Il me semble que, depuis le début, Corinne Mercadier a chassé les fantômes. « Chasser les fantômes » ne signifie pas les faire fuir, mais les trouver, afin de les montrer, voire dans l’invisible même. Dans sa Note sur la photographie titrée La Chambre Claire, Barthes écrit :« La Photographie a été, est encore tourmentée par le fantôme de la Peinture.» Une telle assertion ne peut-être valable que pour ces photographes qui, effectivement, ont un “complexe” par rapport à la peinture, qui, alors, ne se donnent pas pour tâche d’inventer proprement un ou des syntagmes proprement photographiques. Or, pour celui ou celle qui a bien dans l’idée de se forger un vocabulaire photographique, ce ne sont plus les fantômes de la Peinture dont la photographe (en l’occurrence) se tourmente, mais des siens propres, dans l’espace imaginaire — on dira imagique —, ouvert justement par ce toujours nouveau medium, dans lequel on peut jouer avec le réel et la réalité comme il est impossible de les jouer avec la peinture. Et il semble donc bien que l’œuvre mercadienne puisse être subsumée sous cette seconde catégorie, c’est-à-dire sous celle de la photographie imagique. L’imagique, disons-le pour le moment, est cette capacité, chez la ou le photographe, à fixer une image qui ne se contente pas que d’être une image, et donc, pas juste une image, comme disait Godard, mais qui témoigne du temps de sa construction, élaboration, pour produire une représentation qui, oui, mêle à la fois le banal et le merveilleux, ou, à défaut, l’étonnant et la réflexion — en anglais, on dirait “puzzlement”. Et, à ce sujet, on ne saurait mieux dire que la cinéaste Danièle Huillet :« Quand Griffith cadre un talus, un poteau électrique et une voie ferrée en-dessous, ça devient une image mystérieuse et en même temps c’est une image absolument réaliste. Si on n’est pas capable de cette alliance de réalisme et de mystère, il vaut mieux ne pas commencer d’image.» Dans certaines séries de Mercadier, l’on trouvera davantage que du seul matériau réel, certains ajouts seront détectables, même indiqués en légendes !, mais sans jamais transformer l’image en quelque chose de purement fantastique, hors-sol (dans le sens “vaisseau spatial”, voyez ?). Il me semble qu’il y a justement chez elle cette alliance de réalisme et de mystère dont parle Huillet (transposée dans un autre medium, cela va de soi).
Ce genre d’alliage me plaît particulièrement. Mais je tiens de suite à préciser que le mot « plaisir » n’est pas associé à une dévaluation de la connaissance, comme en jugeait Kant. Au contraire, le plaisir éprouvé face à une œuvre d’art peut tout à fait conduire à vouloir en savoir plus, et donc à en connaître davantage. Par définition, le spectateur ne sait pas ce que l’artiste va lui proposer, il ne connaît pas ses sources d’“inspiration” (pardon), sa manière de procéder. Par conséquent, bien au contraire, on pourrait dire qu’un spectateur, face à une œuvre d’art, à tout à apprendre, et donc à connaître. En attendant, il peut s’étonner, pondérer, estimer, regarder, contempler, s’interroger, le tout à l’envi. C’est déjà quelque chose. Tentons d’examiner maintenant l’image ci-dessus. Sa légende semble me détromper, car on trouve ici de la peinture ! Certes. Mais où est-elle ? On lit : “peinture sur verre, fichiers numériques”. Encore une fois, qu’est-ce qui est peint ? D’aucun dira, tout de go : C’est le polyèdre. Oui, peut-être. Mais il est peint sur quoi ? Sur du verre ? Mais la photographie n’est pas faite de verre, ce n’est pas un daguerréotype, et elle est tirée sur papier. Alors la photographe, supposons, a peint son polyèdre, l’a disposé sur une photographie déjà existante issue de son répertoire, et a re-photographié l’ensemble. Oui, peut-être. C’est aussi cela, ce qui constitue la photographie imagique ; on ne la comprend pas. C’est (justement) comme un tour de magie. On voit, mais on ne comprend rien, ou pas tout. Bien entendu, les experts en image, les professionnels, “sauront” probablement assez rapidement comment c’est “fait”; mais cela ne concerne pas le commun des mortels ; or l’art s’adresse au commun, et disons même, pour ne pas faire dans la démagogie, au commun volontaire. Donc, je le redis, j’aime bien cette “étoile endormie” dans une pièce sombre et solitaire. Notez qu’il s’agit d’une toute petite étoile. Que va-t-elle faire une fois éveillée ? Descendre doucement dans l’âtre et s’envoler par la cheminée.
