Daniel Dennett, “Postmodernisme et vérité”

NB. Daniel Dennett représente quelque chose qui, en France, nous est inconnu. C’est une très très grande figure philosophique, comme il s’en trouve dans les pays anglo-saxons. La liste de ces livres et articles est tout juste époustouflante ; voilà un homme qui n’arrête jamais de penser, et dans des registres très variés, ce qui caractérise aussi bon nombre de philosophes anglo-saxons. J’ai toujours aimé ce texte de Dennett, qui, à mon humble connaissance, n’est pas traduit en français à ce jour. Si je ne me trompe, c’est chose faite. Aux États-Unis, d’après encore une fois mon humble savoir, il n’existe pas de “philosophe médiatique”, comme il y en a en France. Cela offre l’avantage de ne pas gêner la vue vers les Vrais philosophes… Ça laisse certes un vide, mais, après tout, il suffit juste de vouloir, d’avoir envie, de lire de la philosophie, et c’est tout à fait possible et réalisable. Il vaut mieux acheter n’importe quel livre en poche d’Aristote que le moindre de ces imposteurs lamentables que sont les “philosophes médiatiques”, dont les noms sont si connus qu’il n’est pas nécessaire, ici, d’offrir davantage de publicité.  

 

Daniel C. Dennett, “Postmodernisme et vérité”,

Conférence pour le Congrès Mondial de la Philosophie,
13 août 1998, Boston                   

« Voici une histoire que vous n’avez probablement pas entendue, au sujet d’une équipe de chercheurs américains qui par inadvertance a introduit un virus dans un pays du tiers-monde qu’ils étudiaient. Ils étaient experts dans leur domaine et avaient les meilleures intentions. Ils pensaient aider les personnes qu’ils étudiaient, mais en fait, ils ne s’étaient jamais sérieusement demandés si ce qu’ils faisaient pouvait avoir des effets néfastes. Il ne leur était pas venu à l’esprit que l’un des effets secondaires de leurs recherches pourrait nuire à l’écologie fragile du pays qu’ils étudiaient. Le virus qu’ils ont introduit a en effet eu des effets désastreux : il a augmenté les taux de mortalité infantile, entraîné un déclin général de la santé et du bien-être des populations, et a provoqué une augmentation de la mortalité infantile, peut-être pire encore, il a indirectement sapé la seule force politique pour la démocratie dans le pays, renforçant la main du despote traditionnel qui dirigeait la nation. Ces chercheurs américains avaient certainement des comptes à rendre, mais lorsqu’ils ont été confrontés à la dévastation qu’ils avaient causée, leur réponse a été pour le moins frustrante : ils continuaient à penser que ce qu’ils faisaient était, tout bien considéré, dans l’intérêt de la population, et déclaraient que les normes par lesquelles cette soi-disant dévastation était mesurée n’étaient tout simplement pas appropriées. Selon eux, leurs détracteurs tentaient d’imposer des normes “occidentales” dans un environnement culturel qui n’en avait que faire. Dans cette étrange défense, ils ont été chaleureusement soutenus par les dirigeants du pays — ce qui n’est pas surprenant —, et on n’a guère entendu parler — ce qui n’est pas surprenant —, de ceux dont on aurait pu dire, selon les normes occidentales, qu’ils avaient souffert du fait de leurs activités. 
Ces chercheurs n’étaient pas des biologistes désireux d’introduire de nouvelles souches de riz, ni des chimistes de l’agro-industrie testant de nouveaux pesticides, ni des médecins essayant des vaccins qui ne pouvaient pas être testés légalement aux États-Unis. Ils étaient des critiques scientifiques postmodernes et autres multiculturalistes qui, dans le cadre de leurs recherches professionnelles sur la culture et la “science” traditionnelle de ce pays, affirmaient que la science occidentale n’était qu’un récit parmi d’autres tout aussi valables, qu’il ne fallait pas “privilégier” dans sa concurrence avec les traditions autochtones que d’autres chercheurs — biologistes, chimistes, médecins et autres —, s’empressaient de supplanter. Le virus qu’ils ont introduit n’était pas une macromolécule mais un mème (une idée répliquante) : l’idée que la science était une imposition “coloniale”, et non un substitut valable aux pratiques et aux croyances qui avaient conduit le pays du tiers-monde à sa situation actuelle. Et la raison pour laquelle vous n’avez pas entendu parler de cet incident particulier est que je l’ai inventé, pour dramatiser la question et essayer de déstabiliser ce qui semble être l’orthodoxie actuelle parmi les littéraires à propos de ce genre de choses. Mais il s’inspire d’incidents réels, c’est-à-dire de rapports authentiques. Des événements de ce type se sont produits en Inde et ailleurs, rapportés de manière émouvante par un certain nombre d’écrivains, parmi lesquels :  

