de Duve et Duchamp

Thierry de Duve, Au nom de l’ArtPour une archéologie de la modernité

 

…Il y a de très nombreux critiques de l’oeuvre de Duchamp quant à ses répercussions. On ne peut tous les convoquer ici. Mais on peut au moins en choisir un, et non des moindres. Il s’agit du professeur et critique d’art Thierry de Duve. Dans un de ses ouvrages (1989, p.77), De Duve nous dit qu’il faut distinguer entre « le concept d’art » et « l’idée de l’art ». Tout le monde peut avoir une idée de l’art, mais tout le monde ne peut pas produire un concept de l’art, car produire un concept de l’art, cela veut dire donner des règles à l’art ; or cela, tout le monde n’en est pas capable, quand bien même artiste. Seul le génie artistique, selon Kant, en est capable. À partir de là, il y a, pour ainsi dire, les suiveurs ; ceux qui vont faire de l’art en suivant les règles énoncées par les plus grands artistes ; et ce qui ne suivront personne, se contentant de l’idée qu’ils se font de l’art. Pour De Duve, il est patent qu’en voyant l’urinoir, Duchamp a décrété « ceci est de l’art ».1 À partir de là, De Duve ajoute : « [c]oncrètement, en nommant art un objet tout fait, Duchamp ne lui a pas attribué le concept d’art. Cela n’est qu’une illusion induite par la forme prédicative de la phrase. Mais il l’a montré en “exemple d’une règle universelle que l’on ne peut énoncer” et qui est l’Idée d’art ». Mais ce n’est pas comme cela qu’a procédé Duchamp. De Duve fait comme si Duchamp avait d’abord décrété verbalement, devant l’urinoir, « c’est de l’art ! ». Non. Il ne semble pas que cela se fut passé ainsi. Duchamp a longtemps réfléchi avant d’en arriver à vouloir faire rentrer, dans le monde de l’art, des objets non-artistiques. Et puis De Duve fait l’impasse sur les premiers ready-made. 

De Duve se sert de Kant pour, en quelque sorte, nous faire comprendre qu’après tout, ce que fait Duchamp avec le ‘ready-made’, ce n’est pas de l’art (cela n’en illustre pas le concept). Donc, conséquence logique, si le ‘ready-made’ n’est qu’une idée de l’art, puisque chacun peut avoir une idée de l’art ; chacun peut dire, ou ne pas dire, que le ‘ready-made’ ressortit à l’idée qu’il se fait de l’art. Et, par voie de conséquence, s’il suffit d’avoir une « idée » de l’art pour faire de l’art, alors, de ce moment, qui ne serait pas capable d’en faire ? (De Duve, 1989, p.86, et surtout p.87) Et voilà comment, d’après De Duve, « les ready-made de Duchamp mettent fin à la modernité » (p.78), modernité qui commence avec… Kant (La Critique de la Faculté de Juger, de 1790 !). De fait, oui, « l’histoire implose », comme De Duve l’écrit (p.79), mais pas, comme il l’ajoute,  « sous la magie du performatif » (i.e., « ceci est de l’art »).

Ce ne sont pas des arguties que l’on discute ici, mais un point essentiel qu’il faut bien comprendre ; et c’est celui-ci : De Duve reprend finalement un énoncé que chacun peut valider, du point de vue de son jugement de goût, qui est « ceci est de l’art », avec son corrélatif pendant immédiat, « ceci n’est pas de l’art ». Autrement dit, De Duve veut nous faire comprendre que ce qu’il faut retenir de l’histoire émergente du ‘ready-made’ ne tient qu’en une phrase de Duchamp, prononcée face à un urinoir, phrase qui aurait été « ceci est de l’art ! ». Si l’existence d’une oeuvre en tant qu’art ne tient qu’en la formulation qui décrète sa validité, alors la procédure qui consiste à produire une œuvre d’art ressortit à la magie. Face à l’urinoir, Duchamp sort sa baguette magique, et dit : « Ceci est de l’art ! ». Non, ce n’est pas sérieux. Ce genre de jugement cavalier qui ne tient, quant à sa pertinence, qu’à l’énonciation — certes performative2 — d’une phrase telle que celle-ci, ne peut être reçu comme valable que par les gens qui ne savent absolument rien de l’art, ou bien par ceux qui veulent nous faire accroire que pour faire de l’art, il suffit qu’un artiste dise « c’est de l’art !», pour que cela en soit. Mais qu’il s’agisse du premier comme du second cas, les deux jugements sont erronés. Ils reposent sur des préceptes beaucoup trop simplistes. Or, et De Duve le sait très bien, faire de l’art, ce n’est pas simple, c’est compliqué, ça ne se décrète pas avec une phrase. Maintenant, revenons à Duchamp. 

