“Décoloniser”, jusqu’au où ? Le « Manifeste de l’Esthétique décoloniale“

Nota Bene. On parle, ici et là, de « décolonisation », et même de « décoloniser l’art ». Des expositions titrent ainsi… Qu’est-ce que cela veut dire ? En faisant quelques recherches, on se rend compte qu’il existe même un Manifeste pour une « esthétique décoloniale », publié le 22 mai 2011. Comme je suis curieux, et aime à toujours tenter de m’approcher de ce que je ne connais pas, je traduis ici ce Manifeste. Je laisse le lecteur à sa lecture, et reviendrai dans un second temps sur ce phénomène étrange.


TDI + L’Institut Transnational Décolonial

Esthétique Décoloniale (I)

Un monde transmoderne a émergé, reconfigurant 500 ans de colonialité et de sa conséquence, la modernité, la postmodernité et l’altermodernité. Un caractère remarquable de cette transformation est la créativité dans/depuis les pays non occidentaux et ses conséquences politiques — pensées indépendantes et libertés décoloniales dans toutes les sphères de la vie. La décolonialité du savoir et de l’être, deux concepts qui ont été introduits par le groupe modernité/colonialité/décolonialité, depuis 1998, sont rejoints par la décolonialité de l’esthétique afin de rejoindre les différentes généalogies de pratiques esthétiques ré-existantes à travers le monde.

Les identités-en-politique transnationales ont inspiré une révolution planétaire en connaissance et sensibilité. La créativité des artistes visuels et oraux, les penseurs, curateurs et les artifices du monde écrit ont affirmé l’existence d’identités multiples et transnationales, se réaffirmant elles-mêmes dans leur confrontation avec les tendances impériales globales à homogénéiser et à effacer les différences. L’affirmation des identités équivaut aux tendances homogénéisantes de la globalisation qui sont célébrées par l’altermodernité comme l’“universalité” des pratiques artistiques. Cette notion châtie la diversité magnifique des potentiels créatifs humains et leurs différentes traditions ; elle vise perpétuellement à s’approprier les différences au lieu de les célébrer.

L’esthétique décoloniale, en particulier, et la décolonialité en général, ont rejoints la libération du sens et des sensibilités piégées par la modernité et son côté plus sombre : la colonialité. La décolonialité soutient l’interculturalité (qui a été conceptualisée par des communautés organisées) et se délie du multiculturalisme (qui a été conceptualisé et implémenté par l’État). Le multiculturalisme promeut l’identité politique, pendant que l’interculturalité promeut des identités transnationales-en-politique. Le multiculturalisme est géré par l’État et certaines ONG affiliées, là où l’interculturalité est énactée par les communautés en processus de se délier de l’imaginaire de l’État et du multiculturalisme. L’interculturalité promeut la re-création des identités qui étaient soit niées soit reconnues d’abord puis rendues silencieuses par le discours de la modernité, de la postmodernité et maintenant de l’altermodernité. L’interculturalité est la célébration par les habitants frontaliers d’être ensemble et au-delà de la frontière. L’esthétique transmoderne décoloniale est interculturelle, inter-épistémique, inter-politique, inter-esthétique et inter-spirituelle mais toujours depuis les perspectives  d’un Sud global et d’une ancienne Europe de l’Est.

La migration massive depuis l’ancienne Europe de l’Est et du Sud global vers l’ancienne Europe de l’Ouest (aujourd’hui l’Union Européenne) et vers les États-Unis a transformé les sujets de la colonialité en agents actifs de la déliaison décoloniale. “Nous sommes ici parce que vous étiez là-bas” est le revirement de la rhétorique de la modernité ; les identités-en-politiques transnationales sont la conséquence de ce revirement, il défie le droit impérial auto-proclamé de nommer et de créer des identités (construites et artificielles) par des moyens de faire taire ou de trivialisation.

La vie quotidienne incarnée dans les processus décoloniaux à l’intérieur de la matrice de la modernité défait la solitude et la recherche de l’ordre qui  infiltre les peurs des sociétés industrielles postmodernes et altermodernes. La décolonialité et l’esthétique décoloniale sont instrumentales pour confronter un monde débordé par les marchandises et l’“information” qui envahissent l’espace vivant des “consommateurs” et qui confine leur potentiel créatif et imaginatif.