Meera Nanda, “The Epistemic Charity of the Social Constructivist Critics of Science and Why the Third World Should Refuse the Offer”, in N. Koertge, ed., A House Built on Sand: Exposing Postmodernist Myths about Science, Oxford University Press, 1998, pp286-311

Reza Afshari, “An Essay on Islamic Cultural Relativism in the Discourse of Human Rights”, in Human Rights Quarterly, 16, 1994, pp.235-76.

Susan Okin, “Is Multiculturalism Bad for Women?”, Boston Review, October/November, 1997, pp 25-28.

Pervez Hoodbhoy, Islam and Science: Religious Orthodoxy and the Battle for Rationality, London and New Jersey, Zed Books Ltd. 1991.    

Ma petite fable est également inspirée par une merveilleuse remarque d’E.O. Wilson, parue dans Atlantic Monthly il y a quelques mois : “Les scientifiques, tenus pour responsables de ce qu’ils disent, n’ont pas trouvé le postmodernisme utile”. En fait, bien sûr, nous sommes tous responsables de ce que nous disons. Les lois sur la calomnie diffamation [‘libel and slander’], par exemple, n’exemptent aucun d’entre nous, mais la plupart d’entre nous — y compris les scientifiques dans de nombreux domaines, voire la plupart —, ne font généralement pas d’affirmations qui, indépendamment des considérations sur la diffamation, pourraient nuire à d’autres, même indirectement. Une mesure pratique de ce fait est le ridicule évident que nous découvrons dans l’idée d’une assurance contre les fautes professionnelles pour les critiques littéraires, les philosophes, les mathématiciens, les historiens, les cosmologistes. Qu’est-ce qu’un mathématicien ou un critique littéraire peut bien faire, dans l’exercice de sa profession, qui puisse nécessiter la couverture d’une assurance contre les fautes professionnelles ? Il se peut qu’un étudiant trébuche par inadvertance dans le couloir ou qu’un livre tombe sur la tête de quelqu’un, mais en dehors de ces effets secondaires outrés [en français dans le texte], nos activités sont parfaitement inoffensives. C’est ce que l’on pourrait croire. Mais dans les domaines où les enjeux sont plus importants — et plus directs —, il existe une longue tradition de prudence et de responsabilité particulière pour s’assurer qu’il n’en résulte aucun dommage (comme l’honore explicitement le serment d’Hippocrate). Les ingénieurs, sachant que la sécurité de milliers de personnes peut dépendre du pont qu’ils conçoivent, s’engagent dans des exercices ciblés avec des contraintes spécifiques destinées à déterminer que, selon toutes les connaissances actuelles, leurs conceptions sont sûres et solides. Même les économistes — souvent tournés en dérision pour les risques qu’ils prennent avec les moyens de subsistance d’autres personnes —, lorsqu’ils se trouvent en position d’approuver des mesures économiques spécifiques envisagées par des organismes gouvernementaux ou par leurs clients privés, sont connus pour tenter d’exercer une pression salutaire sur leurs hypothèses sous-jacentes, juste pour être sûrs. Ils sont habitués à se poser des questions, et son expectés pour se poser la question : “Et si je me trompais ?” Nous autres, nous nous posons rarement cette question, car nous avons passé notre vie étudiante et professionnelle à travailler sur des sujets qui, selon la tradition et le bon sens, sont incapables d’affecter la vie des gens d’une manière qui vaille la peine qu’on s’en préoccupe. Si mon sujet est de savoir si Vlastos avait ou non la meilleure interprétation du Parménide de Platon, ou comment le commerce de la laine a affecté l’imagerie dans la poésie des Tudor, ou ce que la meilleure version de la Théorie des Cordes dit sur le temps, ou comment refondre les preuves en topologie dans un nouveau formalisme, si j’ai tort, tout à fait tort [‘dead wrong’], dans ce que je dis, le seul dommage que je suis susceptible de causer est ma propre réputation académique. Mais lorsque nous aspirons à avoir un impact plus important sur le monde “réel” (par opposition au monde “académique”) — et de nombreux philosophes y aspirent aujourd’hui —, nous devons adopter les attitudes et les habitudes de ces disciplines plus appliquées. Nous devons nous tenir responsables de ce que nous disons, en reconnaissant que nos paroles, si elles sont crues, peuvent avoir des effets profonds, en bien ou en mal.  