Pour comprendre ce qui se passe à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout au début des deux premières décennies du suivant, prenons une image astronomique. Les artistes tels que Monet, Cézanne, Matisse, Picasso, Malévitch, Kandinsky, entres autres génies de l’art, ont placé, chacun à leur manière, l’art sur une nouvelle orbite. Disons que du temps de l’Art Majuscule (l’Art), il n’y avait quasiment qu’une orbite. Mais avec les artistes sus-mentionnés, l’orbite unique, c’est fini. Chacun place sur une orbite propre (personnelle) une nouvelle — ou autre — manière de faire de l’art. C’est un fait, qui rend, de facto, l’Art majuscule obsolète. De son côté, s’il a commencé à suivre des orbites familières (Impressionnisme, Fauvisme, Cubisme, etc.), Duchamp a instauré une orbite inouïe dans l’histoire de l’astronomie métaphorique des arts, celle de réhausser bien davantage l’altitude de rotation. Il l’a placée à une hauteur inimaginable. De fait, il a, lui aussi, élargi le concept de l’art comme l’ont fait avant lui, ou en même temps, les grands artistes sus-nommés. Mais bien sûr qu’encore une fois ce concept était déjà dilaté (poussé déjà vers l’infini par le pinceau de Monet), en phase d’expansion, telle qu’il s’est fissuré, et a explosé. Et il a explosé à cause, ou grâce, à l’orbite de Duchamp. Les explosions cosmiques ont permis l’emergence des constellations, des étoiles, des planètes, et des orbites. Il faut donc prendre le terme d’explosion comme la naissance de nouveaux mondes, et non pas comme une pure action destructrice. Une fois dit ceci, la question demeure : « Et après, que se passe-t-il ? »

Je crois que pour répondre à cette question, il faut étudier l’art du XXe siècle, l’art Moderne et l’art Contemporain, ainsi que celui que j’appelle l’art immédiatement ou, plutôt l’art ultra contemporain, et essayer d’y trouver ce qu’en biologie on appelle des taxons. Une définition standard du taxon dit que le taxon est une unité quelconque (genre, famille, espèce, sous-espèce, etc.) des classifications hiérarchiques. Pour le dire ainsi, on peut supposer que les trois formes d’art décrites (moderne, contemporaine, ultra-contemporaine) ont généré une certaine quantité de taxons jamais observée auparavant dans l’Histoire de l’Art (A majuscule), et qu’au lieu de rabattre ces trois temporalités sur le temps d’avant (celle du A majuscule) et des grands textes de référence, qui, de toutes manières, sont tous antérieurs aux Trois Périodes (art Moderne, art Contemporain, art  ultra-contemporain), il faut tout recommencer à nouveaux frais. Bien évidemment, certains se sont déjà attelés à cette nouvelle recension, cette nouvelle histoire de l’art propre aux Trois Périodes, mais il faut aussi rappeler tout de même que de nombreux critiques ou philosophes de l’art se basent toujours, quand il s’agit d’évaluer les arts de ces Trois Périodes, à des grands textes classiques, à savoir ceux de Diderot, Kant, Hegel, entre autres figures tutélaires. Or on peut avancer qu’ils ne sont plus, et depuis longtemps, pertinents. Autrement dit, il faut chercher d’autres sources. Parmi ces sources, on trouve les écrits des artistes eux-mêmes, les quelques critiques d’art qui ont compris ce qui se passait, et à partir de quoi il faut donc élaborer de nouvelles théories explicatives. Avant cela (si jamais nous atteignons ce “là”), posons la question suivante : 

Pourquoi le ‘ready-made’ est-il une oeuvre d’art ?

