Tout le monde connaît au moins un paysage de Friedrich. Souvent habité par un personnage, au moins. Mais il y a aussi ces paysages Landschaften sans personne niemand. Quel pouvoir de révélation avait donc pour Friedrich ces roches ? Quel pouvoir avait le paysage ? Quel pouvoir a-t-il encore pour que nous le contemplions toujours ? Chercher l’infini, acquiescer au fini, mais quel fini ! La main de la Nature. On lit généralement que Friedrich est un peintre romantique, mais on oublie souvent d’ajouter allemand. Le romantisme allemand diffère des autres Romantismes, notamment français, avec lequel il n’a rien à voir. Ainsi, pour ressentir la peinture de Friedrich, on peut sûrement la regarder, mais aussi lire les Romantiques Allemands ; Hölderlin, Novalis, F. Schlegel, H. von Kleist, entre autres.
« Le 20 janvier, Lenz partit à travers les montagnes. Cimes et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierre grise dévalant dans les vallées, étendues vertes, rochers et sapins. Il faisait un froid humide ; l’eau ruisselait le long des rochers et jaillissait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air moite. Au ciel couraient des nuages gris, le tout fort épais ; puis le brouillard s’élevait en fumant et pénétrait peu à peu à travers les buissons, paresseusement, pesamment. …» Premières lignes de Lenz, de Georg Büchner (mort du typhus à l’âge de 23 ans). À peine indiqué la présence d’un être humain, Büchner décrit ce qui l’entoure, et qui est bien plus grand et vaste que le personnage, et il décrit le paysage tel quel, sans fioritures, sans additif. La Nature de Friedrich est comme celle de Büchner, naturelle, non “améliorée” ou décorative comme chez Poussin, par exemple. Je pense bien que Kant n’eut pas goûté ce tableau des “Rochers en bords de mer”; il n’eût rien trouvé là de “beau”, lui qui écrit dans sa Troisième Critique que la contemplation « de la grandeur de la nature » provoque une satisfaction qui tient davantage de son « aspect effrayant », ce qui, pour lui, est contradictoire, à moins d’en chercher une raison dans le « suprasensible », qui, pour le coup, repose sur un « fondement moral » (ouf !, c’est déjà indigeste comme un repas fait uniquement de gâteaux). De fait, si Kant avait pu contempler les tableaux de Friedrich, il se serait gratté la tête. On date l’apparition de ce romantisme (Premier Romantisme, ou Frühromantik) à partir de 1797, avec la parution princeps du premier numéro de la revue Athenaum, fondée par les frères Schlegel, en 1798 ; et Immanuel Kant décède en 1804, à l’âge de 80 ans. On peut donc supposer légitimement qu’il n’a guère eu vent de la naissance de ce romantisme, fait d’un mélange de passion pour le réel le plus pur, mêlé à un imaginaire débordant de mystères, de féérique, le tout assaisonné d’une mélancolie pour la finitude particulièrement soignée à grandes lampées de blues avant la lettre. Si l’on met tout cela de côté, on peut se poser la question de l’intérêt qu’avait Friedrich a peindre une telle scène. Nous sommes tout de même en 1824. Si l’on compare avec un paysage de Constable, par exemple, ce dernier devient une bonbonnière chez celui-là. En 1824, si l’on jette un œil certes rapide sur ce qui se produit en peinture européenne, personne ne peint comme Friedrich.
C’est quand même assez hostile comme environnement, spécialement ces rochers saillants, pointant vers le ciel crépusculaire, acérés comme des bris de miroirs. Friedrich a fait bien d’autres tableaux, mais celui-ci, en quelque sorte, est un condensé minimaliste. C’est toujours un miracle de faire de l’art, et il faut souligner la détermination novatrice de Friedrich, car, à l’époque, qui va apprécier son tableau, si jamais ? Kant, s’il le voyait, y chercherait le sublime, seule caution valide pour le sauver. Ce tableau l’est-il ? Il l’est, à l’époque, probablement, pour Friedrich ; mais quant au spectateur, c’est une autre histoire. De toutes façons, il n’était pas, semble-t-il, connu ni reconnu de son vivant, hélas. Aujourd’hui, il est bien implanté dans l’imaginaire culturel. Mais cela n’empêche pas de, toujours, s’interroger.
Ma marotte : on voit les touches.
À un moment, le réel (re)devient une touche de pinceau qui se hisse vers le ciel. Si l’on reprend la vue d’ensemble, on se rend compte, comme dans d’autres tableaux, que Friedrich, c’est le roi du cadrage.
Acéré et mollesse cohabitent dans l’espace ; mollesse des rochers érodés, arrondis ; contrastant avec les flèches obliques en plein centre. D’aucuns percevraient ici une image de désolation, de lieu non-humain ; d’autres y sentiraient la présence auratique du monde tel qu’il est, avec ou sans nous.
Ici j’ai la faiblesse, peut-être extravagante, de voir quelque chose de paréidolique ; un corps allongé sur le côté. Un ancien géant.
Le divin est partout jusque dans un grain de sable (CDF)
Léon Mychkine