Bribes vocales d’André Malraux sur France-Culture, 1981. #1

On trouve, sur France-Culture, en balado (québécois) ou en podcast (français) une série de 15 conversations entre Jean-Marie Drot et André Malraux, entre 1974 et 1976, jusque quelques mois avant son décès. Le son n’est pas toujours très fidèle, spécialement du côté de Malraux, et plus les épisodes avancent, et plus la parole est interrompue par des éclats musicaux parfois insupportables, car intempestifs, et trop récurrents. Et, au bout du compte, c’est vraiment une expérience pénible que de suivre ces émissions, car cet  embarras commence dès la première. Ceci dit, en faisant preuve de patience et d’abnégation, on peut, comme je le fais, enregistrer Malraux et couper la musique, afin de ne garder que la voix. C’est ce que je propose dès le premier extrait ci-dessous. C’est beaucoup plus agréable, mais l’on pourra toujours se demander pourquoi fallait-il si incessamment couper la parole de Malraux…  

Dans le premier épisode titre : “De l’importance de l’art”, Malraux pose que tout peut être subsumé sous ce qu’il appelle une « problématique » : la pensée, la religion, les grandes questions, et l’art. Or l’art, à ses yeux, est la seule problématique dotée de présence.     

§1.« Je crois que nous ne pouvons réfléchir à notre époque, sérieusement sur l’art, que comme à une problématique. Or, les autres problématiques, ont tout de même un lien mais aussi une faiblesse ; c’est que les autres problématiques ne sont pas accompagnées de présence. N’importe quelle problématique religieuse, est la problématique de la foi donnée, ou les dogmes, comme vous voudrez, bon. Mais, la problématique de l’art, dépasse son élément proprement historique, à savoir l’Égypte, et son art égyptien, pour aboutir à ce dont nous avons déjà parlé, c’est certain que la statue égyptienne ne nous dit pas ce qu’elle veut dire, mais c’est certain qu’elle nous parle. Alors là l’art représente pour moi quelque chose de tout à fait exceptionnel, dans les problématiques de notre temps, je dirais en simplifiant : Qu’est-ce que c’est que la pensée de notre temps ? C’est une problématique. Il n’y a pas une problématique sérieuse, ou alors, dans un autre domaine, je veux dire, peut-être en Russie où il y a un marxisme qui tient lieu de dogme, je veux bien, disons, alors disons je parle de l’Occident, y compris le Japon, etc., bien. Notre pensée est une problématique. Dans cette problématique, l’art joue un rôle excessivement important parce que seul, il apporte la présence. Nous ne pouvons pas, être sur n’importe quelle hypothèse à l’égard de l’œuvre d’art, alors que nous pouvons être sur n’importe quelle hypothèse raisonnable à l’égard de l’évolution d’une religion qui n’est pas la nôtre.» 

Que veut dire Malraux ? Pourquoi serions-nous à même de produire des hypothèses sur n’importe quelle religion ? Sommes-nous omniscients ? Malraux connaissait-il par le menu toutes” les religions ? Ensuite, dire que seul l’art apporte la présence, il serait tentant de l’accorder, tant c’est un bien bel énoncé, appétissant ; mais est-ce vrai ? Le croyant fervent n’est-il pas convaincu d’être dans la présence divine chaque fois qu’il regarde une émanation de la “Nature” ? Chaque fois qu’il prie ? Ou chaque fois qu’il lit les “Sainte Écritures” ? Certainement que si. Sauf que, la grande différence, c’est que celui quoi “voit” Dieu, qui “parle” avec “lui” (Salomon dans la tente, Moïse sur le Mont Sinaï…), est bien le seul à avoir ce contact… C’est bien ce que disait Hobbes, penseur et fondateur de l’État Moderne : le prophète est bien le seul à parler avec Dieu, mais qui en est témoin ? Où est le tiers ? Bien entendu, il en va différemment avec l’art, car n’importe qui peut faire l’expérience d’une œuvre d’art, elle n’est pas, à proprement parler, invisible, ni réservée. De fait, oui, nous serions d’accord avec Malraux : l’art rend présent. Comme il le dit avant (non retranscrit ici), l’art a une tendance “métaphorique” ; non pas que l’art soit de la poésie, mais, dit Malraux, dans le sens mallarméen : il n’y a pas de “comme” ; l’art transporte (μεταφορά = metaphorà = transport, au sens physique et/ou abstrait) tout de suite, ou pas. L’œuvre d’art nous emmène, éventuellement tout de suite, mais ce n’est pas mandatoire, dans tous les cas, et même si cela peut prendre du temps, depuis un ici vers un ailleurs. C’est bien pour cela que l’art “fait” voyager ; qu’il s’agisse d’une œuvre plastique, musicale, etc. Mais, pour être emmené, il faut une présence ; un regard, une forme, un son, etc. C’est bien pour cela qu’il est toujours aussi erroné de qualifier une œuvre plastique de “poétique”, car la poésie n’est pas nécessairement métaphorique (p.ex dans de nombreux poèmes de Pound, chez Reznikoff, etc.), tandis qu’une œuvre plastique, généralement, l’est. La poésie n’appartient qu’à l’écriture, il n’existe pas de peinture poétique, de film poétique, ni de photographie poétique, etc. En revanche, il y a du transport — métaphore : même l’œuvre plastique nous emmène en son for intérieur, nous opérons un déplacement : nous ne sommes plus “ici” mais “dedans”. C’est haptique, qualité que ne peut détenir un texte littéraire. Reprenons. Mallarmé supprime le “comme”, il vous appelle depuis le langage, sans passerelle ; vous suivez, ou non, il faut faire un effort conséquent, il faut, littéralement, sauter dans le texte, le poème, en fixant son propre fil d’Ariane, et poser des camps de base (on ne peut pas lire Mallarmé comme on lit Baudelaire ni Rimbaud….). A contrario, et pour suivre Mallarmé, l‘œuvre plastique ne se pose pas la question de la prise — comment je rentre dans l’œuvre —, elle a cette part d’évidence qui fait qu’elle est, de fait, toujours dévoilée. L’art plastique, contrairement à la Nature chez Héraclite, ne se cache pas. (Phusis kruptesthei philei, « la nature aime à se cacher »). Cela ne veut pas dire que l’œuvre plastique, dès lors, dit tout, tout de suite, cependant qu’elle dit déjà beaucoup. Et l’on peut toujours revenir à Frank Stella, avec sa fameuse maxime “What you see is what you see”. Ce n’est jamais le cas, il y a toujours un “arrière-monde”, une arrière-pensée, une théorie, de theôria / θεωρία = contemplation, spéculation, regards sur les choses ; de “theôréô” / θεωρέω  :« examiner, regarder, considérer », de “theôrós”/θεωρός :« spectateur » ! Il n’y avait que Picasso pour dire « Si je n’ai pas de bleu, je mets du rouge »… Or chez Stella, la couleur, elle n’est pas posée au petit bonheur la chance : « Je pense qu’au bout d’un certain temps, on devrait savoir qu’on ne fait que mutiler la peinture. Si vous avez un sentiment à-propos d’une couleur ou de la direction d’une ligne ou autre, je pense que vous pouvez l’exprimer.» (1966) « Les formes et l’interaction des formes et des couleurs vous donneraient un sens narratif.» (2014). Clairement, Stella n’a pas passé son (très) long temps d’artiste à peindre n’importe quelle couleur à la va-comme-je-te-pousse.

Refs /Gregory Battcock (Ed), Minimal Art: A Critical Anthology, University of California Press, 1966 /// “Frank Stella, by Stella McCartney”, Interview Magazine, 11 10 2014

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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