Chardin, one more (en passant par CM)

Chardin, trois fois rien ?             

 

Jean Siméon Chardin, “Nature morte avec bouteille en verre et fruits”, vers 1728, huile sur toile, 55,7 x 46 cm, Staatlich Kunsthalle, Karlsruhe

On trouve deux images du tableau de Chardin ; une sombre, et l’une, sur le site du Musée qui, agrandie, montre les craquelures. Combien de tableaux de grands maîtres craquelés dans les musées ? Pourquoi n’y fait-on rien ? 

Je trouve cela tragique.

Mais une fois déploré, n’en restons pas là, retournons à l’image.  

Il y a quelque chose de mystérieux chez Chardin. Pas toujours, mais souvent. Et ce tableau l’est. Mais comment produire du mystérieux avec si peu ? Cependant, dans ce si peu, il y a beaucoup, et ce beaucoup, c’est l’art. Et l’art n’a pas besoin d’être démesuré, ni bavard. Et l’on peut apprécier cette parcimonie des choses dans ce grand espace, que l’on pourrait presque qualifier de vide, s’il n’était sombre. Mais l’espace (intersidéral) n’est-il pas sombre ? Et pourquoi Chardin ne nous en  montrerait-il pas un aperçu, dans la matière “inerte” (mur et table)? Je ne dis pas que c’est ce à quoi pense Chardin en laissant ce grand pan de mur sombre, mais c’est une possiblilité. Disons que le mur, c’est l’espace, et ce citron (?) à demi-épluché, c’est le temps. Espace, temps, voici une vanité, en creux, et peut-être pas une Nature morte. D’ailleurs, c’est horrible, cette expression, non ? 

Mais alors, pourquoi est-ce mystérieux ? Souvent, dans les “nature morte”, les choses sont disparates, assemblées on ne sait trop comment ni pourquoi. Ici, Chardin solidarise ses objets (appelons l’ensemble ainsi). À partir de quoi ? De la carafe. La carafe est l’épicentre du tableau, car tout s’y réfléchit.

Vous me direz que la timbale réfléchit aussi. Oui, mais uniquement le citron, et quelque fantomatique rouge feu de la tomate (la tomate est un fruit, résultat de la croissance d’une fleur). Elle joue comme accessoiriste.  

Cependant, quelque chose de plus grand que le citron, semble se réfléter dans la timbale. Qu’est-ce donc ? Je ne sais pas. 

Et puis, n’est-ce pas, quel tour de force que, de ce sombre mur, dégager une carafe ! C’est quand même assez extraordinaire.

De la sombreur, “sort” du verre obscur…

Mais quelque chose s’est perdu, en cours de route ; car par exemple, si vous regardez la “Nature morte avec bouteille, carafe, pain et vin”, de Monet, le verre y perd toute sa mystérieuse substance, car le verre, c’est mystérieux, c’est quasi de “l’eau” figée :

« Le verre est un matériau amorphe, c’est-à-dire non cristallin. De ce fait, il présente un désordre structural important. Sa structure microscopique est telle qu’il n’existe aucun ordre à grande distance dans un verre. En cela, il est assez analogue à un liquide. […] D’un point de vue thermodynamique, le verre est obtenu à partir d’une phase liquide surfondue solidifiée au point de transition vitreuse  Tv. » (Wikipédia).

Je citais un Monet ; have a look:


Claude Monet, “Nature morte avec bouteille, carafe, pain et vin”, circa 1862/1863, huile sur toile, 39.69 × 59.85 cm, National Gallery of Art, Washington, D.C. 

Voyez, quelque chose ne va pas. Pour le dire ainsi, Monet n’était pas fait pour les Natures mortes. Ce n’est pas transcendant, ça ne pose pas de questions. Nous parlions du verre

Franchement, ce n’est plus mystérieux du tout. Pis, de plus près, c’est laid :

Monet “torche” la bouteille, c’est vraiment fait à la va-vite.

Si Chardin eut vu cela, Mon dieu, il en aurait mangé ses soies ! Car c’est bien presque, épouvantable. Or, chez Chardin, et j’y insiste, il y a quelque chose de mystérieux dans la nature du verre, et ce caractère mystérieux se traduit bien entendu et aussi par sa beauté, son apparente pureté. Il y a longtemps un scientifique, que je questionnais sur la nature liquide du verre, me disait qu’au bout d’un certain temps, la structure d’un carreau, par exemple, coule doucement, imperceptiblement, comme si elle retrouvait son état antérieur. C’est encore du temps, du temps dans la chose, temps qu’il n’y a pas du tout dans le tableau de Monet. Et au passage, rien ne se réfléchit dans le verre de Monet, c’est vraiment du barbouilage. Regardez cette eau, si épaisse que l’on dirait du mercure. Décidément non, Monsieur Monet, vous n’étiez pas fait pour les Natures mortes ! 

Pour le profane, le temps est suspendu dans ce citron commencé d’être épluché. Car il va bien falloir terminer ce geste. Quand le temps sera venu. 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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