Lorsque j’étais un jeune professeur de philosophie non titularisé, j’ai reçu la visite d’un collègue du Département de Littérature Comparée, un théoricien littéraire éminent et en vogue, qui souhaitait que je l’aide. J’étais flatté d’être sollicité et j’ai fait de mon mieux pour lui rendre service, mais la dérive de ses questions sur divers sujets philosophiques me laissait étrangement perplexe. Pendant un certain temps, nous n’avons pas avancé, jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à m’expliquer clairement ce qu’il était venu chercher. Il voulait “une épistémologie”, dit-il. Une épistémologie. Tout théoricien littéraire qui se respecte se devait d’arborer une épistémologie cette saison, semble-t-il, et sans épistémologie, il se sentait nu. Il était donc venu me voir pour me demander une épistémologie à porter — c’était la toute prochaine mode, il en était sûr, et il voulait le dernier cri en matière d’épistémologie. Peu lui importait que cette épistémologie soit solide, défendable ou (comme on pourrait le dire) vraie ; elle devait simplement être nouvelle, différente et élégante. Accessoirisez-vous, mon cher ami, ou vous ne serez pas pris en compte lors de la fête.  

À ce moment-là, j’ai perçu un fossé entre nous que je n’avais que faiblement perçu auparavant. Il m’a d’abord semblé qu’il s’agissait simplement d’un fossé entre le sérieux et la frivolité. Mais ce premier élan d’autosatisfaction de ma part était en fait une réaction naïve. Mon sentiment d’indignation, mon sentiment d’avoir perdu mon temps avec le projet bizarre de cet homme, était à sa manière aussi peu sophistiqué que la réaction du spectateur de théâtre qui monte pour la première fois sur scène pour protéger l’héroïne du méchant. “Vous ne comprenez pas ?” demande-nous, incrédulement. “C’est du faire croire [‘make believe’]. C’est de l’art. Ce n’est pas censé être pris littéralement !” Dans ce contexte, la quête de cet homme n’était peut-être pas si déshonorante après tout. Je n’aurais pas été offensé, n’est-ce pas, si un collègue du Département d’Art Dramatique était venu me demander s’il pouvait emprunter quelques mètres de mes livres pour les placer sur les étagères du décor de sa production de la pièce de Tom Stoppard, Jumpers. Qu’y aurait-il de mal à équiper ce collègue d’un chouette ensemble de doctrines épistémologiques scandaleuses avec lesquelles il pourrait titiller ou déconcerter ses collègues ?  

