Des nouvelles de Frédéric Messager

Qu’est-ce que c’est un artiste ? (Et dans l’appellation, j’inclue les écrivains.) C’est quelqu’un qui cherche, qui ne reste pas bien confortablement à jouer toujours la, sa, même petite musique. C’est quelqu’un qui doute, mais qui agit en même temps, et qui se remet en question, chaque jour. Dès qu’il ouvre l’œil sous le ciel sublunaire. Frédéric Messager est un artiste. Le temps voit ses transformations. Par exemple

Frédéric Messager, “Dessin Volume”, Impression numérique, encre de Chine, sandow, pinces à dessin, 50 x 55 cm, 18 septembre 2015

Dessin volume. L’expression est quasi oxymorique. C’est voulu. Messager exècre les étiquetages. Pourquoi un dessin devrait-il être tout plat, sans relief ? Et même dessiner sur des volumes “naturels” ne rend pas davantage le dessin moins plat. De fait, Messager reformule le dessin, dans une troisième dimension, et l’on pourrait, oui, penser à la sculpture ; mais il s’agit bien de dessin.

Frédéric Messager, “DVN-11-2017”, papier 320 gr, coton jet d’encre, impression numérique, encre de chine et feutre, tendeurs.

Messager, c’est l’éclatement, le déchiré, l’ouvert, le déstructuré ; le cœur ouvert de la peinture et de ses paraphernalia. C’est cela qui est frappant chez Messager : l’ouverture. De fait, en regardant ses œuvres et son travail (il faut travailler beaucoup pour œuvrer) il n’est (presque) pas étonnant de voir ce qu’il produit aujourd’hui ; ces sortes de mini-‘Combines’ associées, très délicates, reliées, solidaires, et, en même temps, espacées, évidées. Disons, qu’à mon sens, ce ne sont pas des mini-installations, installation devenue le lieu commun du tout-venant, du laisser-aller, du tout et n’importe quoi, et de beaucoup de désinvolture. Non. Messager ramasse, mais laisse des vides, des trous, matérialisés, et mentaux. Ça respire des deux côtés, et encore, dire « des deux côtés » supposerait, justement, qu’il n’y en ait que deux ; or, je crois que ce fait maintenant Messager rejoint l’œuvre ouverte, pour reprendre la belle expression d’Umberto Ecco, ‘opera aperta’ ; plastiquement, dans la construction, la disposition, c’est ouvert : « L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant.» Certes, c’est un peu sémiotique pour nous retenir totalement, mais ce qui est intéressant ici, c’est d’aboord l’adjectif « ambigu.» Mais Ecco ajoute ces mots : — Pour réaliser l’ambiguïté comme valeur, les artistes contemporains ont souvent recours à l’informel, au désordre, au hasard, à l’indétermination des résultats.» Pas sûr que l’indétermination soit temporellement synchrone au résultat, car, justement, Messager utilise l’adjectif « déterminé ». Messager : « Et si on peut tout faire, c’est qu’on se détermine dans un champ de travail, avec un vocabulaire. … Je pense beaucoup aux mots. C’est paradoxal.» [Entretien en ligne très bientôt]. Disons que, dans beaucoup de processus artistiques, nous retrouvons à la fois, dès le début, une détermination (i.e., je sais où je vais), et une autre part, faite d’indéterminé, qui se tient dans l’ouvert, le « pourquoi pas ?», comme le dit Messager. Bien. Passons à une autre étape, “Les vues nouvelles”.

Frédéric Messager, “Dispositif de présentation pour chaque dessin de la série faire des mondes”. Étui en bois et tréteaux, 100 x 84,5 x 7 cm

Messager écrit : « le spectateur manipule le tiroir pour découvrir le dessin, ouvre la fenêtre, la porte, lui-même. Cette présentation trouve un triple ancrage : le monde comme projet (c’est autour de la table qu’on prend des décisions, qu’on élabore des plans), le monde archivé, quantifié, classifié (c’est la fonction du tiroir), le monde recréé (c’est l’établi, métaphore de l’atelier de l’artiste, lieu de la dualité entre “être” et représentation).»

