Cela fait longtemps que je veux écrire sur Buren ; la question étant : “Sous quel angle d’attaque ?”Car il est de bon ton d’ironiser sur Buren, en ne voyant là qu’un homme qui, toute sa vie, n’aura, principalement, montré que des bandes ; certes, peu à peu déclinées, modales, exploitées dans une multitude de propositions. Bien sûr, Buren n’a pas fait que cela, et que l’on apprécie ou pas son œuvre, elle est si originale dans sa diversité qu’il serait, à mon sens, assez difficile de tout disqualifier, à moins d’argumenter à un très haut niveau, et encore, cela me semble vain d’avance. Du groupe BMPT, il est assez patent que c’est lui qui s’en est le mieux sorti, justement par la richesse de ses idées, et le refus de rester cloîtré, comme Toroni par exemple, dans un seul idiome. S’en être sorti, par ailleurs, caractérise ontologiquement l’œuvre de Buren, car il s’est bien agi, dès le début, de proposer des œuvres asignifiantes mais toujours relativement à un environnement, et cette considérable constance historique — le lien entre l’œuvre et l’environnement —, n’a pas encore été suffisamment interrogée. Ce qui est aussi impressionnant, chez Buren, c’est le considérable appareil critique qu’il a produit, et qui demande certainement à être étudié, à la fois pour ce qu’il contient de pertinent, et de “pour la cause”. Cet article se veut ainsi un petit reassess survol chronologique et théorique, débusquant la mythologie qui entoure déjà l’artiste, et réaffirmant sa pertinence (si besoin était). Cette pertinence trouvera son ancrage dans un épisode peu connu et pourtant retentissant dans la carrière de Buren, qui aura occurré durant la ‘Sixth Guggenheim International Exhibition’, en 1971 (Chapitre 3), épisode si extraordinaire qu’il inscrit, de facto, Buren dans l’histoire de l’art contemporain et immédiatement, tout autant que la lumière nucléaire décalquent les ombres ad eternam .
1. Quand on regarde la production burenienne, on ne peut au minimum qu’être étonné par la constance de son vocabulaire, un vocabulaire simplissime. La légende raconte qu’au départ, c’est parce qu’il peignait de manière espacée à l’aide de bandes adhésives qu’il s’est rendu compte de l’effet plastique des bandes immaculées qui apparaissaient après leur retirement, et que, c’est au marché Saint-Pierre qu’il eut la révélation épiphanique de tomber sur « du lin à rayures qui était généralement utilisé pour des coussins et des matelas. Il était fin, c’était du coton très léger, et ressemblait aux stores utilisés pour recouvrir les terrasses des cafés et restaurants de Paris et du monde entier. Ce matériel ressemblait exactement à ce que j’avais essayé de faire de façon formelle avec la peinture pendant plus d’une année — quoiqu’avec moins de succès. J’ai acheté plusieurs mètres et j’ai immédiatement commencé à travailler avec. Les rayures sont devenues un modèle, un signe que j’ai plus tard appelé mon outil visuel. Cette séquence de rayures alternant le blanc et la couleur d’une largeur particulière — 8,7 cm — n’est que l’élément stable que j’ai utilisé sans exception depuis 1965.» Cet extrait d’entretien date de 1988. À cette date, cela fait donc 23 ans que Buren utilise ses bandes de 8,7 cm ! Voilà pour la constance. On aura abondamment écrit sur la production burenienne, la vouant à toutes les gémonies imaginables ou la louangeant jusqu’au firmament des Génies artistiques. Je sais bien : on pourrait balayer d’un geste de la main, ou des neurones, en disant : Buren, on s’en fiche ! Oui. Soit. On