Ce qui serait mal, c’est que, puisque cet homme n’a pas reconnu le fossé, n’a même pas reconnu qu’il existait, mon acquiescement à ses achats aurait contribué à l’avilissement d’un bien précieux, à l’érosion d’une distinction précieuse. Beaucoup de gens, qu’ils soient spectateurs ou participants, ne voient pas ce fossé ou en nient activement l’existence, et c’est là que réside le problème. Malheureusement, dans certains cercles intellectuels, habités par certains de nos penseurs les plus avancés dans les arts et les sciences humaines, cette attitude passe pour une appréciation sophistiquée de la futilité de la preuve et de la relativité de toutes les revendications en matière de connaissance. En réalité, cette opinion, loin d’être sophistiquée, est le comble de la naïveté abritée, rendue possible uniquement par une ignorance crasse des méthodes éprouvées de recherche de la vérité scientifique et de leur puissance. Comme beaucoup d’autres naïfs, ces penseurs, réfléchissant à l’incapacité manifeste de leurs méthodes de recherche de la vérité à obtenir des résultats stables et valables, généralisent innocemment à partir de leur propre cas et concluent que personne d’autre ne sait non plus comment découvrir la vérité.   

Parmi ceux qui contribuent à ce problème, je suis désolé de le dire, se trouve mon bon ami Dick Rorty. Richard Rorty et moi-même sommes en désaccord constructif depuis plus d’un quart de siècle maintenant. Chacun de nous a beaucoup appris à l’autre, je crois, dans le processus réciproque d’élimination de nos points de désaccord résiduels. Je ne peux pas citer un philosophe vivant de qui j’ai plus appris. Rorty a ouvert les horizons de la philosophie contemporaine, nous montrant astucieusement à nous, philosophes, de nombreuses choses sur la manière dont nos propres projets sont nés des projets philosophiques du passé lointain et récent, tout en décrivant et en prescrivant audacieusement les voies futures que nous devrions emprunter. Mais il y a un point sur lequel lui et moi ne sommes pas du tout d’accord — pas encore —, et qui concerne sa tentative, au fil des ans, de montrer que les débats des philosophes sur la Vérité et la Réalité effacent réellement le fossé, qu’ils autorisent réellement un glissement vers une certaine forme de relativisme. En fin de compte, nous dit Rorty, il ne s’agit que de “conversations”, et il n’y a que des raisons politiques, historiques ou esthétiques pour jouer un rôle ou un autre dans une conversation en cours. Rorty a souvent essayé de m’enrôler dans sa campagne, déclarant qu’il pourrait trouver dans mon propre travail un aperçu explosif ou un autre qui l’aiderait dans son projet de destruction de l’édifice illusoire de l’objectivité. L’un de ses passages préférés est celui par lequel je termine mon livre Consciousness Explained (1991) :« Ce n’est qu’une guerre de métaphores, dites-vous, mais les métaphores ne sont pas “seulement” des métaphores ; les métaphores sont les outils de la pensée. Personne ne peut penser à la conscience sans elles, il est donc important de s’équiper du meilleur ensemble d’outils disponibles. Regardez ce que nous avons construit avec nos outils. Auriez-vous pu l’imaginer sans eux ? [p.455]». “J’aurais aimé”, dit Rorty, “qu’il aille plus loin et qu’il ajoute que de tels outils sont tout ce que l’enquête peut fournir, parce que l’enquête n’est jamais ‘pure’ au sens du ‘projet d’enquête pure’ de [Bernard] Williams. Il s’agit toujours d’obtenir quelque chose que nous voulons”. (“Holism, Intrinsicality, Transcendence”, In Dahlbom, ed., Dennett and his Critics, 1993.) Mais je ne franchirai jamais ce pas, car si les métaphores sont effectivement des outils irremplaçables de la pensée, elles ne sont pas les seules. Les microscopes, les mathématiques et les scanners IRM en font partie. Oui, toute recherche a pour but de nous apporter ce que nous voulons : la vérité sur quelque chose qui nous importe, si tout se passe comme prévu.    

Lorsque les philosophes discutent de la vérité, ils discutent de la manière de ne pas gonfler la vérité sur la vérité pour en faire la Vérité sur la Vérité, une doctrine absolutiste qui impose des exigences indéfendables à nos systèmes de pensée. À cet égard, le débat est similaire à celui qui porte, par exemple, sur la réalité du temps ou du passé. Il existe des recherches philosophiques profondes, sophistiquées et dignes d’intérêt sur la question de savoir si, à proprement parler, le passé est réel. Les avis sont partagés, mais vous ne comprenez pas du tout l’intérêt de ces désaccords si vous pensez qu’ils remettent en cause des affirmations telles que la suivante : 

La vie est apparue sur cette planète il y a plus de trois cents millions d’années.