Dès ses premières séries (visibles sur son site électronique, ici) il est assez clair que notre photographe est dans l’imagique, transformant, d’ailleurs, et c’est un tour de force esthétique et conceptuel, ce qui a d’abord été peint — en l’occurrence du Giotto, s’il vous plaît — en photographie pure. C’est remarquable. En voici un exemple ;
exemple d’une série correspondent exactement à ce que j’appelle la photographie imagique, soit la transformation, par la technique photographique + recettes personnelles, de la base du réel, en l’occurrence, au départ, un tableau de Giotto. Il s’agit bien là d’une interprétation, au sens le plus esthétique et pensé du terme. Il ne s’agit pas de photographie qui singe la peinture, mais qui s’empare de ce qui est devenu réel, pour l’hypostasier, et donc le transformer en autre chose (fort peu probable que Giotto s’y retrouverait). Concernant son rapport à Giotto, voici les mots de l’artiste elle-même (trouvable sur son site) :
« Les Glasstypes sont des Polaroid SX70 d’après des peintures sur verre que j’ai réalisées. La prise de vues donne une aura aux formes peintes, et les fait se découper sur un fond sombre. Il y a deux séries : j’ai réalisé un premier ensemble à partir de 1987 et un second en 1998-99. Dans la première, l’iconographie tourne autour des fresques de Giotto, qui me sont très chères, en particulier celles de la Chapelle de l’Arena à Padoue (1304). Dans ces peintures, l’architecture et les personnages ont des relations d’échelle symboliques et la perspective obéit à des lois parfois différentes dans un même espace. J’ai peint des fragments de ces bâtiments pour les associer avec des éléments plus contemporains. Dans la deuxième série, des formes isolées se détachent sur le fond. Elles se rapportent au corps, absent, mais évoqué par ce qui lui est familier : chaise, vêtement… ou pas, lorsque le volume représenté résiste par son étrangeté.»
Une lecture trop rapide ou bien une interprétation enivrée par l’enthousiasme m’a conduit à conclure que la photo ci-dessous ↓ avait aussi un rapport avec Giotto. Après enquête auprès de l’intéressée : aucun. Pour preuve, voici la réponse à ma question concernant le rapport à Giotto dans la seconde série “Glasstypes” de 1998-99 (ci-dessous, donc) : « Ah c’était une idée intéressante ! Une chaise recouverte d’un tissu aurait eu un sens au moins ! En 1999 je ne partais plus de peintures de Giotto comme en 1987 mais de photographies d’objets de design ou d’architecture d’époques et d’origines variées. » Autant pour l’interprétation au trot enlevé !
Cependant, dans la citation, ce qui tient bien lieu d’intention dans les deux séries éponymes, c’est le rapport « au corps, absent, mais évoqué par ce qui lui est familier », et « l’étrangeté.» Tout cela témoigne d’un discours, d’une théorique-pratique très structurée. L’étonnant, pour ainsi dire, c’est que la démarche plastique est à la hauteur du discours, et même au dessus (il arrive, et c’est fréquent, que ce soit l’inverse, de nos jours, d’où l’utilité de le remarquer). À lire le parcours et témoignage de Corinne Mercadier, l’artiste est fascinée et investie dans la mise en scène, tout comme étaient toutes mises en scène les peintures de Giotto à l’Arena. Encore une fois, il ne s’agit pas d’être tourmenté par le fantôme de la peinture, mais d’être préoccupé, attentionné, par le fantomatique en soi, bien réel : Combien de fois nous demandons-nous si ce que nous voyons est bien réel ? Je rappelle que je distingue entre « réel » et « réalité ». Le réel, c’est le ciel, l’arbre, la toiture. La réalité, c’est ce que l’artiste en fait. Et tout va alors se jouer dans l’intention : De quel côté la photographe oriente la valeur de résolution ?