pourrait. Cependant, on ne peut guère le glisser comme un petit tas de poussière sous le tapis ; le monsieur a une œuvre. Bien entendu, cette œuvre ne serait fors les bandes, bandes devenues Marque de fabrique. De la même manière que Toroni a pu ouvrir un fond de commerce (tant intellectuel que financier) avec ses carrés, Buren a fait fond de ses bandes. Rien que de rappeler cela, c’est assez extraordinaire. Et quoiqu’on en dise, cela a été, et cela est. La question que j’aimerais soulever, et qui est assez colossale, et qui ne sera qu’esquissée ici, c’est : Qu’est-ce que les bandes de Buren disent de l’art contemporain ? Car Buren a irradié dans le monde entier, c’est une star internationale. C’est un fait incontestable. Ce qui ne laisse de m’interroger, c’est, accessoirement, cette primo-question : Comment lancer une carrière d’artiste avec un format aussi pauvre et sur autant d’années ? Car même si Malevitch a bien peint un carré noir sur fond blanc, il n’a pas passé 56 ans de sa vie a exposer des “Carré noir sur fond blanc” ! De la même manière, Klein n’a pas passé sa vie à exposer des monochromes bleus sur une même durée. De fait, le quidam un peu au courant de l’existence de deux ou trois œuvres de Buren, si on lui posait la question, affirmerait volontiers, qu’à son avis, il a passé sa vie à “faire des bandes”. Erreur ! En recherchant dans son ultra-abondante muséographie, on peut suggérer que, dès 1975, l’œuvre se diversifie, à l’image d’“Intervention” (15 octobre 1975, galerie 31, Paris). Si l’on comprend bien, suivant les images, dont une choisie ci-dessous, Buren a espacé, sur un sol blanc, des rectangles noirs. Nous ne sommes plus dans les bandes. Poursuivons.
Ceci dit, cette “erreur” est circonstancielle ; Buren, pendant des années, ne pratique que la bande, que celles-ci soient verticales, de biais, en pointillés sur des rampes d’escalier, le vocabulaire ne change pas, sauf, dirons-nous, sa conjugaison. En 1981, dans Artforum (Vol.19, No.6), Jean-François Lyotard fait paraître un article titré “The Works and Writings of Daniel Buren: An Introduction to the Philosophy of Contemporary Art”, pas moins ! Il y a moyen de dégotter une philosophie de l’art contemporain à partir des œuvres et écrits de Buren. Examinons quelque peu cette proposition. Après avoir souligné que « ses matériaux sont restés constants depuis 1965 : bandes verticales sur toile ou papier, alternativement blanches ou de couleurs », et positionnés ou installés dans différents modes d’expression (murs, escaliers, piédestal, sculpture, etc), Lyotard en vient à ce point somme toute banal : « Le fait que les matériaux soient en couleur nous dit que la tactique DB [‘DB’s gambit’] concerne la nature de la peinture (et la sculpture peinte): elle assume qu’aussi longtemps qu’il regarde, l’œil qui voit la peinture est, à tout le moins, capable de distinguer parmi les couleurs. L’œuvre s’adresse elle-même à ce regard. […] La question adressée à l’œil est : Vous qui voyez les couleurs dans la peinture, pouvez-vous voir celles-ci ? Et sinon, pourquoi ? […] Le fait qu’une ou deux des bandes de lin blanc soient peinte par dessus (la peinture industrielle) à la main nous dit que la question soulevée par l’œuvre de DB n’est pas celle soulevée par le Ready-made ou le Ready-made assisté. Le fait qu’à la fin de l’exposition le matériau soit souvent détruit nous dit qu’il ne vaut rien en soi, mais n’a seulement de valeur qu’in situ.» Deux choses, donc, ici. 1) Buren peint par dessus ce qui a déjà été peint, mais à l’usine… À l’œil agile de reconnaître la main de la machine. Soit. 2) Finalement, l’œuvre d’art, ici devenue “matériau”, importe tellement peu qu’elle est souvent détruite, tandis que c’est le contexte qui aura prévalu, le contexte environnemental. On trouve là, en quelque sorte, une sorte de B.a.