L’Holocauste a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale.

Jack Ruby a abattu Lee Harvey Oswald à 11 h 21, heure de Dallas, le 24 novembre 1963. 

Ce sont des vérités sur des événements qui se sont réellement produits. Leurs dénégations sont des mensonges. Aucun philosophe sain d’esprit n’a jamais pensé le contraire, même si, dans le feu de l’action, ils ont parfois fait des affirmations qui pouvaient être interprétées de la sorte. Richard Rorty mérite d’avoir un lectorat nombreux et enthousiaste dans les arts et les sciences humaines, ainsi que dans les sciences sociales “humanistes”, mais lorsque ses lecteurs l’interprètent avec enthousiasme comme encourageant leur scepticisme postmoderniste à l’égard de la vérité, ils s’engagent sur des chemins qu’il s’est lui-même abstenu d’emprunter. Lorsque je le presse sur ces points, il concède qu’il existe en effet un concept utile de vérité qui survit intact après que toutes les objections philosophiques corrosives ont été dûment introduites. Ce concept utile et modeste de la vérité, reconnaît Rorty, a son utilité : lorsque nous voulons comparer deux cartes de la campagne pour en vérifier la fiabilité, par exemple, ou lorsque la question est de savoir si l’accusé a ou n’a pas commis le crime qui lui est reproché. Même Richard Rorty reconnaît donc l’écart, et l’importance de l’écart, entre l’apparence et la réalité, entre les exercices théâtraux qui peuvent nous divertir sans prétendre dire la vérité [‘truth-telling’], et ceux qui visent, et souvent touchent [‘hit’], la vérité. Il appelle cela un concept “végétarien” de la vérité. Très bien, alors, soyons tous végétariens en ce qui concerne la vérité. De toute façon, les scientifiques n’ont jamais voulu prendre tout le crédit à ce sujet. Interrogeons-nous maintenant sur les sources ou les fondements de ce doux et incontesté concept de vérité.    