Frédéric Messager, “dessin numérique sur photographie numérique”, tirage sur papier artistique 100 % coton 240 gr. Encre ultrachrome Epson, 60 x 76,5 cm 

Je ne sais pas comment il fait ça, le Messager hermès (rappel : le Dieu Hermès est un dieu messager, il transmet, fait passer la communication. Je ne dis pas, évidemment, que Messager est un dieu, mais, tout de même, s’appeler Messager quand on est artiste, ça a de la gueule…). J’invite instamment le lecteur à se rendre ici pour voir l’entière belle série des “Vues nouvelles”. Dans le texte de présentation, il y parle de « palimpseste », un mot qu’on emploie souvent à toutes les sauces. Mais ici, cela me semble assez logique : « Palimpseste photographique, l’image s’efface partiellement et laisse place à un cosmos dessiné aux formes végétales où coexistent explosions, éboulis, champs de croix, ratures, et motifs cartographiques. » Pourquoi donc dessiner sur une photo ? Réponse : Pour ce résultat. Tant dans les “dessins-volumes” que les “vues nouvelles” il y a quelque chose de l’ordre du tourbillon, chez Messager. Et je pense à l’hypothèse, chez Descartes, des “tourbillons”, qui, pour lui, structuraient l’existence même des mondes : « [p]ensons que la matiere du Ciel où sont les Planetes, tourne sans cesse en rond, ainsi qu’un tourbillon qui auroit le Soleil à son centre…» On pourrait dire que, pour Messager, jusqu’à un certain temps, les mondes, présents dans les “dessins volumes” et “les vues nouvelles”, s’exprimaient en tourbillons. Et puis, avec cette dernière série, c’est comme s’il y avait eu une implosion, au sein des tourbillons, et que les éléments s’étaient propagés, retenus seulement, dans leur physique présent, par le montage tridimensionnel, tel :

Frédéric Messager, “Assemblage n°14’ de la série “Les terrains libres’ » , 12 x 17,5 2cm , Technique mixte 2020

Je l’ai supposé ; il s’agit d’un moment dynamique, passé la période des tourbillons. Cependant, il s’agit toujours d’un moment dynamique mais figé, ce qui peut paraître pléonastique, mais on peut symboliser la dynamique sous forme de schéma et d’équation, ce qui reste des illustrations figées, alors pourquoi ne pourrions-nous pas le faire aussi en arts plastiques ? Je maintiens, donc, mais j’ajoute ceci : Dans ces pièces récentes, il y a quelque chose de nouveau, c’est ce que j’appellerais la distinction, ou la quantification du territoire. Regardez bien, portez votre regard sur tout ce qui est coloré. Prenez votre temps, et le temps. Ici, il faut bien avoir à l’esprit que toute la question prégnante chez Messager est celle du paysage. Observez, je vous prie, le moindre endroit. Je postule ceci : chaque endroit respire, et l’ensemble est donc une respiration. Mais le mot « respiration » a été tellement utilisé en matière artistique ; montre-t-il encore des signes de vie ?

Pour ma part, je suis persuadé que chaque endroit de ce qui se veut, ici, un détail, est passé en revue par l’œil messager. Chaque zone, chaque ton raconte quelque chose ; et je pense aussi, ici, mais dans un registre quelque peu différent, à certains travaux de Julie Navarro, dans l’attention aux zones de contact, de porosité, de mixité, de mélange, de dissolution, d’absorption, etc. 