Pourquoi ‘Fountain’ (l’in-fâme urinoir) est-il une oeuvre d’art, et ainsi de suite pour l’ensemble de la “famille” des ‘ready-made’ (taxons) ? Pour le comprendre, il faut bien estimer le processus temporel propre à Duchamp. Exemple : Duchamp regarde une roue de bicyclette et un tabouret, et il les associe. La roue de bicyclette et le tabouret lui envoient leurs expériences de “formes”, leurs inscriptions dans l’espace. Et cela le sollicite.3 De la même manière, lorsqu’il regarde le porte-bouteilles dans la vitrine du bazar, cet objet lui “fait” quelque chose, il lui “dit” quelque chose. S’il pouvait parler, cet objet lui dirait « je suis peut-être une oeuvre d’art ». Pourquoi cela interpelle-t-il tellement Duchamp ? Parce que, tout à coup, il se rend compte des qualités esthétiques d’un objet, et ce, d’une manière totalement objective ; il n’est pas à l’origine de sa création, il n’y projette donc pas son ego, parce que c’est un objet totalement impersonnel. Et c’est cela qui intéresse, qui captive Duchamp. Une fois que l’on aura atteint l’objectivité, la neutralité de l’objet d’art, une fois qu’on aura atteint cette neutralité là, on pourra reparler de “beauté”. Mais ce sera une beauté non-subjective, devenant objective ; une beauté froide, détachée de l’humain. L’objectivité de l’oeuvre d’art, la neutralité de l’objet, produit son objectivité manifeste, qu’on ne peut pas nier. Du coup, rétrospectivement, avec un regard postmoderne, comme certains se plaisent à le caractériser, on peut dire que le porte-bouteilles, la roue de bicyclette, le tabouret, la boîte à sucre, la pelle à neige, l’urinoir… sont de beaux objets. On peut le dire, rétrospectivement, là où Duchamp lui-même n’osait pas le dire, puisqu’il a justement choisi le porte-bouteilles parce qu’il n’était ni beau ni laid. En disant cela, que veut dire Duchamp ? Il veut dire que l’objet, dévoilé dans la vitrine, est totalement neutre ; totalement objectif. Et c’est à cause de ces raisons là, de neutralité, d’objectivité, en quelque sorte d’inesthétique patente, que Duchamp acquiert le porte-bouteilles ; et décide (plus tard) d’en faire une oeuvre d’art. En faisant cela, il coupe radicalement le lien que l’on pourrait qualifier de sentimental, anthropologique, romantique, qui était établi depuis longtemps — des siècles —, entre a) l’objet représenté en tant qu’oeuvre d’art, b) le spectateur, avec évidemment au centre invisible, c) l’artiste. Autrement dit, l’artiste n’est pas attaché à l’objet lui-même, puisqu’il ne l’a même pas fabriqué. Ce n’est pas sa création. En revanche, la décision que c’est une oeuvre d’art, cela constitue une création de l’esprit. Et c’est un concept supérieur de l’art, pour reprendre Kant relu par De Duve… Ainsi donc, nous pouvons énoncer le postulat suivant :

La neutralité de l’objet d’art est un concept supérieur de la notion d’art, qui n’a jamais été produit avant le XXe siècle. Jamais. 

1. Quand il s’agit du ready-made, De Duve parle directement de l’urinoir, baptisé ‘Fountain’, par Duchamp, et signé R. Mutt. Ce ready-made devait être exposé dans le cadre d’une exposition d’art moderne à l’Armory Show (‘The International Exhibition of Modern Art’), à New York, en 1913, mais les organisateurs, dont faisait partie Marcel Duchamp, et donc contre son gré, refusèrent de l’exposer.
2. De Duve reprend un concept philosophique — le performatif —, promu par le philosophe John Austin qui, au départ, n’a pensé la notion de performativité que dans le strict contexte du langage oral. Par exemple, quand un orateur, face à un public, dit « la séance est ouverte », en disant cela, de facto, il produit à la fois une phrase mais en même temps la phrase produite engrange une action, des choses vont avoir lieu, d’autres choses vont se dire. En aucun cas l’acte performatif ne signale la modification du statut d’un objet inanimé.
3. Il était prévu à l’origine que la roue tournât, et que des lumières fussent projetés sur la roue, ce qui aurait produit une forme d’art cinétique, effet cinétique qui aurait été encore bien plus renforcé par les rayons de la roue.
 

LES ARTICLES PUBLIÉS SUR ARTICLE SONT PROTÉGÉS PAR LE DROIT D’AUTEUR. TOUTE REPRODUCTION INTÉGRALE OU PARTIELLE DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE DEMANDE D’AUTORISATION AUPRÈS DE L’ÉDITEUR ET AUTEUR (ET DES AYANT-DROITS). VOUS POUVEZ CITER LIBREMENT CET ARTICLE EN MENTIONNANT L’AUTEUR ET LA PROVENANCE.