En ce moment même, des milliards d’organismes sur cette planète sont engagés dans un jeu de cache-cache. Ce n’est pas seulement un jeu pour eux. Bien faire, ne pas faire d’erreurs, a été d’une importance prépondérante pour chaque être vivant de cette planète, depuis plus de trois milliards d’années, et ces organismes ont donc développé des milliers de façons différentes de découvrir le monde dans lequel ils vivent, de distinguer leurs amis de leurs ennemis, leurs repas de leurs compagnons, et ignorant le reste la plupart du temps. Il importe pour eux qu’ils ne soient pas mail informés sur ces questions — en fait, rien n’est plus important —, mais, en règle générale, ils ne s’en rendent pas compte. Ils sont les bénéficiaires d’un équipement exquisément conçu pour bien faire les choses mais quand leur équipement malfonctionne et rend les choses pire, ils n’ont pas les moyens, en règle générale, de s’en apercevoir, et encore moins de le déplorer. Ils persévèrent, inconsciemment [‘unwittingly’]. La différence entre l’apparence et la réalité est aussi fatale pour eux qu’elle peut l’être pour nous, mais ils y sont largement inattentifs. La reconnaissance de la différence entre l’apparence et la réalité est une découverte humaine. Quelques autres espèces — certains primates, certains cétacés, peut-être même certains oiseaux —, montrent des signes d’appréciation du phénomène de la “fausse croyance”, faire fausse route. Ils sont sensibles aux erreurs des autres, et peut-être même à leurs propres erreurs, mais ils n’ont pas la capacité de réflexion nécessaire pour s’attarder sur cette possibilité, et ils ne peuvent donc pas utiliser cette sensibilité dans la conception délibérée de réparations ou d’améliorations de leur propre matériel de recherche ou de dissimulation. Cette façon de combler le fossé entre l’apparence et la réalité est un problème que nous, les êtres humains, sommes les seuls à maîtriser. Nous sommes l’espèce qui a découvert le doute. Y a-t-il assez de nourriture pour l’hiver ? Ai-je fait un mauvais calcul ? Ma compagne me trompe-t-elle ? Aurions-nous dû partir vers le sud ? Est-il prudent d’entrer dans cette grotte ? Les autres créatures sont souvent visiblement agitées par leurs propres incertitudes sur ces questions, mais parce qu’elles ne peuvent actuellement pas se poser ces questionselles ne peuvent articuler ces situations difficiles pour elles-mêmes ou prendre des mesures pour améliorer leur prise sur la vérité. Elles sont coincées dans un monde d’apparences, faisant du mieux qu’elles peuvent de la façon dont les choses semblent être et se préoccupant rarement, voire jamais, de savoir si la façon dont les choses semblent être est ce qu’elles sont vraiment.  Nous seuls pouvons êtres dévastés par le doute, et nous seuls avons été provoqués par cette démangeaison épistémique pour chercher un remède : de meilleures méthodes de recherche de la vérité. Désireux de mieux connaître nos réserves de nourriture, nos territoires, nos familles, nos ennemis, nous avons découvert les avantages d’en parler avec d’autres, de poser des questions, de transmettre des connaissances. Nous avons inventé la culture. Puis nous avons inventé la mesure, l’arithmétique, les cartes et l’écriture. Ces innovations en matière de communication et d’enregistrement s’accompagnent d’un idéal intégré : la vérité. L’intérêt de poser des questions est de trouver des réponses vraies ; l’intérêt de mesurer est de mesurer précisisément ; l’intérêt de faire des cartes est de trouver votre chemin jusqu’à votre destination. Il existe peut-être une Île Des Daltoniens (permettant à Oliver Sacks d’utiliser sa large dose habituelle de licence poétique), mais pas d’Île Des Personnes Qui Ne Reconnaissent Pas Leurs Propres Enfants. Le Pays Des Menteurs ne pourrait exister que dans les énigmes des philosophes ; il n’y a pas de traditions de Systèmes De Faux Calendriers pour mal enregistrer le passage du temps. En bref, le but de la vérité va de soi  sans avoir besoin de le dire, dans chaque culture humaine.            

Nous, les êtres humains, utilisons nos compétences en matière de communication non seulement pour dire la vérité [‘truth-telling’], mais aussi pour faire des promesses, menacer, négocier, raconter des histoires, divertir, mystifier, induire des transes hypnotiques, et tout simplement plaisanter, mais la principale de ces activités est de dire la vérité, et c’est pour cette activité que nous avons inventé des outils de plus en plus performants. Outre nos outils pour l’agriculture, la construction, la guerre et les transports, nous avons créé une technologie de la vérité : la science. Essayez de tracer une ligne droite ou un cercle, à “main levée”. À moins que vous n’ayez un talent artistique considérable, le résultat ne sera pas impressionnant. Avec une règle et un compas, en revanche, vous pouvez pratiquement éliminer les sources de variabilité humaine et obtenir un résultat propre et objectif, le même à chaque fois. La ligne est-elle vraiment droite ? Comment est-elle droite ? En réponse à ces questions, nous mettons même au point des tests plus fins, puis des tests de précision de ces tests, et ainsi de suite, en nous frayant un chemin vers une précision et une objectivité toujours plus grandes. Les scientifiques sont tout aussi vulnérables aux vœux pieux, tout aussi susceptibles d’être tentés par de vils motifs, tout aussi vénaux, crédules et oublieux que le reste de l’humanité. Les scientifiques ne se considèrent pas comme des saints ; ils ne prétendent même pas être des prêtres (qui, selon la tradition, sont censés lutter mieux que le reste d’entre nous contre la tentation et la fragilité humaines). Les scientifiques se considèrent comme aussi faibles et faillibles que n’importe qui d’autre, mais reconnaissant ces mêmes sources d’erreur en eux-mêmes et dans les groupes auxquels ils appartiennent, ils ont conçu des systèmes élaborés pour se lier les mains, empêchant de force leurs fragilités et leurs préjugés d’infecter leurs résultats.      

