Ceci n’est pas une pipe, c’est de la philosophie. Ou le problème de l’encodage perceptif visuel 

« La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation. Donc si j’avais écrit sous mon tableau “ceci est une pipe”, j’aurais menti ! » Magritte

L’humour belge est bien connu :                        

René Magritte, “La Trahison des Images (Ceci n’est pas une pipe)”, 1929, huile sur toile, 60,3 × 81,12 cm, LACMA (Los Angeles County Museum of Art). Located on the Pacific Rim, LACMA is the largest art museum in the western United States, with a collection of nearly 152,000 objects that illuminate 6,000 years of artistic expression.  

Mais ne s’agit-il ici que d’humour ? De surréalisme ? Non. Cela va un peu plus loin. C’est de la philosophie pure, et de la philosophie de l’art. Pourquoi ? Cela paraît tellement évident que l’on se sent presque gêné d’aller plus loin. Mais, puisque nous sommes dans ces parages, allons-y ! Soit l’énoncé : « Magritte peint une pipe ». Mais Magritte ne peint pas, actuellement, sur une pipe. Il faut donc écrire :« Magritte peint la représentation d’une pipe », ou bien :« Magritte dépeint une pipe ». Mais c’est encore erroné, doublement, car Magritte nous le dit : « Ceci n’est pas une pipe ». Eh oui ! Il ne s’agit pas d’une “vraie” pipe. On ne peut pas mettre de tabac en sa chambre et s’en servir. Cette non-“pipe” n’a même pas de chambre. Cependant, même avec l’énoncé, il est impossible de ne pas penser à une pipe. Pourquoi ? Parce que Magritte dé-peint un objet qui ressemble beaucoup à l’objet-pipe. Quand bien même il n’eut écrit que l’énoncé, cela aurait suffit pour le spectateur pour qu’il pense à une pipe. Mais ce diable de Magritte a produit une redondance, il a peint l’image d’une pipe, et écrit l’énoncé. (Magritte, précurseur de Kosuth ?). Et ensuite il nous dit qu’il ne s’agit pas d’une pipe !  

On pourrait, pour tenter de mieux cerner cet attrape-cerveau, convoquer l’exemple de ce qu’on appelle, depuis le chercheur Patrick J. Hays, la “physique naïve” (‘naïve physics”). Dans son texte de 1978, il écrit qu’une des branches de la « physique naïve » peut être dénommée une « théorie de l’apparence », soit le fait de prendre pour argent comptant ce qui ne fait que nous apparaître simplement sous les sens, sans rien savoir ni rien comprendre, de facto, aux lois physiques. On peut penser à des exemples du type : a) Chacun voit le ciel comme bleu mais quasiment personne ne sait pourquoi le ciel est bleu, b) Pourquoi les choses se réflètent-elles dans l’eau ?, c) Pourquoi je vois une pipe quand ce n’en est pas une, et pourquoi persisté-je à dire : « c’est une pipe »? 

