Désacralisation et photographie. Gen Otsuka (via Denis Roche)

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Tout amateur connaît la photographie de Denis Roche, prise à Gizeh, en 1981. Non ?

Denis Roche, “5 avril 1981, Gizeh, Égypte”, 30 x 40 cm

J’ai longtemps pensé que cette image, bien entendu, tendait à désacraliser sévèrement la majesté du site connu dans toute la galaxie. La route asphaltée, les lampadaires, le fil téléphonique passant, l’espèce de cœur noir, bref, tout cela est désolant. Du coup, par déflationnisme de premier plan, on dirait que ce tas pyramidal n’est qu’un terril esthétisé. N’importe quel vacancier ne prendra pas ce genre de photo, c’est assez pauvre en exotisme. Bien sûr que, de la part de Roche, c’est tout à fait intentionnel. Je crois qu’ici, le théoricien du “non-art”, Allan Kaprow, dirait que nous avons un bon exemple. C’est anti-photographique, anti-esthétique, etc. Les abords de la pyramide sont tellement artificialisés, tout est si facilité pour y accéder, que l’on se demande s’il était nécessaire d’en faire autant ; à dire vrai, une pyramide, c’est imposant, ça se voit de loin. Mais il faut bien que s’épandent cars et autobus. Bien des années plus tard, et pour tout dire ce matin, je “tombe” sur cette photo bien antécédente :

Gen Otsuka, “Mt.Fuji From a Train, Near Fujinomiya”, 1955, gelatin silver print, 22.2 × 30.8 cm, J. Paul Getty Museum

Alors là!, on peut difficilement faire plus désacralisateur. Depuis le VIIe siècle le Mont Fuji est un lieu sacré pour les Japonais et, dans l’imaginaire, du moins, crois-je, on ne le dépeint ni photographie tout “obstaclé” ainsi à la vue. Contrairement à la pyramide de Gizeh, qui n’est plus un site consacré (il y a belle lurette qu’on n’y vénère plus aucun pharaon ni Amon-Rê, mais plutôt les devises étrangères) le Fujisan est toujours sacré, on s’y rend en pèlerinage, on en fabrique des miniatures pour ceux qui ne peuvent s’y rendre, il fait partie des rites shintoïstes tant que bouddhistes, etc. Quand il s’agit de représenter le Fujisan, tout artiste qui se respecte dégage bien la vue, le terrain, pour ainsi dire, et fait trôner en majesté, même au loin, le sujet. Mais là, comment dire ? Otsuka met tout par terre. Voici que la vue est parasitée par tout un tas de paraphernalia qui ne devraient pas se trouver là. Les vues imprenables peintes par Hokusai ont fait long feu, l’horizon est bouché, et, disons-le franchement, c’est du sale et du laid qui en sont la cause : poste haute tension, cheminée industrielle, fils électriques, etc. C’est comme si tout était “collé” sur le Fujisan ; ce qui est d’ailleurs, matériellement et factuellement le cas : deux dimensions à disposition seulement. Alors, y a-t-il ici désacralisation ? D’un pur point de vue scopique, évidemment ; le sacré ne peut pas survivre à une telle perturbation infernale. “Ne peut pas survivre” à ce moment, car, rappelons-le, nous sommes ici dans un train, et, bientôt, la vue va se dégager, en partie. Ne persisteront que les caténaires. Reste que cette image, certainement, en 1955, nous invitait et nous invite toujours à méditer sur ce que nous pourrions appeler la dégradation du paysage.

 

Léon Mychkine

 

 


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