-ba de tout ce qui, plus tard, pourra se dire sur l’œuvre burenien : ce qui importe, ce n’est pas l’œuvre, c’est l’environnement, le support, le lieu qui l’accueille, et ainsi à l’infini. Ensuite, dans son texte, Lyotard essaie de transposer le processus burenien dans le domaine linguistique, transformant en phrases (‘sentences’) ses installations temporelles ; mais cela n’est pas très convaincant. Alors, puisque cela n’appuie pas encore assez sur l’expérience burenienne, Lyotard enfonce l’accélérateur ; il indique qu’en raison du dispositif employé, ce qu’il appelle pompeusement les « conducteurs spatio-temporels », permettent au « regardeur et ce qui est visible d’être impliqués dans un même champ dans lequel ils sont chacun l’un des pôles. On peut envisager l’espace-temps posé par une œuvre plastique et un espace-temps neutralisé autour du corps des spectateurs comme transitoires et des projections localisées émanant d’un champ de visibilité.» Mazette ! Mais, déso, dsl, désolé, je ne sais pas du tout comment on peut neutraliser l’espace-temps, et je ne sais pas non plus du tout ce que l’expression « espace-temps » signifie pour Lyotard. Prise à la lettre, nous sommes de fait plongés là dans un événement cosmique. On rappellera que, chez son théoricien initiateur, Minkowski, l’espace-temps constitue le moment exact où le cône cosmologique du “passé” abouche au cône cosmologique du “futur”, constituant ce bref moment fugace appelé naïvement le présent et que l’on devrait bien plutôt considérer comme un devenir. Pour le dire autrement, il n’est pas correct terminologiquement de décrire une scène perceptive entre A et B comme impliquée dans l’espace-temps, c’est naïf, ou grotesque. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas des entités cosmiques gravitationnelles ; or l’espace-temps s’inscrit à cette échelle, et certainement pas à l’échelle mésoscopique de l’humain. Ainsi donc, s’il avait lu Whitehead, Lyotard aurait pu peut-être parler alors et bien plutôt d’« événement », qui, en soi, est un sous-ensemble géométrique de tous les ensembles de tous les événements qui constituent ce que, ici-bas, nous appelons le monde. À ce stade de son “analyse”, on peut déjà dire que Lyotard écrit n’importe quoi, et qu’il rejoint là ce que le chercheur Alan Sokal n’aura pas manqué de brocarder, à savoir une espèce de “pensée” qui fait de tout bois, surtout de celui dont elle ne peut comprendre, l’essence. Ainsi, avoir recours à la notion cosmologique pour décrire une relation perceptive entre un sujet et un objet dans un cadre de référence purement terrestre, au sol, ne ressortit à rien d’autre qu’à ce que le chercheur Johathan Trent (NASA) appelait, francisé par la traduction, une théorie bidonnacée et/ou confuzoaire. En clair, comme on dit, il n’est pas besoin d’appuyer aussi pseudo-scientifiquement sur une œuvre d’art pour la valider. À moins, à moins qu’il ne s’agisse là d’un des multiples moyens auquel on a recours afin de pallier une certaine vacuité, ce qui expliquerait, par ailleurs, peut-être, pourquoi Buren a tant écrit pour expliquer et justifier ses œuvres ? Donc, nous pourrions continuer à expliciter la baroquerie boursouflée du discours lyotardien, mais cela, pense-t-on, suffira.