Les artistes, je l’ai dit et redit, racontent des histoires. Ils l’ont toujours fait. Seulement, leurs narrations se trouvent dans un domaine en quelque sorte supérieur, en terme géométrique, cosmologique, à celui des mots. Ainsi, cette zone de tressage plastique déchiré, amincie, dans laquelle vient pointer ce pli aigu de jaune. Ça, ça raconte quelque chose. Mais quoi ? Ce que vous voulez. Je vous indique juste un endroit du scénario. Extrait de l’entretien : FM : Pour moi, le paysage, c’est un décor. Le paysage est inventé, il est construit / LM : Oui, bien sûr. / FM : Et là, dans l’idée du décor, c’est une forme de paysage qui reçoit une aventure. Et quelque part, dans ces dessins-là, il n’y a pas d’aventure, il n’y a pas d’histoire. C’est l’autre côté. C’est le côté fabriqué. Comme si je voulais faire passer le spectateur, dans les coulisses. “Comment c’est fait”• Alors, nous avons : décor, forme de paysage, aventure et non aventure, coulisses. Pas d’aventure, mais une forme de paysage. Ça nous suffit.

Dans l’atelier, Frédéric va chercher d’anciens carnets de dessins, dessins qui, dit-il, ont cessé de l’étonner. Il les déchire, et les énactive de nouveau. Ici ↑, tout a une logique ; les brillances annulaires du petit tuyau enroulé (coupé en son bas), les poils bleus en plastique dressés, les traits bleus du dessin déchiré. Tout cela est très minutieux, et, justement, en employant ce terme, on se rappelle que la première ‘Combine’ de Rauschenberg est titrée “Minutiae” (1954). Que signifie ce mot anglais (bien entendu issu du latin minutia) ? « Menus détails ». Je ne place pas le travail de Messager dans l’orbite directe de Rauschenberg, mais il y a assurément une filiation. Dans quel sens ? Vite vu, un ‘Combine’ de Rauschenberg pourrait être compris comme un panneau sur lequel sont accrochés, peints, ajoutés, une sorte de tout-venant aléatoire, au petit bonheur ; ce que le visiteur candide pourrait s’empresser de qualifier de « n’importe quoi. » Or pas du tout. Tout est posé, fixé, peint, collé, depuis une logique. Il en va exactement de même ici chez Messager. Comme il le dit très bien :

« En fait, on peut tout faire, mais pas n’importe quoi.»

Je crois qu’ici, la phrase de Messager a trouvé quasiment valeur d’axiome :« principe servant de base à une démonstration ». Notons tout de suite que le travail de Messager, justement, ne s’entend pas/jamais comme une démonstration, mais plutôt tel un processus résultant d’une détermination (nous en saurons davantage dans l’entretien).

Frédéric Messager, Série « Derrière les palissades », 33,5 x 25,5, linogravure et technique mixte sur papier Arches, 2020-2021

