Baudelaire chez Carjat

La Poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complétement vrai que dans un autre monde.

Ce mondeci, dictionnaire hiéroglyphique.”

Charles Baudelaire, Œuvres posthumes, I, Conard, 1939

 

Les portraits de Baudelaire par Carjat sont très puissants ; étonnamment modernes. Le tirage est cru et très précis, impitoyable. Mais comment produit-on une photographie en 1861 ? Je cite le blog du “chercheur indépendant” (ici) :« Les négatifs sont d’abord formés sur des plaques de verre, préparées préalablement. Ces plaques sont nettoyées et polies, puis enduites de collodion. La plaque est ensuite immergée dans une solution aqueuse de nitrate d’argent puis, ainsi sensibilisée, elle est placée, encore humide, dans le châssis d’un appareil photographique. La photo sera prise avec un temps de pose de 1 à 30 secondes, qui dépend de l’éclairage, de l’objectif et du diaphragme utilisés. Par exemple pour les portraits, le photographe Legros indiquait que 3 à 5 secondes suffisaient dans la pièce vitrée de l’atelier d’un photographe par temps clair et 15 à 30 secondes par temps sombre. La plaque doit ensuite subir de nouveaux traitements avec un révélateur et un fixateur pour obtenir enfin le négatif. Avec ce négatif sur verre, on peut alors tirer des positifs sur papier albuminé. Les épreuves ainsi obtenues sont de toutes dimensions, le plus courant étant le format “carte de visite”: une photo 9 x 5,5 cm, collée sur un carton 10,5 x 6,3 cm environ. Ces photos, aussi appelées “portraits-cartes” s’étaient répandues à partir de 1854, lorsque le photographe Disdéri avait réussi, le premier, à les produire à bas coût.»

À-propos de Disdéri, Walter Benjamin, citant Gisèle Freund :«“Les accessoires caractéristiques d’un atelier photographique de 1865 sont la colonne, le rideau, et le guéridon. Là se tient appuyé, assis ou debout, le sujet à photographier, en pied, en demi-grandeur ou en buste. Le fond est élargi, conformément au rang social du modèle, par des accessoires symboliques ou pittoresques.”»

En 1850, Gustave Le gray avait mis au point le procédé du collodion, aussi appelé “négatif sur papier ciré sec”. En 1851, le photographe Frederick Scott Archer inventait le “collodion humide”. En 1858 Carjat commence d’apprendre le métier de photographe. On peut sans trop se tromper juger que Carjat est très doué pour le medium. Fait notable, il débarrasse le portrait des habituels paraphernalia : chaise, prie-Dieu, linteau de cheminé, pot de fleurs, rideau, etc. On entre dans le concept (l’Image). D’où cette impression à la fois de grande réalité et d’abstraction : quel est donc ce fond ambiant ? Il y a quelque chose de l’ordre du dessin dans ce fond. Or Carjat était aussi dessinateur, c’est même sa première formation, dès l’âge de 13 ans. Dans les années 1860, il arrive encore que l’on rehausse quelque peu à l’encre ou au crayon les zones trop claires, et je me demande si le photographe n’aurait pas légèrement agi de la sorte pour les contours de l’œil gauche, tentant d’accentuer un léger ombré qu’il a dû estimer nécessaire.

Carjat a photographié artistes et écrivains, mais je crois qu’aucun portrait de poète ou d’artiste n’est aussi parlant et puissant que celui de Baudelaire. On a vraiment l’impression que Baudelaire affronte l’objectif de Carjat, qu’il “envoie” tout : existence immédiate, frustrations, résolution… Baudelaire, le héros. Baudelaire, le forçat. Toute sa vie poursuivi par les créanciers, constamment en train de déménager, etc. Tué par la syphilis, le cerveau rongé, incapable de parler… La suggestion fictionnelle (en 1988) de l’éternel vieux-beau germanopratin qui aura écrit que Baudelaire aurait, agonisant, dicté à un ami un dernier livre, est tellement erronée et odieuse que l’on rêverait de lui mettre des claques, mais on se console en se disant qu’il a déjà pris quelques tartes dans sa face d’éphèbe attardé. Charles Baudelaire, qui écrivit que les nations n’ont de grands hommes que malgré elles.