2. Une autre manière de faire “tenir” l’œuvre burenien, c’est de l’inclure dans un grand programme contextuel-environnemental et rebelle. C’est l’argument d’André-Louis Paré (1991). Son article, d’entrée de jeu, n’y va pas de main morte : « Daniel Buren est l’un des artistes français les plus mondialement connus. Sans trop exagérer, on peut dire qu’il est l’un de ceux qui a le plus marqué de manière originale la scène internationale des arts visuels des vingt dernières années.» La question, évidemment, c’est en quoi Buren aura marqué la scène internationale (SI). Premier coup de chapeau :« […] cette reconnaissance internationale s’est construite en marge des institutions officielles de l’art et de leur pouvoir. En effet, par une volonté de questionner le rapport que doit entretenir l’art avec son milieu social et politique; de questionner la relation qu’entretient l’art avec les institutions officielles dans la présentation des oeuvres [sic] d’art; de questionner les fonctions de l’art et de l’artiste dans le devenir même du nom de l’art à l’intérieur d’un système où ces mêmes termes – art et artiste – sont désormais, dans une civilisation du spectacle, intégrés à la culture de masse, Buren a emprunté un chemin critique jusqu’alors inusité.» Certes, cependant, il faut rappeler que, dès janvier 1965, Buren, avec Parmentier, Mosset et Toroni, expose au “18e Salon de la Jeune Peinture”, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris… En guise de geste rebelle contre les « institutions officielles » et la « civilisation du spectacle », c’est un peu maigre. Et cette “installation” institutionnelle ne s’arrêtera pas là ; on retrouve Buren en juin 1967 au Musée des Arts Décoratifs, de nouveau au Musée d’art moderne de Paris, de septembre à novembre 1967, etc., etc. Bien plutôt qu’un marginal, Buren s’est, dès le début de sa “carrière”, intégré dans le moule institutionnel. S’il y a donc une radicalité, chez lui, elle n’est déjà sûrement pas politique. Certes, la mythologie du Buren colleur de bandes ne sera pas oubliée, comme tente de la réactiver Paré dans son texte : « Cela va débuter comme il se doit dans la rue. Affichage sauvage de bandes vertes et blanches sur les murs ou panneaux publicitaires. Affichage anonyme qu’il va d’ailleurs poursuivre au- delà de ces années révolutionnaires. Ce fut son premier geste solitaire. Son premier geste de contestation et de contribution personnelle contre le système.» Tout cela est bien bel et bon, mais il faut rappeler que c’est en 1968, sans galerie alors, que Buren investit la rue, donc après l’adoubement institutionnel. Ce n’est plus la même lecture de l’événement (au sens ici de “happening”). Alors, oui, il appose ses bandes sur des panneaux publicitaires, et sera interpellé par la police en Suisse, durant l’exposition (à laquelle il n’avait pas été convié) « Quand les attitudes deviennent forme ». Cela en fait-il un rebelle acharné contre le “système”? Certainement pas. Mais qu’importe, Paré voit un autre symbole immarcescible chez Buren, à savoir la fameuse bande de 8,7 :« Cette bande de 8,7 cm trouvera à se manifester sur toutes sortes de matériaux (la toile, le papier, le verre, le tissu, le plastique, le miroir, etc.), mais également dans des lieux jusqu’alors inhabituels pour le monde de l’art. La récurrence de ce motif minimaliste sera la marque de sa critique des cadres institués par le pouvoir. Il sera la marque de la déconstruction d’une certaine manière de voir l’art et son histoire. Celle, par exemple, de sa présentation et de sa conservation. Bref, la bande de 8,7 cm est le signe choisi par Buren pour déconstruire les symboles institutionnels. Ceux de la superstructure politique et sociale.» Rien que cela ! Mazette ! Vous rendez-vous compte ? Une bande de 8,7 cm, réitérée sur x années et x formats recèle l’insoupçonnée puissance de s’opposer frontalement aux “cadres institués par le pouvoir”, et de “déconstruire les symboles institutionnels”, etc. C’est assez inouï. On commence à s’en rendre compte ; il est des œuvres d’art qui font littéralement délirer leur thuriféraires. Pourquoi pas, me direz-vous ? Oui. Mais la question alors, est : Où s’arrête le délire ? Ou bien : Comment s’accompagne le délire ? En écrivant ce mot, on peut penser bien sûr au “délire” de Platon, à son daîmon, et à ce que G. Bruno appelait la “fureur”. Mais alors il s’agit là d’un délire connaissant, enivré par la connaissance et la recherche d’une méta-connaissance. Hélas !, à l’inverse, les propositions délirantes de Lyotard et de Paré ne voisinent pas dans ces parages, c’est juste grandiloquent, et, pour tout dire, n’importe quoi ; mais ça peut, ça peut, impressionner le chaland. Car il est délirant de dire que la bande de Buren a déconstruit les symboles institutionnels ; une œuvre d’art ne déconstruit rien du tout, elle ne retranche rien ; au mieux, elle ajoute. Et l’ironie consistera bien à remarquer que Buren, au lieu de déconstruire quoi que ce soit, se sera tout de suite intégré au système, système qui l’aura, et très vite, intégré, protégé, et digéré. 