Avec l’axiome messagé en tête (pratique ce nom, il fait substantif et adjectif !), on doit bien regarder. Non pas pour vérifier, mais pour bien observer ce qu’il se passe, les itérations narratives. Souvenez-vous du message de Messager (sic): le paysage, c’est un décor. Le paysage est inventé, il est construit. À moins d’aller en Amazonie (pour ce qu’il en restera d’ici la décennie), et dans les forêts primaires de Scandinavie, et de Pologne — il me semble —, la plupart des paysages où se trouvent des habitants au kilomètre (je ne parle pas du Sahara ni du désert de Gobi, etc.), est le résultat d’une incessante manutention & machination humaine, et ce, depuis des millénaires. Ainsi, et pour exemple, un archéologue m’appris qu’à la hauteur du Pont Wilson, à Tours, la Loire, à l’époque gallo-romaine, était  trois fois plus large qu’aujourd’hui. Elle n’a pas été étrécie par les lois naturelles, mais bien depuis la main de l’homme. (J’en veux beaucoup à cette main, soit dit en passant). Bref. Revenons à Frédéric → Il y a quelque chose de profondément frustrant pour beaucoup d’artistes, c’est le fait de passer beaucoup de temps, parfois considérable sur une œuvre, et, en retour, ne recevoir qu’un acquiescement poli, au mieux, et au pire, on connaît la musique… Ainsi, cette linogravure. Moi, je suis, a priori, comme vous ; je n’y comprends pas grand’chose. Je regarde. Une fois, deux fois, x fois, et j’y reviens. Histoire de me laisser pénétrer, et puis abandonné. Tout cela est très détaillé, posé, affirmé. Rien que là ↓, dans ce détail, il se passe plein de choses. Partez depuis le coin gauche, en bas, et remontez vers le milieu, et redescendez sur le côté droit. Voilà. Quelques centimètres de parcourus, mais quelle diversité ! Quel vocabulaire ! Tout cela est très fin. Qu’est-ce que c’est, “occuper/remplir une surface ?” C’est étaler, ou délicatesser ? Ici, on penchera pour le second verbe. Délicatesser, c’est exprimer, mais dans un silence que seul détient l’art plastique. On l’a dit, depuis longtemps, la peinture est une poésie muette (Simonide de Céos, 556-468 BC), mais je préfère de loin le dire de Zhang Yanyuan (810-880) : la calligraphie et la peinture sont les appellations différentes de formes identiques. Ou encore celui de Yue Ke : la peinture est bonne quand elle est sonore. Chez Messager, il y a du sonore, et, comme chez bien entendu certains confrères et consœurs, c’est une sonorité plastique, on ne l’entend que dans l’œil de l’esprit.

 

 

Ci-dessous, encore un questionnement. Mais, vous me direz (peut-être), que les artistes sont aussi “faits” pour cela : nous questionner. Il faut, aussi, imaginer l’artiste comme quelqu’un qui hésite, qui cherche, qui doute, et puis, qui, à un moment donné, “pose les choses”, comme on dit ; en se décidant : « voici une proposition ». Je vais vous dire ce que je vois, en ce Jour du Seigneur, à 18:52. Un paysage. (Sans blague !). Mieux. Je vois une île. Sur cette île, comme chez Robinson, on ne trouve que des fragments, à partir desquels on reconstruit un semblant de civilisation

Frédéric Messager, “Construction L” sur pavé et pâte de verre, 2021, technique mixte, 24 cm de haut, 14 de large, 29 de long ( sans les dimensions du pavé )

Frédéric Messager s’amuse aussi (« jouer sérieusement », serio ludere, comme on disait à la Renaissance). Jouer sérieusement, ce n’est pas dire des blagues de salle de garde en smoking. Non. C’est, par exemple, prendre comme socle à une sculpture fine, une pauvre brique. Mais la brique, c’est le commencement de l’artificialisation (capillotracté ?) La brique, c’est le socle fondamental (exagéré). Ensuite, sur ce socle, moi, je vois une île, ou un une table, et, comme un mât de Beaupré porteur de roche nuageuse. Non ? Équilibre fiché.

Quant à :

Reconfigurer le disséminé, redisséminer, réimplanter, redétailler, avec ce qui semble, parfois, une certaine forme de vestige. Ci-devant quelque chose de précieux fait avec peu. Mais : peu augmenté ; maquette maximalisée — quasi. Ce petit socle blanc sur pivot, on a envie qu’il tourne, afin de faire défiler des images, des souvenirs. Il y aurait presque des secrets, ici.

 

Bonus track : tourbillons Descartes

Si nous supposons par exemple que le premier ciel AYBM au centre duquel est le Soleil tourne autour sur ses pôles dont l’un marqué A est l’austral et B le septentrional, et que les quatre tourbillons KOLC qui sont autour de lui tournent sur leurs essieux TT, YY, ZZ, MM et qu’il touche les deux marqués O et C vers leurs pôles et les deux autres K et L vers les endroits qui en sont fort éloignés Descartes Principes de Philosophie

 

Léon Mychkine