Aucun cliché de Carjat n’est aussi transfixant que ceux de notre poète. Face à l’objectif, Charles semble dire : « Voilà ! mon ami, prenez moi, prenez cette âme qui se répand sur mon visage. Contemplez ma nature, mon tréfonds, ma densité de colère contre ce monde absurde et si misérable ! Mais pas trop longtemps, libérez-moi vite afin que je puisse retrouver le monde hiéroglyphique, depuis lequel seule la vraie navigation fait sens. Ma vergue m’attend !» On ne saurait, non plus, omettre la défiance exercée par Baudelaire à l’égard de la photographie, nouveau medium dont le moins que l’on puisse dire est qu’il il ne le portait pas dans son cœur. Ainsi, dans ce regard, que l’on pourra retrouver dans d’autres clichés, il n’est pas inimaginable de puiser quelque exaspération face à la nécessaire soumission à la mode du moment. (Pour en lire davantage, se rendre ici).

Étienne Carjat , “Charles Baudelaire”, photographie, le 1er décembre 1861.

J’aimerais tant être dans ce pardessus avec Charles, il est assez grand pour deux !

Baudelaire. Toujours élégant. On sait qu’il prenait grand soin de son linge, toujours impeccable. Dandy. Benjamin, citant Nadar :« “Un pantalon bien tiré sur la botte vernie,  une blouse — blouse roulière bleue bien raide en ses plis neufs — pour toute coiffure ses longs cheveux noirs, naturellement bouclés, le linge de toile éclatante et strictement sans empois, quelques poils de barbe naissante sous le nez et menton, et gants roses tout frais… Ainsi vêtu et non coiffé, Baudelaire parcourait son quartier et la ville d’un pas saccadé, nerveux et mat à la fois, comme celui du chat, et choisissant chaque pavé comme s’il eût à se garer d’y écraser un œuf”.» Nous y sommes ! Nous marchons de concert avec Baudelaire.

Baudelaire, de retour chez Carjat. Il ne sait pas qu’il lui reste une année à vivre

Étienne Carjat, “Charles Baudelaire”, 1866, photographie, 19,2 x 24,6 cm, légèrement recadrée, épreuve argentique tirée vers 1906 pour Feli Gautier, 192 x 246 mm, tampon sec sur le montage “Cautin et Berger”.

cependant que dès 1861 il avait commencé de souffrir du mal qui aura sa peau, et rongé son cerveau. Baudelaire décède le 31 août 1867. En avril 66, il « ne peut plus proférer un mot » (lettre de Poulet-Malassis à Champfleury, 14 avril). Malgré tout, sur ce dernier portrait, a-t-on l’impression d’un homme condamné ? Il y a toujours ce mixte de résolution, de candeur et de douceur qui caractérise le visage de Baudelaire. Difficile d’imaginer les douleurs insupportables. Toujours en avril 66, Mme Aupick, la mère du poète, vient le voir à Bruxelles. Il est aphasique, ne peut lire, mais comprend tout ce qu’on lui dit. Elle écrit : « Non, quie quie, les seuls mots qu’il articule, il les crie à tue-tête…» C’est épouvantable. Comme il devait souffrir. Un homme du verbe, amputé de la parole et de l’écrit ! On n’imagine pas ici, si tant est qu’on le puisse, un homme dont le cerveau est dévoré par la syphilis. Rappelons-le, la syphilis agit un peu comme un cancer pernicieux ; elle se déclare muettement, se promène en parasite dans son nouvel hôte, et, à un moment, se fixe sur un organe, et commence, irréversiblement, à la détruire. Mais, comme tout grand artiste (l’écriture est un art), Baudelaire continue de vivre. En nous.

 

Refs. Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, Cerf, 1989 /// J. Ziegler, C. Pichois, Baudelaire, Juillard, 1987

 

Léon Mychkine

mychkine@orange.fr

 


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