3. À la limite, la seule subversion burenienne aura consisté à froisser et heurter les “braves” gens qui ne connaissaient absolument rien à l’art contemporain et qui se seront égosillés entre autres sur les fameuses colonnes, sans oublier ce qu’il faut bien appeler son coup de maître, la censure quasi instantanée de sa gigantesque toile (10 X 20 mètres) de bandes alternées blanches/bleues, au Musée Guggenheim, en 1971, à l’occasion de la ‘Sixth Guggenheim International Exhibition’ :
Buren y est sélectionné parmi de nombreux artistes pour une exposition se voulant un instantané des avant-gardes. La liste des invités est prestigieuse : Antonio Dias, Hanne Darboven, Mario Merz, Richard Long, Victor Burgin, On Kawara, Jiro Takamatsu, Jan Dibbets, Carl Andre, Walter De Maria, Dan Flavin, Michael Heizer, Donald Judd, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, Bruce Nauman, Robert Ryman, Richard Serra, et Lawrence Weiner. Or, à peine l’œuvre de Buren est-elle installée qu’elle suscite de vivres protestations de la part de Judd, Flavin et Heizer, qui voient là une sorte d’obstacle gigantesque à la perception de leurs propres œuvres, en sus de ne pas passer, à leurs yeux, le test pour être qualifiée en tant qu’œuvre d’art véritable. S’ajouta à cela un véritable dilemme qui saisit les responsables et commissaires d’exposition, dilemme révélateur d’un authentique conflit conceptuel entre l’intentionalité de l’exposition, censée “asseoir” l’avant-garde ; et ce qui, tout à coup, semblait détonner totalement en tant qu’“en avance sur son temps”, à savoir la pièce centrale de Buren (je reprends ici, pour partie, les informations trouvées dans l’excellent article d’Alberro, 1997). C’est donc à la suite de quelques protestations issues par rien moins que des “stars” de l’art conceptuel américain ajoutées au dilemme théorique posée par la pièce de Buren que les responsables sollicitèrent, de la part de l’artiste, une modification volumétrique de son œuvre. Buren s’y refusa. Il fut alors décidé de la retirer, tandis que Buren, sur plans, avait bien détaillé précisément comment la pièce serait installée au sein du musée. De fait, le jour même du vernissage, la pièce avait disparu ! Cette censure scandalisa la plupart des artistes invités. S’ensuivit alors une pétition exigeant la réinstallation, à l’identique, de la pièce principale de Buren (la bannière à bandes installée à l’extérieur du musée, de 1,50 x 10 mètres, n’étant pas concernée). Il est intéressant de noter que Judd, Flavin, De Maria, Heizer et Kosuth s’abstinrent de se joindre aux signataires, et que seul Carl Andre alla au bout de cette logique contestataire en retirant son œuvre. Pour sa part, Dan Flavin écrivit une lettre à Buren, dans laquelle il le traitait de charlatan carriériste, qualifiant ses interventions artistiques en tant que « geste négatif pour avancer votre carrière marginale dans une controverse pseudo-artistique », ajoutant qu’il n’avait « jamais rencontré un si misérable non-sens que le vôtre.» Las ! Aucun visiteur n’aura pu voir cette œuvre déployée dans le vide quasi sidéral du Musée Guggenheim. Et c’est fort dommage, car, de mon point de vue, Buren n’aura jamais rien proposé d’aussi extraordinaire.
4. Extrait de Daniel Buren, “Absence-présence, autour d’un détour – 8 mars 1971”:
« 1. Ordonnance
Description du projet accepté par le Musée Guggenheim dès octobre 1970 pour être réalisé lors du VIth Guggenheim International Exhibition dont l’ouverture avait lieu le 11 février 1971 :
Deux peintures :
N° 1. Intérieur (au centre du Musée Guggenheim depuis la coupole du haut jusqu’à la première rampe en bas), voir photo. Peinture acrylique sur tissu de 20 m sur 10 m, visible recto verso. Description : tissu de coton à bandes alternées blanches et bleues tissées, de 8,7 cm chacune et dont les deux bandes extrêmes blanches sont recouvertes de peinture blanche recto verso.
