La question « dans quel monde se situe l’art ? » pourrait paraître étrange, triviale, et pléonastique. Questions et réponses subséquentes : Pourquoi l’art serait-il dans un monde particulier ? L’art fait partie de notre monde, celui dans lequel vivent les êtres humains. L’art ne vit que dans le monde de l’art.
Le grand philosophe des sciences Karl Popper a défendu (Three Worlds, 1978), la thèse que nous, les êtres humains, vivons dans Trois Mondes : « Il y a l’univers physique, monde 1, avec son sub-univers le plus important, celui des organismes vivants. Le monde 2, le monde de l’expérience consciente, émerge avec le produit évolutionnaire du monde des organismes. Le monde 3, le monde des produits de l’esprit humain, émerge en tant que produit évolutionnaire du monde 2. » On peut appeler le monde 3 « monde de la culture », parce que « [M]ention devrait aussi être faite de la relation proche entre ce que j’appelle Monde 3 et ce que les anthropologues appellent “culture” ». On remarquera que Popper lui-même nous dit que dès le monde 1 nous trouvons un sub-univers (‘sub-universe’). On peut supposer qu’il existe plusieurs sub-univers dans chaque monde, mais que leur nombre explose dans le monde 3 : Tentez d’imaginer le nombres de cultures qui ont existé depuis que les êtres humains sont capables de symboliser est une tâche probablement impossible et, plus en rapport avec mon propos, essayer d’imaginer tous les mondes inventés par les artistes ressortit certainement à une tâche qui demanderait plusieurs générations… Mais, plus qu’un monde alors, la Culture serait un Univers plutôt ! Un Univers qui contient, et aura contenu, une infinité de Mondes. Dans ces mondes de Culture gravitent un considérable nombre d’agents culturels, des plus infimes — nous —, aux plus tétanisants : les Grands auteurs et ouvrages… dont on parle encore plus de deux milles ans plus tard… (Homère, Platon, Aristote, le Kalevala, le Mahabharata, la Bible, Thomas d’Aquin, Averroës, Montaigne, Descartes, Locke, Shakespeare…). Un grand agent de la Culture, par exemple un artiste, est capable de livrer un monde, soit un sous-ensemble de l’Ensemble de “l’Univers-Culture”. Le fait que les êtres humains soient tous plus ou moins éduqués n’implique pas nécessairement une imprégnation suffisante, voire une incursion mentale suffisamment poussée pour être à même de saisir l’importance et la valeur du “Monde 3”. Qu’est-ce que les humains vont chercher dans le Monde 3 ? Je crois qu’ils vont chercher « l’esprit », qui, écrit Spinoza (Éthique, Livre V, Scolie de la Proposition XLI), est « éternel ». On pourrait autant dire qu’ils vont chercher Dieu, ou, plus exactement, le divin (mettez le ou les mots que vous voulez ici…). En tout cas, ils vont chercher autre chose ; ce qui n’est pas là ; ici, atteignable comme on saisit un objet. Celui qui cherche dans le Monde 3 espère en ramener quelque chose pour lui, et les autres. Ce Monde 3 n’est pas une fiction, il existe, mais il se déploie suivant les goûts, les envies et les capacités de chacun. Nous sommes tous en partie résidents du Monde 3, puisque nous savons quasiment tous lire et écrire, et c’est le commencement de la Culture. Mais les artistes ne se satisfont pas de ces acquis, ils veulent davantage prospecter. Ils s’aventurent davantage dans le Monde 3 en direction d’un domaine bien spécifique, celui des arts, et, encore une fois, tout un chacun ne se dirige pas vers ce monde précis, car tout un chacun n’en a pas nécessairement l’envie, ni le besoin. Ainsi, ceux qui sont “appelés” par ce Domaine rentrent dans le corps de l’art, désirant plus que tout en sentir les palpitations, comme s’ils parvenaient à en toucher l’une des artères majeures — l’aorte au bout des doigts. (On ne décide pas d’écrire, on est appelé par elle, par exemple. Cela n’a rien de mystique, je crois que cela arrive à tous ceux qui sont concernés).
