Belting

Image-médium-regard/Sur Hans Belting

Dans Pour une anthropologie des Images, Hans Belting questionne d’emblée la notion d’image en ce qu’elle dépasse largement le cadre proprement pictural. Ainsi, il écrit que la notion d’image ne peut pas être pensée autrement qu’à travers le prisme d’une occurrence trinitaire qui se compose ainsi : « image-médium-regard, ou image-dispositif-corps ». Avant de parvenir à une explicitation, nous avons besoin de quelques préliminaires théoriques.

Avant tout, explicitons comment Belting justifie son approche anthropologique à l’image : « [l]’anthropologie traite de l’être humain, et non des images. » (18). Mais, nous rappelle Belting, l’être humain est producteur « d’images intérieures et d’images extérieures ». À partir de là, « une “image” est plus que le produit d’une perception », puisque ce n’est pas avec la perception que nous produisons des « images intérieures ». On l’a compris, nous avons besoin d’un corps pour produire des images, d’un corps entendu comme un organisme-mental, dirions-nous, et non pas que seulement corporel, ou seulement psychique.

Belting nous rappelle une évidence : Les images s’inscrivent nécessaire-ment dans un medium, et ce medium implique nécessairement cette trinité conceptuelle, à savoir que même une “image” requiert bien une incarnation, un corps, pour la produire. Il nous rappelle aussi que la « fabrication des images est elle-même un acte symbolique, puisqu’elle influe et façonne en retour notre regard et notre perception iconique ». À partir de là, on est conduit rapidement au constat suivant : Il n’existe pas d’image neutre. Il est impossible de produire une image neutre, puisque toute image, à partir de son caractère génétique-symbolique, ne peut qu’être (devenir) livrée à l’interprétation, puisque c’est bien une volonté intentionnelle interprétative qui est à l’origine de la production des images ; à savoir que, les images ne tombant pas du ciel, ceux qui les produisent sont dotés d’une intention, ou de plusieurs. Les faisant, ils interprètent ce qu’ils veulent “dire” à travers leurs images, et, si tel est le but final, cette interprétation est délivrée au spectateur.

Je crois que le rappel de Belting quant à la nature trinitaire de la réception iconique — image-médium-regard, ou image-dispositif-corps —, est très puissante. Pourquoi ? Parce qu’il nous montre, par là-même, cette tendance que nous avons eue durant la longue gestation de l’Occident à séparer notre corps de l’image ; tendance qui nous vient aussi, comme le rappelle Belting, de la philosophie platonicienne. Rappelons que pour Platon, le corps n’est qu’une entrave à la vision (theoria) des Essences (ousiai), et qu’il va jusqu’à dire que c’est dans la mort que nous contemplons le mieux la vérité des choses en elles-même (dans le dialogue du Phédon, entre autres). Ce n’est pas le monde naturel qui est trompeur pour Platon, c’est sa copie, son imitation (mimésis) — qu’elle soit faite par un peintre ou un poète —, qui ne peut être que trompeuse. D’après lui, nulle copie ne sera jamais équivalente à l’Idée (nous dirions le Concept) que nous avons d’une chose réelle. C’est tellement vrai que les Idées connaissent leur propre vie — le Monde des Idées —, qui n’est pas sur Terre. On comprend, à partir de là, que Platon dématérialise complètement toute notion de représentation ou d’une imitation, et la rend spectrale, littéralement extra-terrestre (car divine). D’où la phrase de Belting : « nous avons oublié l’implication du corps humain dans la production des images ». Je crois que cette phrase de Belting est vraiment très puissante. S’il est assez convenu maintenant de parler du corps du spectateur dans les dispostifs contemporains, cela n’abolit pas le dire de Belting. Pourquoi ? Parce que Belting se place d’abord, me semble-t-il, du côté de celui qui produit l’image ; soit l’artiste. Le spectateur, en première instance, ne produit pas d’image, il ressent, il réagit, il pense, il réfléchit, et juge. Mais en seconde instance, face à une image, le spectateur la perçoit d’abord en tant que telle, c’est-à-dire telle qu’elle est objectivement, et puis, à partir de cette image, il va convoquer d’autres images qui lui sont familières, ou bien il va chercher dans son registre un moyen d’expliciter ce qu’il voit, et perçoit et comprend. Et si son registre ne lui permet pas de re-lier cette image à une autre, notre spectateur va soit accepter soit rejeter cette image. Mais nous nous sommes trop avancés ; revenons au préliminaire tel qu’exposé par Belting.