Depuis différentes généalogies de ré-existence des “artistes” ont questionné le rôle et le nom qui leur ont été attribués. Ils sont conscients du confinement des concepts euro-centrés de l’art et de l’esthétique qui leur ont été imposés. Ils sont engagés dans des identités-en-politique transnationales, remodelant les identités qui ont été discréditées par les systèmes modernes de classification et leur invention de hiérarchies raciales, sexuelles, nationales, linguistiques, religieuses et économiques. Ils ont enlevé le voile des histoires cachées du colonialisme et ont réarticulé ces récits dans des espaces de modernité tels que le cube blanc [‘white cube’] et des branches affiliées.

Ils habitent dans les frontières, perçoivent dans les frontières, font dans les frontières, ils ont été les hélices de la pensée et de l’esthétique décoloniale transmoderne. Les transmodernités et esthétiques décoloniales ont été déliées de tout discours et croyances sur l’universalisme, nouveau ou vieux, et, en faisant ainsi, ont promu un pluriversalisme qui rejette toutes les revendications à la vérité sans guillemets. À cet égard, la transmodernité décoloniale a soutenu les identités-en-politique et a défié l’universalité et l’altermodernité auto-proclamées. 

Les praticiens créatifs, activistes et penseurs, continuent de nourrir le flux global de la décolonialité vers un monde transmoderne et pluriversal. Ils confrontent et traversent la séparation la différence impériale et coloniale inventée et contrôlée par la modernité, la démantelant, et travaillant vers une “harmonie et une plénitude” dans une variété de langages et d’histoires décoloniales. Les mondes émergents avec les sociétés politiques décoloniales et transmodernes ont l’art et l’esthétique pour source fondamentale.

Ces artistes opèrent dans ce qui peut être vu comme les héritages conceptuels de la Conférence de Bandung (1955). La Conférence de Bandung a uni 29 pays d’Asie et d’Afrique, et a été poursuivie par le Mouvement des Non-Alignés, en 1961, qui incluait l’ancienne Europe de l’Est et l’Amérique latine. L’héritage de la Conférence de Bandung a été la possibilité d’imaginer d’autres mondes au-delà le capitalisme et/ou du communisme, et de s’engager dans la recherche et la construction d’une troisième voie, ni capitaliste, ni communiste, mais décoloniale. Aujourd’hui ce legs conceptuel a été emmené au-delà la sphère de l’état pour comprendre les formes créatives de ré-existence et d’autonomie dans les frontières du monde colonial/moderne. La métaphore décoloniale un “monde dans lequel beaucoup de mondes pourraient exister” implique la pluriversalité en tant que projet planétaire et demande la contribution de différentes notions sur comment une société émergente politique globale devrait ressentir, sentir, et paraître. L’esthétique décoloniale pour libérer l’esthétique a déjà eu lieu dans toutes les sphères de la production du savoir. Nous avons assisté à une continuation de changements épistémiques dans les disciplines et les arts qui ont mené plus loin le processus de décolonisation dans et au-delà les éléments-clés de la matrice coloniale du pouvoir.

Le but de la pensée et du faire colonial est de continuer à réinscrire, d’incorporer et de dignifier ces manières de vivre, de penser et de sentir qui ont été violemment dévaluées et démonisées par les agendas coloniaux, impériaux et interventionnistes autant que par les critiques postmodernes et altermodernes.

Alanna Lockward, Rolando Vázquez, Teresa María Díaz Nerio, Marina Grzinic, Tanja Ostojic, Dalida María Benfield, Raúl Moarquech Ferrera Balanquet, Pedro Lasch, Nelson Maldonado Torres, Ovidiu Tichindeleanu, Miguel Rojas Sotelo, Walter Mignolo. Dimanche 22 mai 2011.

En Une : exemple d’art « décolonial », Zvonca T. Simcic, ‘Œuf cassé. (Broken H-H-H-Hea-Egg)‘, 2000, vidéo 1 mn. La légende nous dit que cette petite vidéo « traite des techniques puissantes pour discipliner le corps, représentant, frontalement à nous, la méthodologie du plaisir pur et des restrictions sociales. Un jeu tendre et érotique avec un jaune d’œuf qui symbolise métaphoriquement la création de l’univers. La matrice de l’univers est une matrice féminine, par conséquent le corps de l’univers est le corps d’une femme. La peau se présente ainsi comme l’ultime toile de projection » (In Pedro Pablo Gómez y Walter Mignolo, Estéticas Decoloniales, Primera Edición, Bogotá, abril de 2012).

Traduit de l’anglais (et de l’espagnol) par Léon Mychkine

 
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