 Ainsi, puisqu’il existe une “physique naïve”, tout autant qu’il existe très certainement une “politique naïve” (combien de personnes sont persuadées de ne pas vivre en démocratie, quand ils oublient que nous vivons aussi sous le régime de la république), une “médecine naïve” (combien d’individus durant l’épidémie de Covid-19 savaient exactement ce qu’il fallait faire et surtout, comment se soigner ; et combien d’autres se rendent chez le médecin en sachant déjà parfaitement de quoi ils souffrent ?…), il doit donc exister une “perception naïve de l’art” (PnA), cette sorte de perception qui fera dire à de nombreuses personnes, face au tableau de Magritte, qu’il s’agit là d’une pipe. Mais en disant « ce tableau montre une pipe », sera-t-on dans l’erreur ? Non. Car on peut supposer que même une personne non soumise de bout en bout à la PnA verra, immédiatement, dans ce tableau, une pipe. Et pourtant ce n’est pas une pipe, mais sa représentation. Alors il faut donc supposer que ce n’est pas seulement la PnA qui est activée à ce moment, mais tout simplement le cortex préfrontal, et plus précisément ce qu’on appelle l’encodage perceptif visuel ; le cerveau, dans ses fonctions au quotidien, a absolument besoin de reconnaître son environnement. Ainsi, la vue d’un panneau tel celui d’une locomotive fumante, dont la nature n’est pas réelle ni sa fumée, suffit à indiquer au conducteur qu’il approche d’un passage à niveaux sans barrière. Nul besoin d’établir, comme une sculpture, une  locomotive fichée sur poteau avec une indication de distance, le symbole suffit. Il en va donc de même pour la pipe de Magritte ; n’importe qui, voyant le tableau ou son image, verra une pipe, tout en sachant très bien qu’il ne s’agit pas d’une “vraie” pipe, de la même manière que n’importe qui voyant l’enseigne d’une pharmacie sait très bien que le serpent sur le caducée n’est pas un “vrai” serpent. Autrement dit, Magritte sait parfaitement que son tableau va produire, chez le spectateur, la pensée d’une pipe. « C’est obligé », comme disent les vieux. Pour parler comme Kant, on peut dire que la pipe de Magritte n’est pas l’“objet”, mais le “concept”. De fait, Magritte brouille la perception en indiquant l’existence d’une pipe qui n’est pas là ; mais c’est bien son concept, à travers le mot, mais pas l’objet, tandis que nous sommes invités, naïvement, à considérer ce qui est peint comme ce qui est véridiquement représenté, tandis que ce n’est qu’une illusion. Pour que l’illusion fut parfaite, Magritte eu pu produire la scultpure d’une pipe, posée sur une colonne, par exemple, pipe qui serait entièrement pleine, donc non plus utilisable. En présentant son tableau, Magritte produit une œuvre conceptualiste, car il est impossible de ne pas penser à une pipe quand on le voit. Le conceptualisme, chez Kant, revient à dire ceci :   

« Le “contenu” (Inhalt) d’une intuition est conceptuel et constitue sa relation cognitive avec un objet (supposé) indépendant de l’esprit.» (McLear, 2020)

Face au tableau et à son contenu redondant, et quel que soit le chemin emprunté — d’abord le texte ou bien l’image —, nous faisons finalement face à une tautologie ; tout ce tableau ne parle que de pipe, cependant que le seul élément réel est donc le mot « pipe » puisque sa représentation est, bien entendu, une abstraction (on ne peut pas s’en servir et, dans le monde réel, la pipe est tridimensionnelle), tandis que le mot « pipe » n’en est pas une. Si je dis « pipe », on ne peut penser qu’à l’objet correspondant (à part les esprits “mal” placés). On peut reconnaître l’objet dépeint, c’est une pipe, mais ce n’est pas, effectivement, une “vraie” pipe, tandis que le mot « pipe » est bien réel, qu’il soit peint sur une toile ou écrit par n’importe qui, car il est impossible de dénier la moindre réalité au mot « pipe ». Notez que l’“original” du mot « pipe » est introuvable, cependant qu’il existe. Mais veuillez noter encore que le mot est polysémique, ce à quoi n’a pas pensé Magritte :

Étymol. et Hist. A. 1. Ca 1225 «flûte champêtre» (Gerbert de MontreuilContinuation de Perceval, éd. M. Williams, 3824); 2. ca 1225 «tuyau servant à prélever un liquide» (Henri d’AndeliBataille des vins, éd. A. Héron, 4, p.22); ca 1283 «tuyau» (Roisin, éd. R. Monier, § 82, p.58); 3. 1269-78 «mesure de liquide» ici dans une expr. dévalorisante (Jean de MeunRose, éd. F. Lecoy, 5024); 1306 pippe «tonneau» (Guillaume GuiartRoyaux lignages, éd. de Wailly et Delisle, 12065). P. ext. B. 1. 1636 (MonetPipe, Pipeau à tabac, à humer la fumée du tabac); 1665-66 [éd. 1674] fumer une pipe (M. de ThévenotSuite du Voyage de Levant, p.82 ds Fr. mod. t.21, p.294); d’où 1900 pop. «cigarette» (Esn.s.v. piper); 1901 (RossignolDict. arg.); 2. 1803 technol. (BoistePipe, coin, t.de meunier); 1924 électr. (CoustetT.S.F. prat., p.53: pipe d’entrée). P. ext. de B 1 C. a) 1649 casser sa pipe «crever de rage» d’apr. Esn.; 1856 cassersa pipe; 1867 pipe «tête, visage» (Chanson ds Delvau); 1878 (RigaudDict. jargon paris., p.230: moule de pipe à Gambier. Personne grotesque); 1883 (FustierSuppl. dict. Delvau, p.554: Tête de pipe. Idiot); 1948 par tête de pipe (H. BazinVipère, p.113); 1947 se fendre la pipe «rire» (StolléDouze récits hist., p.11); b) 1790 sacré nom d’une pipe juron (Si tu t’en fouts, je m’en contre…, p.3 ds Quem. DDL t.19, s.v. nom d’une pipe!); c) 1927 arg. (DussortPreuves exist., dép. par G. Esnault, 1938, p.113: On dit […] en jargon «prendre la pipe» au sens de coït buccal pratiqué à l’homme); 1935 faire la pipe «id.» (LacassagneArg. «milieu», p.154). Déverbal de piper*; cf. le lat. médiév. pipa «tuyau» 867 ds Nierm. et «tonneau» 1212 ds Latham. (Source CNRTL).