Voyez cette image ↓. Trois fois rien. Une toiture pentue, de la végétation, un lointain brumeux, ou flou ? Et ces lignes verticales et parallèles. Qu’est-ce donc ? Précision importante. Comme indiqué, le tirage provient du légendaire format Polaroid SX70, regretté éternellement par un grand nombre de photographes ; car un jour, la Production a dit “stop”. Arrêt brutal, qui contraindra notre photographe, comme tant d’autres, a chercher un autre medium, à savoir le numérique,
comme elle l’écrit ici, avec la série “Solo”, à partir de 2009. Et là, on peut dire que l’imagique mercadien prend un nouvel envol.
Là où certains, avec le numérique, ont tout de suite cherché le flashy, le + que chromo comme si tout était surwatté, basculant souvent dans le kitsch, d’autres ont juste repris le fil de la vision photographique, car cela reste bien encore l’un des pièges du numérique, comme le fut en son temps celui de l’Instamatic : croire (au sens religieux-consumériste), que c’est la technologie qui “fait” la photographie. Non. En deçà, il y un regard, un œil-neuronal, des mains qui saisissent. Et cela ne s’achète pas. Bien sûr, le numérique offre de nouvelles opportunités, infinies en regard des plus anciennes techniques, mais là encore, et comme toujours, c’est une question de dosage. Et justement, le dosage numérique a certainement permis à Mercadier d’augmenter la sur-réalité des mises en scène pour passer à des types de narration moins statiques. La série photographique raconte une histoire, et chaque prise en témoigne. Maintenant, que “dit” cette histoire ?, c’est au spectateur de s’en faire une idée. L’imagique est libéré : ciel noir impossible sur sol de fin de jour, corps léger courant, boules mystérieusement en apesanteur ; provoquée par la course et sa force centripète ? Allez voir la suite (ici), et faites-vous votre idée.
Il y a quelque chose d’un Méliès chez Mercadier, une triangulation fine entre le ludique, le magique, et le narratif. Je ne renvoie pas filialement à Méliès, mais à un certain esprit qui veut que oui, décidément, on peut toujours s’étonner, comme un enfant, non pas attardé, mais rémanent. S’étonner qu’il y ait monde. Or, curieusement, et les artistes le savent, pour s’étonner du monde, pour se le permettre, il faut jouer.
Comme ici : le titre est trompeur. La seule manière de découvrir un nuage dans une pièce, ce serait sous forme de brouillard, et encore, pourrait-on imaginer possible une telle chose ? Et quand bien même, le brouillard, ce n’est pas un nuage. Enfin si, par définition,
LE BROUILLARD EST UN NUAGE QUI TOUCHE LE SOL
Alors on se pose des questions, tout en regardant, en s’amusant à compter avec les moirures, l’outrenoir, la qualité spectrale de presque tout, l’effilochage sophistiqué du vagabond, semblant se consumer lui-même dans son errance ; cherchant.
Léon Mychkine
Rappel Kant :« Un jugement esthétique en général peut donc être défini comme celui dont le prédicat ne peut jamais être une connaissance (un concept d’un objet), bien qu’il puisse contenir les conditions subjectives pour une connaissance en général. Dans un tel jugement, le principe de détermination est la sensation. Or, il n’y a qu’une seule sensation digne de ce nom qui ne peut jamais devenir concept d’un objet, et c’est le sentiment de plaisir ou de déplaisir.» (Critique de la Faculté de Juger, “Première Introduction, §8). Kant demanderait : Mais, s’agissant de la photographie, quelle connaissance peut-on obtenir à partir du jugement esthétique ? On répondra : Premièrement, la connaissance de l’art, qui, l’histoire l’a amplement montré, ouvre et donne sur des concepts, et même une véritable taxonomie. Secondement, et en l’occurrence, l’image en question contribuera à élargir le domaine de la connaissance imagique. Tout cela n’est pas que subjectif.
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