Mon hypothèse est celle-ci : L’artiste (au sens pérenne et non pas culturel du terme) est celui qui, prospectant le Monde 3, en ramène des éléments (graphiques, picturaux, musicaux, etc.), qui n’étaient pas disponibles ; ils le sont devenus à partir du moment où il y a eu association entre l’esprit et M-3. Cette association est un véritable mystère. Le dire ne revient pas à esquiver la difficulté, mais il faut tout de même rappeler que nous ne savons pas encore comment il se fait que nous sommes capables de penser à l’aide de symboles, et encore moins comment nous sommes capables d’interpréter ce que nous ressentons (passage hylémorphique de la matière — le corps — au mot, et quand cela est possible, car il est des émotions qui n’ont pas d’équivalent linguistique). Alors, qu’en est-il de cette faculté supérieure qu’est la création proprement dite ? Quand je dis ce cheval est blanc, il s’agit d’une création, car j’ai convoqué les mots afférents à ce que je vois — par exemple —, je les ai associés, et actualisés. Personne ne sait comment cela est possible, ni comment cela fonctionne. Et pourtant, cela est. Mais que dire, ou comment décrire, à partir de ce déjà-non-descriptible, l’agencement artistique, qui fait qu’un Gauguin peint le sol rouge de 1888 (“La Lutte de Jacob avec l’Ange”) ou le chien rouge de 1892 (“Arearea”) ? On sait que Gauguin, à partir de 1886, ne cherche pas à faire correspondre les couleurs à ce qu’il appelle le “réel” ; les couleurs relèvent d’un ordre supérieur, qui s’apparente davantage à la musique, comme il l’écrit. Quand à la scène que nous voyons ci-dessous, il ne s’agit pour lui que du songe de ces femmes priantes. Soit. Mais tout de même ; il est “fou”, ce sol. Quand bien même Gauguin mentionne un rêve, pourquoi ce sol rouge ?
En posant cette question, je ne cherche pas de réponse logique. Il n’y en a pas.
Développement. On pourrait penser que ce que va chercher l’artiste dans M3 n’est rien d’autre que ce qui est déjà dans son esprit, comme le disent d’ailleurs certains artistes eux-mêmes. Mais je ne le crois pas. Si l’artiste a bien entendu besoin de son esprit, il a aussi besoin de la rencontre avec M-3, et autant de ses pleins que de ses vides s’y trouvant. Et c’est cette immersion qui lui sera — ou non —, profitable. Pourquoi l’artiste a-t-il besoin de s’immerger dans M-3 ? Parce qu’un individu, aussi sensible et cultivé soit-il, ne peut pas incarner l’Univers qui subsume M-3, prétendre le contraire, comme le font encore aujourd’hui, les artistes “inspirés”, ressortit soit à de la tartufferie ou à un reliquat de naïveté romantique.
La question de l’origine est toujours prégnante dans nos sociétés. Ce n’est pas forcément étonnant. Nous vivons une ère nihiliste, prédite par Nietzsche, dans son Nihilisme Européen. Cependant, ceux qui ahanent que nous sommes en plein nihilisme oublient souvent, ou ne savent tout bonnement pas, que Nietzsche lui-même, le grand pourfendeur, a écrit que passée la période du renversement de toutes les valeurs, nous aurions besoin — oui besoin —, de nouvelles valeurs. D’après Nietzsche, « nous devons passer par l’épreuve du nihilisme pour y découvrir par après ce qu’était réellement la valeur de ces “valeurs”… Nous aurons, dans quelque temps, besoin de nouvelles valeurs… ». Pour Nietzsche, la source du nihilisme réside dans la morale chrétienne. Pourquoi ? Parce que cette morale consiste à affaiblir la “volonté de puissance”, à empêcher d’agir ; en un mot, elle rend impossible l’accomplissement de la vie, qui n’est pas faite pour la résignation, mais pour l’agir. « Le nihilisme radical est la conviction du caractère absolument intenable de l’existence, s’il s’agit des valeurs supérieures reconnues ; en outre, l’évidence que nous n’avons pas le moindre droit de poser un au-delà un en-soi des choses, qui serait le “divin”, la morale incarnée.» Mais il écrit aussi : « le nihilisme, en tant que la contestation d’un monde véridique, d’un être, pourrait être un mode de pensée divin ». C’est une phrase que je cite, mais je ne suis pas certain d’en saisir le sens. Mais la thèse principale est celle-ci : Le christianisme, ayant plongé l’homme dans le pathos de son existence terrestre, l’y ayant maintenu sans autre sorte d’échappatoire qu’une meilleure “vie” après la mort, a obscurci totalement le divin qui l’entourait. Plutôt que de s’émerveiller, le dogme l’a enjoint a endurer une condition