Ce ne sont pas seulement les instruments, les outils physiques du métier, qui sont conçus pour résister à l’erreur humaine. L’organisation des méthodes est également soumise à une forte pression de sélection pour améliorer la fiabilité et l’objectivité. L’exemple classique est l’expérience en double aveugle [‘double bind experiment’], dans laquelle, par exemple, ni les sujets humains ni les expérimentateurs eux-mêmes ne sont autorisés à savoir quels sujets reçoivent le médicament testé et lesquels reçoivent le placebo, de sorte que les désirs et les pressentiments subliminaux de personne ne puissent influencer la perception des résultats. La conception statistique des expériences individuelles et des séries d’expériences est ensuite intégrée dans la pratique plus large des tentatives systématiques de réplication par des chercheurs indépendants, qui est elle-même intégrée dans une tradition — imparfaite, mais reconnue —, de publication des résultats positifs et négatifs. Ce qui inspire la foi dans l’arithmétique, c’est le fait que des centaines de scribouillards, travaillant indépendamment sur le même problème, parviendront tous à la même réponse (à l’exception des quelques négligeables dont les erreurs peuvent être trouvées et identifiées à la satisfaction mutuelle de tous). Cette objectivité inégalée se retrouve également dans la géométrie et les autres branches des mathématiques qui, depuis l’Antiquité, ont été le modèle même d’une connaissance certaine opposée au monde du flux et de la controverse. Dans le premier dialogue de Platon, le Ménon, Socrate et le jeune esclave élaborent ensemble un cas particulier du théorème de Pythagore. L’exemple de Platon exprime la reconnaissance franche d’une norme de vérité à laquelle doivent aspirer tous les chercheurs de vérité, une norme qui non seulement n’a jamais été sérieusement remise en question, mais qui a été tacitement acceptée — en fait, sur laquelle on s’appuie fortement, même dans les questions de vie et de mort —, par les opposants les plus vigoureux à la science. (Ou bien connaissez-vous une église qui tient le compte de ses fidèles et de leurs dons sans avoir recours à l’arithmétique ?)   

Oui, mais la science n’est presque jamais aussi incontestée, aussi tranchée que l’arithmétique. En effet, les factions scientifiques rivales se livrent souvent à des batailles de propagande aussi féroces que tout ce que l’on peut trouver en politique, ou même dans les conflits religieux. La fureur avec laquelle les défenseurs de l’orthodoxie scientifique défendent souvent leurs doctrines contre les hérétiques est probablement inégalée dans les autres domaines du combat rhétorique humain. Ces compétitions pour l’allégeance — et, bien sûr, le financement —, sont conçues pour capter l’attention et, comme elles sont bien conçues, elles réussissent généralement. Cela a pour effet secondaire que la guerre à la pointe de n’importe quelle science détourne l’attention de l’immense arrière-plan incontesté, le lourd métal de la hache qui donne au tranchant son pouvoir. Ce qui va de soi, lors de ces désaccords passionnés, c’est une collection organisée et encyclopédique de faits scientifiques communs et banals.  