D’une manière que l’on peut trouver d’abord déroutante, Belting nous dit que « [L]e dénouement en eût été tout différent si Platon avait attiré notre attention sur cette autre sorte de mimésis qui existe entre la mort et l’image. À l’évidence, le défaut d’une théorie platonicienne de l’imbrication de la mort et de l’image a entraîné des conséquences incalculables tout au long de l’histoire de la philosophie occidentale. » De quoi parle Belting ? Si l’on comprend bien, Belting estime que l’image, la création des images, est d’abord faite pour rendre mimétiquement présent ce qui est absent ; et par exemple, les effigies égyptiennes des défunts). Il y aurait donc, ontologiquement, d’après Belting, un lien entre l’image et la mort. On peut mettre entre parenthèses ce postulat, parce que les images anthropomorphiques que nous trouvons durant la Préhistoire ne sont peut-être pas liées à la mort. Nous n’en savons rien. Mais ce que semble vouloir dire sinon Belting, c’est que si Platon avait pensé au corps comme effigie, “matière” habitée digne de se souvenir, de “ressusciter” à l’aide de l’imagination, alors peut-être que les choses eussent été différentes. Mais certainement que Platon n’eut pas saisi l’intérêt d’un tel appareillage mémoriel puisqu’il défendait aussi la théorie de la métempsychose ; les âmes quittent les corps des défunts, contemplent les Essences dans le monde de l’Empyrée, et réintègrent in utero un embryon… À partir de là, on voit bien que Platon ne pouvait avoir une vision du corps en tant que défunt, puisque le corps ne sert que de réceptacle à l’âme et qu’il ne sera que le pourvoyeur et le récipiendaire de quelques plaisirs qui ne valent pas qu’on s’en souviennent après la mort. Or, Belting nous le dit bien, et d’ailleurs d’une manière très belle : « l’homme n’apparaît pas comme le maître de ses images, mais — ce qui est tout différent — comme le “lieu des images” qui occupent son corps, il est livré aux images qu’il produit, encore qu’il n’ait de cesse de vouloir les dominer ». C’est comme si, en quelque sorte, nous avions toujours été entourés d’images, comme s’il y avait toujours une ou des images toujours prédisposées à représenter les situations dans lesquelles nous nous trouvons. Les premiers hommes à avoir produit des images dont nous avons des traces ont ouvert une sorte de boîte de Pandore, ouverte à la prolifération iconique qui, nous a submergés de longtemps. Ce qui n’empêche pas que c’est toujours depuis notre corps (à prendre dans le sens corps-esprit) que nous produisons des images. Mais il y en a tellement qu’il semble qu’elles aient intégré un Monde des Images (si la création culturelle, en elle-même est un Monde, alors il y autant des sous-ensembles de mondes qui sont des mondes eux-aussi, dont celui des images). Mais alors, s’il existe un tel monde, et je crois qu’il existe, car je suis la thèse poppérienne des “Trois Mondes” : Physique/Sens/Culture ; alors il n’est pas certain que « le corps [ne] soit [que le seul] le lieu des images ». Le monde de la Culture gravite autour de nous, que nous y soyons présents ou absents, participants ou non. Dans ce contexte, qui peut sembler une hypothèse, où est le corps ? Il a été présent, à un moment donné, pour inscrire telle image. De la même manière qu’on été présents les corps d’Homo Sapiens pour tracer leurs symboles et figures. Quand nous sommes devant ces images, nous y faisons face avec notre corps, un corps interpolé dans un contexte iconique qui nous parle que d’une manière absolument désynchronisée ; le son, les chants, les mystères, les rites, les gestes, les préparatifs, les danses, etc. ; tout cela nous est inaccessible. Que reste-t-il de notre corps de ce moment ? Une fiction uchronique ? Quelles relations ces Homo-Sapiens entretenaient-ils avec le corps, avec leur corps ? Par ces questions, j’interroge Belting quant à son rappel du corps comme lieu des images. S’il dit bien sûr que les images ont connu une évolution au cours de l’Histoire, il faut évidemment ne pas oublier que le corps est tout autant concerné par l’évolution proprement dite : comment conçoit-on son corps il y a 2 Millions d’années ? Comment le conçoit-on il y a 30 000 ans en Dordogne ? Comment le conçoit-on il y a 9000 ans à Jéricho ? Etc… Je crains que Belting n’essentialise le corps… De la même manière, il ne saurait y avoir un corps-contemporain ; nous avons tous notre manière, notre habitus d’appréhender notre corps, qui varie selon nos propres histoires, nos propres biographies… Belting a raison de dire que le corps est le lieu des images, la question, toutefois, est de quel corps parlons-nous ?

à suivre…

 


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