indépassable, et, d’après Nietzsche, a haïr toute velléité de puissance, c’est-à-dire de dépassement de soi, et c’est pour cette raison que le christianisme est devenu la religion du ressentiment, une sorte de foi karmique, mais gorgée de haine envers les “puissants”. Ceci dit, Nietzsche reconnaît l’existence sociologique de ce qu’il appelle « les débauchés, les malades mentaux (et particulièrement les artistes), les criminels, les anarchistes — [qui] ne constituent pas les classes opprimées, mais le déchet de toutes les classes de la société actuelle » (1888). Nietzsche aime les artistes grecs (voir plus bas), mais il n’aime pas du tout ceux de son époque. On ne peut donc pas compter sur lui pour dessiner un lien entre art et divin dans le monde contemporain. En sus, on voit bien le mépris revendiqué par Nietzsche pour tous ceux qui, de quel côté qu’on les prenne, sont faibles. Et il écrit plus loin : « On doit honorer la fatalité ; la fatalité qui dit au faible : “disparais”! ». Tout ce fatras de mépris et d’eugénisme est bien peu digne d’un philosophe, et fait honte à la Philosophie, qui n’a pas pour mission de trier les êtres humains. Le paradoxe — parmi d’autres —, c’est que Nietzsche ne considère pas les artistes de la Grèce Classique comme des malades mentaux. Nietzsche (Naissance de la tragédie) : « Nous aurons fait en esthétique un progrès décisif, quand nous aurons compris, non comme une vue de la raison mais avec l’immédiate certitude de l’intuition, que l’évolution de l’art est liée au dualisme de l’apollinisme et du dionysisme, comme la génération est liée à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d’accords provisoires. Nous empruntons ces deux termes aux Grecs ; à les bien entendre, ils expriment, non en concepts mais dans les formes distinctes et convaincantes des divinités grecques, les vérités secrètes et profondes de leur croyance esthétique. Les deux divinités protectrices de l’art, Apollon et Dionysos, nous suggèrent que dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l’origine et dans les fins, entre l’art du sculpteur, ou art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instincts si différents marchent côte à côte, le plus souvent en état de conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus vigoureuses, afin de perpétuer entre eux ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d’art qui leur est commun ; jusqu’à ce qu’enfin, par un miracle métaphysique du “vouloir” hellénique, ils apparaissent unis, et dans cette union finissent par engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique. Pour nous représenter plus précisément ces deux instincts, imaginons-les d’abord comme les deux régions esthétiques séparées du rêve et de l’ivresse, dont les manifestations physiologiques offrent le même contraste que l’apollinien et le dionysiaque… ». Si l’on comprend bien ce que nous dit Nietzsche, il y a une filiation directe entre l’art est le divin, en l’espèce : Apollon et Dionysos. Cela suffit pour signaler de nouveau la filiation divine entre art et dieux, i.e., le divin. Mais voilà que, dans son texte, Nietzsche transforme la corporéité des dieux en « régions ». Mais alors, qu’est-ce qui empêche un artiste du XIXe de retrouver cet état ? Si les dieux existent, ils sont immanents, non ? Et, quels que soient les noms qu’on leur donne, les dieux apolliniens et dionysiaques rôdent peut-être encore dans les orbes du monde artistique…
La question, alors, est : Tenons-nous à un “autre côté” ? Tenons-nous à un “au-delà” ? Le divin a-t-il été jeté hors-Terre ? Ou bien ce re-jet n’a-t-il été rien d’autre que l’objet d’une manipulation ? Car l’Économat avait besoin de nos forces sur Terre, et non pas d’un succédané d’efforts… Il fallait — il fallut — tout jeter à terre. rab-esse
Kostas Papaioannou (1972) : « Pour les Grecs, la nature était la norme et la science donnait la vertu. Désormais, la nature sera son objet et la science donnera le pouvoir. Pour les Grecs, la beauté et la rationalité de l’univers étaient les manifestations les plus hautes du Bien. La science était “vertu” parce que son objet, le cosmos, était le modèle éthique par excellence. Et puis il y a eu la mort de Dieu, perpétrée par l’Occident, et pressentie déjà par Christopher Marlowe :
Venez, marchons contre les pouvoirs des cieux
Et lançons des banderoles noires dans le firmament
Pour signifier le massacre des dieux