À lire et étudier le riche étymon du mot, on peut vraiment vérifier la polysémie, et considérer, et certainement, que Magritte fut quelque peu obsédé, comme on peut le lire sur le site du Musée de Bruxelles. Mais revenons à la philosophie. Nous avons écrit le mot « Conceptualisme », de quoi s’agit-il ?     

« Conceptualisme :
Les lectures conceptualistes de Kant affirment donc qu’il existe un sens pertinent dans lequel (i) les intuitions ont un contenu ; (ii) le contenu de l’intuition est conceptuel ; (iii) c’est ce contenu conceptuel qui constitue ou détermine la relation cognitive de l’intuition (en tant qu’état mental) à un objet indépendant de l’esprit (ou, dans le cas du sens interne, à l’objet que l’on est soi-même). Selon la position opposée, le “Nonconceptualisme”. 

Non-conceptualisme : 
Le “contenu” d’une intuition est au moins partiellement non conceptuel et suffit à constituer une relation cognitive avec un objet (supposé) indépendant de l’esprit.» (McLear) 

Dans le cas du tableau de Magritte, il est impossible de laisser ouverte une approche non-conceptuelle, car une fois image et texte vus, on ne peut pas revenir en arrière. Il est bien vrai qu’une approche non-conceptuelle est souvent plus riche que son opposite, car, comme dirait A.N. Whitehead (1929), c’est dans la « préhension négative » que le ‘feeling’ est le plus riche : 

« Le cas général de la perception consciente est la perception négative, à savoir “percevoir cette pierre comme n’étant pas grise”. Le “gris” a alors l’ingression dans son caractère complet d’une nouveauté conceptuelle, illustrant une alternative. Dans le cas positif, “percevoir cette pierre comme étant grise”, le gris a le caractère d’une nouveauté possible, mais en fait, par sa conformité, il met l’accent sur le datif gris, ressenti aveuglément. La conscience est le feeling de négation : dans la perception de “la pierre comme grise”, ce feeling est à l’état de germe ; dans la perception de “la pierre comme non grise”, ce feeling est en plein développement. La perception négative est donc le triomphe de la conscience. Elle s’élève finalement au sommet de l’imagination libre, dans laquelle les nouveautés conceptuelles recherchent un univers dans lequel elles ne sont pas dativement exemplifiées.»

Ce que nous dit Whitehead serait ici valable quand 1) nous ne pensons à rien de particulier, et ne faisons que ressentir (exemple : une promenade en forêt, au bord de l’eau, etc.), 2) quand nous ressentons une œuvre abstraite, sans pouvoir l’identifier en tant que signfiant quoi que ce soit de reconnaissable dans le monde réel3) quand nous nous laissons aller, sans appréhension, et sans dommage. Pour le lecteur non-habitué, signalons que l’ingression, chez Whitehead, est l’actualisation du concept dans la perception, opération hylémorphique, i.e., la théorie hylémorphique revient à dire qu’il existe (au moins) deux états fondamentaux, pour le dire ainsi : mentalité & matière (eidos/hylè). Ces deux états sont irréductibles parmi les organismes vivants, et complémentaires, suivant la gradation des espèces. Il ne s’agit donc pas non plus d’un dualisme, ni d’un panpsychisme.  

Refs/ Collin McLear, Article “Kantian Conceptualism/Nonconceptualism”, Stanford Encyclopedia of Philosophy 2020 /// Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, 1781 /// Patrick J. Hayes, “The naive physics manifesto”, In D. Michie (ed.), Expert Systems in the Micro-Electronic Age, Edinburgh University Press, 1978 /// Alfred North Whitehead, Process and RealityAn Essay in Cosmology, Macmillan, 1929, The Free Press 1978, traduction française Gallimard 1995.

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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