Robert Proctor attire utilement notre attention sur la distinction entre neutralité et objectivité. Les géologistes, note-t-il, en savent beaucoup plus sur les schistes bitumineux que sur les autres roches, pour des raisons économiques et politiques évidentes, mais ils en savent objectivement sur les schistes bitumineux. Et une grande partie de ce qu’ils apprennent sur les schistes pétrolifères peut être généralisé à d’autres roches moins favorisées. Nous voulons que la science soit objective ; nous ne devrions pas vouloir qu’elle soit neutre. Les biologistes en savent beaucoup plus sur la mouche des fruits, Drosophilia, que sur les autres insectes, non pas parce que les mouches des fruits permettent de s’enrichir, mais parce qu’il est plus facile d’obtenir des connaissances sur les mouches des fruits que sur la plupart des autres espèces. Les biologistes en savent également beaucoup plus sur les moustiques que sur les autres insectes, et ce parce que les moustiques sont plus nocifs pour l’homme que d’autres espèces qui pourraient être beaucoup plus faciles à étudier. Les raisons de concentrer l’attention en science sont nombreuses et conspirent toutes à rendre les voies d’investigation loin d’être neutres ; elles ne rendent pas, en général, ces voies moins objectives. Parfois, c’est sûr, l’un ou l’autre biais conduit à une violation des canons de la méthode scientifique. Étudier le profil d’une maladie chez les hommes, par exemple, tout en négligeant de recueillir des données sur la même maladie chez les femmes, ce n’est pas seulement ne pas être neutre, c’est de la mauvaise science, aussi indéfendable sur le plan scientifique qu’en termes  politiques.    

Il est vrai que les orthodoxies scientifiques du passé ont elles-mêmes inspirées des politiques qui, avec le recul, se sont révélées sérieusement défectueuses. On peut comprendre, par exemple, Ashis Nandy, éditeur de l’anthologie passionnément anti-scientifique Science, Hegemony and Violence : A Requiem for Modernity, Delhi : Oxford Univ. Press, 1988. Ayant vécu Atoms for Peace et la Green Revolution, pour ne citer que deux des grands projets scientifiques qui ont gravement perturbé les sociétés du tiers monde, il constate que “l’adaptation en Inde à des technologies occidentales vieilles de plusieurs décennies est présentée et achetée comme un grand bond en avant de la science, même lorsque ces adaptations transforment des disciplines ou des domaines de connaissance entiers en simples machines intellectuelles pour l’adaptation, la reproduction et l’essai de modèles occidentaux usés qui ont souvent été abandonnés à l’Ouest comme étant trop dangereux ou écologiquement non viables” (p8). Mais nous devrions reconnaître qu’il s’agit là d’une mauvaise utilisation politique de la science, et non d’un défaut fondamental dans la science elle-même.   

Les méthodes scientifiques ne sont pas infaillibles, mais elles sont indéfiniment perfectibles. Tout aussi important : il existe une tradition de critique qui impose des améliorations chaque fois que des failles sont découvertes. Les méthodes scientifiques, comme tout ce qui existe sous le soleil, sont elles-mêmes l’objet d’un examen scientifique, la méthode devenant méthodologie, l’analyse des méthodes. La méthodologie tombe à son tour sous le regard de l’épistémologie, l’investigation de l’investigation elle-même — rien n’échappe au questionnement scientifique. L’ironie est que ces fruits de la réflexion scientifique, qui nous montrent les bavures inéliminables de l’imperfection, sont parfois utilisés par ceux qui se méfient de la science pour lui refuser un statut privilégié dans le domaine de la recherche de la vérité, comme si les institutions et les pratiques qu’ils voient en concurrence avec elle n’étaient pas plus mal loties à cet égard. Mais où sont les exemples d’orthodoxie religieuse simplement abandonnée face à la  preuve irrésistible ?Encore et encore en science, les hérésies d’hier sont devenues les nouvelles orthodoxies d’aujourd’hui. Aucune religion ne présente un tel schéma dans son histoire. 

Des parties de ce document sont tirées de “Faith in the Truth”, ma conférence d’Amnesty, Oxford, 17 février 1997.» 

PS. Pour lire davantage de Dennett, en anglais, c’est ici

PPS. Le — très riche et impressionnant — programme du Twentieth World Congress of Philosophy, Boston, 1998 — auquel ne furent admis que deux philosophes français, et encore, sur des sujets historiques… ici. Cette parcimonie en disait éloquemment long sur l’état de la recherche philosophique en France, de longtemps ne donnant l’image que de quelques wagons épars, sans locomotives, et juste quelques draisines à bras, surchargées d’adorateurs et de leaders dévots.

En Une : Daniel Dennett, photographie Bryce Vickmark

traduit par Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

 

Nouveau ! Léon Mychkine ouvre sa galerie virtuelle !

galeriemychkine.com