Ce thème “nietzschéen” de l’assassinat de Dieu nous conduit au cœur même de la modernité. En séparant sa destinée du cours des choses, l’homme plaçait devant l’alternative qui ne laisse de tourmenter la conscience moderne : ou bien trouver une autre voie que la science pour remonter à Dieu et se situer dans un ordre ; ou bien accepter la “mort de Dieu” et chercher en lui-même le principe de cet ordre. On connaît sa réponse : au Dieu “caché” ou invisible, à la nature “muette” ou inaudible se substituera l’Histoire, vaste rêve compensateur destiné à donner l’apparence de l’unité et de la totalité aux témoignages toujours fragmentaires d’une aventure qui n’a jamais été une et qui restera toujours inachevée. À mesure que la nature se trouvait réduite à un agrégat d’objets construits ou manipulés par la science et la technique, à mesure donc que disparaissait la vieille piété cosmique et que l’homme s’installait dans sa solitude au milieu d’un monde soumis au temps mort de l’horloge, l’histoire s’imposait comme le seul cosmos dans lequel l’homme pouvait se situer, se connaître et se reconnaître comme deus in terris [dieu sur terre] et libre créateur de lui-même. C’est à l’histoire que l’homme moderne demandera désormais la réponse aux vieilles questions : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? C’est ainsi qu’est né l’homo historicus, celui dont Nietzsche disait qu’il a appris à “ressentir l’histoire de l’ensemble des hommes comme sa propre histoire” […] À chaque nouvelle autodéfinition de la modernité correspondent à la fois une contestation de la tradition immédiate, une autocritique du présent et une réévaluation du passé, une appropriation de quelque fragment de l’histoire universelle passée ou présente, depuis les “sauvages” de Montaigne et Rousseau jusqu’aux présocratiques de Nietzsche, depuis la Chine de Leibniz et de Mallarmé et l’Inde de Schlegel jusqu’aux “gothiques” du romantisme et aux Nègres de Picasso. C’est bien cette quête prospective de l’altérité — prophétisme tourné vers l’arrière, nostalgie ancestrale projetée vers l’avant — qui rendit possible le musée universel et l’histoire réellement œcuménique.»
Je ne pense pas qu’il soit sain et souhaitable que l’homme ne cesse de se contempler dans son propre miroir historique ; ce à quoi il serait réduit d’après Papaionannou ; il faut du tiers, quelque chose de ramené de l’autre côté, de l’autre côté du réel ; ne serait-ce que le vol stationnaire de ce faucon crécerelle là-bas, juste en face, au dessus de la rive. De ce point de vue, la revendication du genre comme argument philosophique et sociologique majeur dans le “faire-art” est déjà une erreur funeste. Il est déjà nombre d’œuvres justement, qui, par leur caractère ouvertement politique et sexuel, sont déjà tristement datées.
Pourrait-on faire l’hypothèse que, concernant ce point précis, nous nous en moquons, de l’Histoire ? Et donc, que l’art est immanent. Breughel sort de son atelier et se dirige avec son fidèle ami Hans Franckert, incognito, vers une fête de village. Rauchenberg peint de grands tableaux dans son loft froid. Monet peint le port du Havre. Michelangelo sculpte ses esclaves dans la masse, et les laisse tel quel. À l’atelier Kandinsky ne reconnaît plus son tableau car il est posé à l’envers. Buren déploie sa toile de 20 mètres dans l’espace vacant du Guggenheim. Chris Burden se fait tirer dessus. Phidias entame une nouvelle sculpture. Je ne soutiens pas le concept d’immanence pour notre existence physique en tant qu’organisme ; il n’y a, ici-bas, que du devenir. Or l’immanence est incompatible avec le devenir. En revanche, concernant les artefacts issus du Monde de l’Art (AMA), et puisque ces derniers demeurent, alors il me semble que la notion d’immanence a tout son sens. Quand nous lisons Aristote, et mis à part certains textes qui sont obsolètes concernant des domaines tels que la biologie, par exemple, nous pourrions penser que c’est écrit d’hier. D’un certain côté, nous ne pouvons que réfuter l’Histoire, car elle nous oblige à penser en terme de ce qui a été et qui n’est plus. Mais une œuvre, qu’en est-il de son inscription dans l’Histoire ? Elle la transcende. Et voici donc le mot, le verbe, autour duquel nous tournons depuis l’ouverture. Or, pour se transcender, l’être humain a besoin de produire une sortie de lui-même, d’obtenir un artefact qui n’est pas lui. La religion aura été l’un de ces moyens, mais ce n’est pas le seul.