N° 2. Extérieur (au centre de la 88e rue entre Madison et Fifth avenue). Endroit trouvé par les soins du Musée. Peinture acrylique sur tissu de 1,50 m sur 10 m, visible recto verso. Description : tissu de coton à bandes alternées blanches et bleues tissées, de 8,7 cm chacune et dont les deux bandes extrêmes blanches sont recouvertes de peinture blanche recto verso.
La toile n° 1 a été installée le 10 février, veille de l’ouverture. Certains artistes participants, conduits par Dan Flavin, ont immédiatement menacé le musée de se retirer de l’exposition si ce travail n’était pas ôté sans délais. Le musée me demanda alors de n’exposer que la toile n° 2 et de retirer la toile n° 1 en échange d’une exposition personnelle offerte par le Guggenheim à la suite de cette exposition de groupe.
Avant même que je donne ma réponse, la toile n° 1 était retirée de l’exposition sans aucune autorisation de ma part.
Il n’était évidemment pas question d’exposer la toile n° 2 sans la toile n° 1, ce qui était une mutilation du projet tel qu’il était envisagé.»
Ainsi donc, on constate que certains artistes, dont les noms ont été déjà cités plus haut, n’ont pas hésité une seule seconde à exiger le retrait de la toile sous la coupole. On peut se demander pourquoi. Pourquoi tant de haine ?, car les réactions de Judd et Flavin relevaient de cet ordre. L’une des réponses est la sidération face à une œuvre gigantesque qui, en quelque sorte, atomisait toutes les autres. Si l’on en croit les atermoiements des responsables tant du Guggenheim que de l’exposition, il y a eu là une véritable scission conceptuelle : Comment équilibrer ce qui apparaissait comme un chiasme esthétique entre l’“avant-garde” et l’“en avance sur son temps” ? La loi du nombre s’imposant, il fallut que Buren reculât, pis, disparût ; geste à la fois terrible et, en même temps, si révélateur d’une situation inédite, au point que son œuvre initiale n’apparaît pas même dans le catalogue de l’exposition, dans lequel le lecteur ne verra que ces deux illustrations :
ce qui, tout de même, comme on dirait aujourd’hui, est assez violent, puisque celles-ci n’ont rien à voir avec ce qui était accroché.
Pour ma part, il me semble que cet accrochage du 10 février 1971, quant à sa forme, sa manifestation, son dispositif, n’a pas encore été entièrement pensé. Et pourquoi d’ailleurs tenté de s’attarder sur un événement avorté ? Mais il y eut événement, en l’espèce, une proposition artistique qui, de par sa seule présence, interrogeait la scénographie de toute œuvre d’art dans l’espace, public ou privé, voire, public et privé, puisque Buren était aussi entre Madison et Fifth avenue. En ce sens, il est fort regrettable que des artistes, stars du conceptuel US, aient réagi d’une manière aussi puérile. Ont-ils médité ce que Buren leur aura répondu ?: « Cet outil n’est qu’un leurre, un filet de pêche. Ceux qui ne s’y laissent pas prendre commencent à voir, leur regard peut diverger. Ceux qui ne voient que cela, en revanche, ne voient rien, ils sont pris au piège, à leur propre piège. Ils me font penser à ce vieux adage chinois: “Le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt”, qui pourrait se traduire de la façon suivante : l’outil visuel montre l’espace, le critique d’art regarde l’outil.» C’est fort improbable, tant leur psyché était ivre de mépris et de condescendance pour le seul frenchy exposant.
à suivre…
Refs. Paré, A.-L., 1991, “Daniel Buren : l’art(iste) para/site”, Espace/Critique n°17 /// Alan Sokal, Beyond the Hoax : Science, Philosophy and Culture, OUP Oxford, 2010 /// Jonathan Trent, “Excursion au royaume des bidonnacées et des confuzoaires”, La Recherche, n°323, septembre 1999 //// Alexander Alberro, “The Turn of the Screw: Daniel Buren, Dan Flavin, and the Sixth Guggenheim International Exhibition”, October, Vol.80 (Spring, 1997), The MIT Press ////
PS. Illustration standard du cône de Minkowski :
Léon Mychkine
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