spécial, qui a des pouvoirs heuristiques et véridiques exponentiels : la théorie d’Einstein a révolutionné toute la science physique et astronomique, et ce pour toujours.

 

Léon Mychkine